L’Amour est une Haine comme les autres

L’Amour est une Haine comme les autres

Un titre en miroir pour une histoire sombre et lumineuse tout à la fois… Un album étonnant, à la construction narrative originale, au dessin proche d’une certaine forme d’expressionnisme… Un excellent livre à lire et à faire lire !

 

L’Amour est une Haine comme les autres© Bamboo/Grand Angle

 

Tout commence dans les années trente, au plus profond de l’Amérique …

Tout commence avec une amitié qui n’aurait jamais dû naître et se développer, une amitié entre deux enfants, Will, le fils pas très malin d’un notable membre du Ku Klux Klan, et Abelard, un petit noir intellectuellement très doué. Et contre toute attente, malgré le milieu social dans lequel chacun de ces enfants vit, cette amitié va se développer, elle va permettre à Will d’évoluer, elle va permettre à Abelard de croire en autre chose qu’en une forme larvée d’esclavage quotidien.

Et cet album nous fait entrer pleinement dans les remous et les méandres de cette amitié interdite, dans le secret qu’elle doit cultiver pour ne pas s’estomper, dans les écueils auxquels elle doit se confronter pour continuer à exister. A exister, et à faire exister les  deux protagonistes de ce récit, qu’on voit grandir, vieillir au fil de la narration…

 

 

L’Amour est une Haine comme les autres© Bamboo/Grand Angle

 

Cette narration de Stéphane Louis est très particulière, quelque peu déstabilisante à certains moments, puisqu’elle choisit comme fil conducteur non pas une ligne du temps normale, mais, tout au contraire, une évolution temporelle du récit au travers du souvenir, de la mémoire des deux héros mis en scène. Ce qui fait qu’on peut passer, dans une même page, des années quarante aux années 50, revenir ensuite dans les années trente…

Je disais que cela se révélait quelque peu déstabilisant comme construction, mais très vite, pourtant, on se prend au jeu de vouloir, lecteur actif en quelque sorte, entrer dans l’évolution de la souvenance de Will et Abelard.

Ce livre, ce n’est pas que le portrait d’une époque. C’est celui de plusieurs époques successives qui créent la grande Histoire d’un pays démocratique confronté à ses horreurs, le racisme entre autres, des horreurs qui, de nos jours, survivent toujours.

Ce livre, c’est aussi le reflet de deux mondes qui vivent en face à face, celui des blancs, celui des noirs, un reflet que le scénariste a voulu en dehors de tout manichéisme. Le racisme est tout aussi présent dans la famille et l’entourage de Will que dans celui d’Abelard…

Ce livre parle surtout d’amitié, donc d’amour, au sens premier du terme. En lisant cet album, On ne peut que penser à ce que disait Montaigne à propos de la Boétie : parce que c’était lui, parce que c’était moi… Toutes les formes de l’amour y sont présentes, l’amour qui peut amener à d’éblouissantes renaissances, l’amour qui ne peut déboucher que sur le néant…

Ce livre est  aussi un superbe récit d’aventures humaines, avec des rebondissements qui permettent aux réflexions humanistes de n’être à aucun moment pesantes…

Ce livre est une abondance de regards, qui se voient, s’évitent, se reconnaissent, se refusent, ou s’acceptent enfin…

 

L’Amour est une Haine comme les autres© Bamboo/Grand Angle

 

Et puis, il y a le dessin de Lionel Marty, semi-réaliste, prenant plaisir à nous offrir des paysages et des décors extrêmement présents pour, soudain, ne plus s’intéresser qu’aux visages, aux expressions, aux mouvements, dans une absence d’environnement extérieur…

Semi-réaliste, oui… Mais d’une réalité sans apprêts dans certaines scènes, les scènes amoureuses, les scènes de violence pure aussi…

Graphiquement, le dessinateur évite la caricature, celle des êtres comme celle des sentiments. Son style, parfois très riche, parfois étonnamment dépouillé, son sens de l’ellipse narrative aussi, tout cela participe pleinement à la force et à la puissance du récit.

Tout comme, d’ailleurs, la couleur de Véra Daviet : elle joue de bout en bout avec la lumière, les ombres portées, les apparences trompeuses.

