Le Cœur Des Amazones

Un album et une exposition à Wavre jusqu’au 15 avril 2018

Achille, Patrocle, la guerre de Troie, les Amazones : un album étonnant, sensuel, qui réécrit de vieilles légendes pour les rendre presque actuelles… Une chronique dans laquelle écouter les deux auteurs de cet album passionnant et passionné !

Le présent de toute civilisation est fait, qu’on le veuille ou non, de clichés venus du fond des temps, d’images qui nous furent léguées par des récits épiques qui, comme chez Homère, mêlant réalité historique et invention pure, ébauchent, en quelque sorte, le portrait d’une époque.

La Grèce antique, ainsi, est sans doute la  civilisation qui a le plus fécondé la nôtre, et tout le monde a entendu parler ne fut-ce qu’un tout petit peu de la guerre de Troie, de Zeus, d’Artémis, ou des Amazones, ces guerrières qui vivaient en autarcie sans aucun besoin des hommes sinon pour la reproduction.

C’est cette légende-là que Géraldine Bindi a voulu réinventer, réécrire. Pour elle, se plonger dans ce qu’aurait pu être cette tribu de femmes qui, par révolte contre l’asservissement par les mâles qu’elles ont vécu, ont à  la fois cultivé une science de la guerre et une haine de toute virilité.

Mais, ce faisant, elles se sont livrées, nous dit la scénariste, à d’autres soumissions, celles de dieux qui n’usent de l’humain que comme objet de jeux justement inhumains.

Et le récit de cet album, dès lors, abandonne peu à  peu la simple relation historique ou légendaire, littéraire de toute façon, pour ouvrir des perspectives avec le monde et la société tels que nous les vivons aujourd’hui : la religion, les haines, qu’elles soient celles des sexes ou des couleurs de peau, la peur, la violence, et, en définitive, la mort.

La mort, oui, mais aussi la rébellion… Une rébellion initiée par les jeunes Amazones refusant de continuer à ne plus pouvoir aimer ni être aimées, refusant de nier la base même de l’existence charnelle, le désir, des jeunes qui reçoivent l’appui de quelques anciennes qui veulent elles aussi abandonner aux dieux la haine qui les a fait vivre pendant trop longtemps. Et là, incontestablement, la fable s’adressant à ce qui se vit aujourd’hui, chez nous, est parfaitement assumée…

Géraldine Bindi: réécrire les vieilles légendes
Géraldine Bindi: réécrire la rébellion

 

Pour que le paysage qu’elle veut montrer d’une époque, à la fois réelle et rêvée, pour que ce portrait soit crédible, passionnant autant que passionné, il fallait à Géraldine partager ses mots avec un dessinateur de facture classique.

Christian Rossi fait partie d’une génération de dessinateurs qui ont participé pleinement à l’essor de la bande dessinée, à son envolée loin du carcan des  » petits mickeys « .  » Jim Cutlass « , western traditionnel, nous le montrait proche d’un univers à la Giraud. Dans un autre western, ésotérique et fantastique,  » W.E.S.T. « , il se rapprochait d’autres dessinateurs, comme Boucq, mais d’une façon toujours, graphiquement, précise et sans apprêts inutiles.

Ici, avec ses Amazones, c’est la voie de la sensualité qu’il a choisie, et on peut deviner chez lui une filiation avec Cuvelier, pour le plaisir à dessiner des corps dénudés, corps d’hommes ou de femmes, entre autres.

Le dessin de Rossi est sensuel, oui, érotique aussi, mais sans voyeurisme inutile, son réalisme se complète sans cesse d’une vraie poésie visuelle. Et la façon dont il construit son album montre à quel point il a voulu –et réussi- à faire de cette histoire dessinée un récit dans lequel le lecteur se doit de participer, du regard comme de l’intelligence… Sepia, dessins en noir et blanc presque perdus dans la brume, Rossi fait de son dessin une trame dans laquelle s’affirment les mots… Il y a le récit de la scénariste, il y a celui du dessinateur, et tous deux, intimement mêlés, permettent à une histoire de se raconter, et de se faire passionnante et passionnée.

Christian Rossi: le dessin

 

 

 

Il y a aussi chez lui une façon, presque en  » raccourci « , de raconter un fait par son dessin. Tout le monde, ainsi, sait qu’Achille fut tué par une flèche l’atteignant au talon. Pour nous montrer cet épisode, Rossi a choisi de dessiner Achille combattant, et, plus loin, dans le ciel, une flèche tirée par on ne sait qui et dont la pointe, à des mètres de distance, est dirigée vers le talon du héros mythologique. Il nous remet en mémoire, ainsi, ce qui va arriver sans avoir besoin de nous le dévoiler totalement. Et de tels détails graphiques, le livre en foisonne, ce qui rend sa lecture souvent envoûtante!

Dessinateur réaliste respectueux des proportions, des perspectives, Christian Rossi l’est aussi des décors dans lesquels ses personnages vivent, pleinement…

Et là, dans la façon dont il utilise la nature pour mettre en évidence les sentiments et les sensations de ses personnages, il fait preuve d’une superbe virtuosité. Les personnages secondaires les plus importants de ce livre ne sont pas humains : ce sont les arbres, que Rossi dessine avec une sorte d’expressionnisme poétique étonnant, une poésie, oui, qui sert totalement le récit…

Christian Rossi: la nature

Géraldine Bindi est une nouvelle venue, me semble-t-il, dans le monde du neuvième art. Sans doute son scénario appelle-t-il, de la part du lecteur, quelques prérequis… Mais ce scénario, à la fois très écrit, par une voix off qui raconte ce qui n’est pas montré, et très contemporain par des dialogues qui ne sacrifient pas à la mode d’une écriture  » à la façon de « , ce scénario est intelligent, sans vrais faux pas. Et le dessin de Rossi se révèle le liant essentiel d’une histoire compliquée, c’est vrai, foisonnante de personnages, mais qui parvient à accrocher le lecteur, de bout en bout.

La réussite d’un tel album, c’est ici une évidence, naît d’un travail commun totalement abouti, d’une collaboration artistique dans laquelle chacune et chacun a pu s’exprimer librement…

Même si le sujet peut vous paraître quelque peu rébarbatif, n’hésitez pas à vous plonger dans ce livre beau, tout simplement, tant par son histoire  que par ses mots, par ses textes que par ses dessins.

 

Des dessins, d’ailleurs, que vous allez pouvoir admirer de tout près, puisqu’ils s’exposent à Wavre, dans la librairie Slumberland, jusqu’au 15 avril 2018.

Christian Rossi et Géraldine Bindi: la collaboration

 

Jacques Schraûwen

Le Cœur Des Amazones (scénario : Géraldine Bindi – dessin : Christian Rossi – éditeur : Casterman – exposition au Slumberland de Wavre jusqu’au 15 avril)