On connait les rapports étroits qui existent, en Amérique latine, entre vivants et morts, et les hommages presque carnavalesques que font ceux qui sont à ceux qui ont été…
Le départ – © Le Tripode
Et cet album baroque participe pleinement à ce miroir constant qu’offre la vie de l’au-delà, qu’offre l’ailleurs de l’ici.
Deux Argentins et un Mexicain se sont emparés du thème du deuil, dans ce qu’il peut avoir de plus horrible, de plus injuste même, pour nous livrer deux récits courts aux textes plus que discrets, au graphisme inspiré et puissant.
Deux histoires qui se font face, par les mots comme par le dessin, et qui parlent d’une même réalité : la perte d’un enfant par une mère prête à tout pour le retrouver et lui redonner vie.
Dans » La mère et la mort « , le texte est de l’Argentin Alberto Laiseca, et nous raconte le périple d’une mère à qui la mort va rendre son fils, une restitution que cette mère paiera de sa chair.
On est dans la tragédie à la grecque, sans aucun doute, le voyage aux enfers pour retrouver l’être aimé, et l’inéluctable destin d’une telle quête inhumaine. Ce qui pourrait être un conte du dix-huitième siècle devient, par la magie du dessin, quelque chose d’indéfinissable, un récit dont tous les personnages, même vivants, portent déjà les stigmates de la mort, un récit dont les paysages, les vêtements et les mouvements des lieux traversés ne peuvent que faire penser à des guerres toujours impitoyables.
La mère et la mort – © Le Tripode
Le deuxième récit, qui fait miroir au premier, et se lit en retournant le livre sur lui-même, se construit autour d’un texte du Mexicain Alberto Chimal illustré également par Nicolás Arispe.
On n’est plus dans une ambiance de guerre, mais, tout au contraire, dans une situation d’aujourd’hui : un tremblement de terre qui détruit maisons et paysages, qui détruit aussi de façon définitive la vie et ses espérances. Et dans cette histoire, une mère attendrit la Mort qui redonne vie à son enfant. Mais si l’âme anime le corps de ce » revenu d’ailleurs « , la chair, elle, n’est que lente pourriture…
Le dessin se fait ici tout aussi baroque et symbolique, fouillé et » fantastique » que dans le premier récit, mais avec une certaine dose d’humour noir, macabre même, qui accentue encore les questionnements que nous impose cet ouvrage.
La mère et la mort – © Le Tripode
Entre l’espoir déçu d’un au-delà possible et l’impitoyable et inévitable destruction du corps, ce livre étrange et prenant est un livre d’illustrateur bien plus que de dessinateur de bande dessinée. C’est un livre d’artiste, aussi et surtout. Et il est remarquable de voir que des écrivains s’y effacent, grâce à une immédiateté de leurs textes, pour laisser le dessin tout raconter, tout montrer, tout imposer du rythme comme du contenu.
On est dans le baroque, oui, on est aussi dans l’expressionnisme allemand de l’entre-deux-guerres, on est tout autant dans des descriptions qui sont celles des grands graveurs français du dix-neuvième siècle.
On se trouve surtout, dans ce livre d’art qui n’a pas peur de la laideur, dans une œuvre qu’on ne peut définir que d’une seule manière : en soulignant sa force évocatrice, la simplicité du texte, le flamboiement à la fois vivant et morbide du dessin !
C’est un livre qu’on lit, qu’on feuillette, qu’on relit, c’est un livre qu’on a du mal à abandonner, c’est un dessinateur à découvrir, ABSOLUMENT !
Jacques Schraûwen
La Mère Et La Mort / Le Départ (dessin : Nicolás Arispe – textes : Alberto Laiseca et Alberto Chimal – éditeur : Le Tripode