L’amour et la haine sont comme la vie et la mort : totalement indissociables. Mais c’est de leur affrontement que peut naître l’espérance et l’humanisme… Et c’est bien ce que ce livre nous raconte, en nous faisant pénétrer dans les jeux de la mémoire d’une enfance sans cesse réinventée…

 

Jacques Schraûwen

L’Amour est une Haine comme les autres (dessin : Lionel Marty – scénario : Stéphane Louis  – couleurs : Véra Daviet – éditeur : Bamboo/Grand Angle)

 

Les Chevaliers d’Héliopolis – Tome 01 : Nigredo, l’œuvre au noir

Les Chevaliers d’Héliopolis – Tome 01 : Nigredo, l’œuvre au noir

Ésotérisme et érotisme, Histoire de France et petites histoires réinventées : Jodorowsky au scénario et Jérémy au dessin nous livrent le premier tome d’une aventure plus fantastique qu’alchimique, parfaitement lisible et passionnante ! Une chronique qui laisse la parole au dessinateur Jérémy…

 

J’avoue, au risque de déplaire à bien des amateurs de bande dessinée, n’avoir jamais été passionné par les scénarios d’Alejandro Jodorowsky. Souvent alambiqués à l’extrême, souvent aussi assez creux et se contentant d’user de symbolismes grappillés ici et là, ses récits, films et romans ne font pas vraiment partie de mes préférences. Mais ici, dans cet album puissant, je me dois aussi d’avouer que  » Jodo  » réussit à me séduire, par son texte, par la manière dont il raconte les personnages qu’il a créés et imaginés.

Le canevas de ces  » Chevaliers  » est celui de l’alchimie et de ses différentes étapes qui mènent au but ultime. Il est aussi celui de la grande Histoire, une Histoire avec laquelle Jodorowsky s’amuse, pour en changer les codes, pour la réinventer en quelque sorte sans qu’elle perde pour autant de son côté « plausible ».

En nous racontant un moment de la vie de quelques alchimistes immortels, en y incorporant une interprétation ésotérique du fils naturel de Louis XVI et Marie-Antoinette, loin de perdre le lecteur dans des péripéties hermétiques, Jodorowsky réussit, ici, à nous livrer un scénario à la construction impeccable. Ce qui est certainement dû, également, à l’importance qu’a prise, dans ce scénario, Jérémy, le dessinateur.

Jérémy: jouer avec la réalité historique

Jérémy: le scénario

 

Le dessin de Jérémy rythme incontestablement toute la narration de cette histoire qui se plonge (et nous plonge) dans des impossibilités qui deviennent plausibles grâce au réalisme de sa mise en scène. Parce que c’est de cela qu’il s’agit, avec ce dessinateur au talent de plus en plus flamboyant, d’album en album : les personnages qu’il crée lui sont comme des acteurs qu’il dirige, qu’il met en scène, sur lesquels il braque les feux de sa caméra. Des feux, d’ailleurs, qui s’accentuent encore grâce à la lumière qui naît, en fulgurances parfois, en clairs-obscurs autrefois, en contrastes marquants ici, en teintes estompées là, des feux, oui, qui jaillissent aussi des couleurs de Felideus.

Jérémy: la mise en scène

Jérémy: dessin et couleurs

 

 

Jérémy n’est bien entendu pas un inconnu dans l’univers de la bande dessinée. On lui doit l’excellente série  » Barracuda « , scénarisée par le tout aussi excellent Jean Dufaux. On lui doit aussi le relais qu’il a pris, à la mort de Philippe Delaby, dans la réalisation d’un album de la  » Complainte des Landes perdues « .

Et s’il fallait trouver une famille artistique à Jérémy, ce ne pourrait être que dans la filiation d’avec Delaby… Delaby, un dessinateur qui, de l’aveu même de Jérémy, mais de l’avis aussi de bien des dessinateurs réalistes de la  » nouvelle génération « , a réinventé la manière de raconter une histoire par le dessin, par le réalisme du trait, par le mouvement, par la construction d’une planche.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, Jérémy ne fait en aucun cas de l’imitation, et son graphisme est sans cesse d’une véracité à toute épreuve, une véracité qui permet au propos  » fantastique  » du scénario, dans cette série naissante, de devenir réellement accessible. Et je dirais même que, ici, dans ces  » Chevaliers d’Héliopolis « , Jérémy réussit à rendre hommage, à sa manière, à Philippe Delaby, à le replacer à une place prépondérante dans l’évolution de la bande dessinée historique et réaliste.

 

Jérémy: l’ombre de Delaby

 

 

Ces  » Chevaliers  » sont pour moi une excellente surprise, à tous les points de vue ! Le récit qui nous y est fait parvient à créer, à partir de la grande Histoire, des péripéties passionnantes, passionnées, qui se lisent avec un vrai plaisir. Plaisir du regard, grâce au dessin de Jérémy et aux couleurs de Filedeus, plaisir littéraire, aussi, grâce à un scénario de Jodorowsky qui laisse la part belle à l’humain et à tous ses possibles !…

 

Jacques Schraûwen

Les Chevaliers d’Héliopolis – Tome 01 : Nigredo, l’œuvre au noir (dessin : Jérémy – scénario : Alejandro Jodorowsky – couleurs : Filedeus – éditeur : Glénat)

XIII Mystery : 11. Jonathan Fly

XIII Mystery : 11. Jonathan Fly

Une chronique à lire et à écouter… Dans cette série des  » Mystery « , ce sont les personnages secondaires de la série-mère XIII qui sont mis à l’honneur… Ici, c’est une totale réussite, et je vous invite à faire la connaissance de Jonathan, le père d’un certain Jason Fly !… Et à écouter les deux auteurs de ce très bon album…

 

Résumer quelque album que ce soit de la série  » XIII  » ou  » Mystery  » tient de la gageure, bien souvent. C’est que dans la série-mère, Van Hamme s’est amusé à multiplier les péripéties, autour des thèmes qui l’envoûtent depuis toujours, l’argent, le pouvoir, les compromissions. Dans Mystery, heureusement, les scénaristes, pourvu qu’ils respectent les prérequis inhérents à la série originelle, ont carte blanche, ou presque, pour laisser parler leur imagination, une imagination qui, dès lors, peut s’écarter résolument des sentiers tout tracés par Van Hamme.

Avec Jonathan Fly, c’est incontestablement le cas. Le scénariste Luc Brunschwig a vite trouvé ses propres marques en nous livrant, certes, le portrait d’un journaliste, le père de XIII, engagé en faveur des droits civiques. Mais ce qui a surtout motivé Brunschwig dans cet enfouissement dans un univers qui n’est pas le sien, c’est, justement, de rester lui-même, et d’y retrouver les thèmes qui lui sont chers depuis toujours… Et plus que l’histoire de Jonathan, c’est toute l’origine de celle de Jason qu’il nous livre dans cet album. L’origine, donc l’enfance !…

 

Luc Brunschwig: l’enfance

 

Cela dit, l’intérêt de ce livre se situe également dans la façon dont Luc Brunschwig nous décrit une époque bien précise de l’histoire des Etats-Unis. Bien sûr, comme XIII est d’abord une série d’imagination, les noms, les lieux ne sont pas ceux que l’on connaît. Mais quand on parle des droits des afro-américains, on sait bien que c’est de Luther King que Luc Brunschwig parle aussi… L’Histoire, la grande, est omniprésente dans cet album, avec sa part d’imagination et d’invention, évidemment, mais ancrée réellement et profondément dans ce qu’est l’Histoire des Etats-Unis dans les années 60. Une histoire qui, d’ailleurs, éveille quelques échos dans l’Amérique qu’on connaît aujourd’hui.

Luc Brunschwig: Histoire et actualité

 

 

Mais un album bd, ce n’est pas que du texte, du scénario, c’est aussi, et surtout souvent, du dessin, du graphisme.

Prendre le relais de William Vance n’est sans doute pas chose évidente, tant le talent réaliste de cet auteur est puissant et reconnu de tout le monde.

Olivier Taduc réussit à ce que les personnages qu’il dessine aient plus qu’un air de ressemblance avec ceux créés par Vance, sans pour autant faire du copier-coller. Son style se différencie très vite de celui de son aîné, par la façon, entre autres, qu’il a de construire ses planches, de privilégier un  » gaufrier  » classique qui lui permet de dessiner, graphiquement, une narration qui accompagne celle de son scénariste, la dépasse même parfois, la complète en tout cas, dans une belle osmose. Il y a des influences, bien sûr, comme chez tout dessinateur, d’ailleurs, et ce sont des influences assumées. Celle de Vance… Celle de Joubert, aussi, dans l’approche que Taduc a des visages de ses personnages, dans l’intérêt qu’il porte à la pureté des traits, entre autres, de l’enfant dont il nous raconte les questionnements et les doutes.

Olivier Taduc: William Vance

 

Ce qui est frappant aussi, dans cet album, c’est l’utilisation de la couleur. Alors que, dans la série originelle, la couleur n’avait qu’une importance relative, elle se révèle ici extrêmement importante. Par les ambiances, c’est vrai, qu’elle crée selon les lieux, selon les heures de la journée, selon les personnages mis en scène, mais aussi dans la ligne du temps, dans le passage entre le passé et le présent.

 

Si je devais choisir, dans la série  » Mystery « , l’album que je trouve le plus réussi, le plus abouti, faisant aussi le plus preuve d’originalité par rapport aux albums connus de XIII, ce serait celui-ci, sans aucun doute possible ! On n’y retrouve pas le souffle de Van Hamme, nourri de richesse et de connotations toujours économiques, au sens large du terme, mais on y découvre un autre souffle, que je trouve infiniment plus important dans tout récit, littéraire ou dessiné : le souffle de l’humanité, de l’humanisme, du rêve qui se détruit, de l’existence qui n’efface rien des fêlures de l’enfance et de ses espérances !

Un très bon livre, donc, qui plaira autant aux amoureux de la série originelle qu’à ceux qui aiment un one-shot bien charpenté, intelligemment construit !

 

Jacques Schraûwen

XIII Mystery : 11. Jonathan Fly (dessin: Olivier Taduc – scenario: Luc Brunschwig – couleur: Bérengère Marquebreucq – éditeur: Dargaud)