Un auteur turc… Des nouvelles dessinées qui, au travers d’un imaginaire résolument « fantastique », nous parlent d’aujourd’hui et de ce que pourra être demain… Un livre étonnant, à découvrir, à apprécier pour le regard graphique qu’il porte sur notre univers !
Qu’est-ce qu’un » conte » ?… Une histoire, courte, vive, dans laquelle sont décrits et racontés des faits nés de la seule imagination de leur auteur.
Au-delà de cette définition qui peut coller parfaitement à Perrault ou à Andersen, bien d’autres voies s’ouvrent aux amateurs de contes… On peut ainsi suivre Jean Ray et ses contes du whisky, ou aller à la rencontre de l’immense Jacques Sternberg au gré de ses contes glacés, cruels, incisifs.
Le conte a, de manière logique, pris sa place également dans l’univers de la bande dessinée. Souvent en se faisant l’adaptation, plus ou moins détournée, de textes littéraires préexistants. Parfois aussi, avec Yann par exemple, en démoralisant totalement ces contes écrits et destinés, originellement, à l’enfance.
Il y a également Foerster, un des auteurs les plus emblématiques du fantastique dessiné. Un auteur partant, toujours, du quotidien pour le transfigurer et le rendre totalement horrible.
Et Ersin Karabulut est à placer dans cette lignée-là, dans une filiation, tant au niveau du scénario que de graphisme parfois, de cette façon qu’a Foerster de réinventer en couleurs noires le quotidien qui est le nôtre.
Ici, dans ces quinze contes, le quotidien que nous dévoile Ersin Karabulut n’est, d’évidence, pas celui que l’on connaît. Mais le monde qu’il construit, qu’il nous décrit, répond parfaitement aux codes du fantastique : si tout, ou presque, y est imaginaire, tout, également, participe d’une logique totalement plausible.
Je disais que les contes de ce livre n’ont pas de rapport avec notre société… Pas de rapport immédiat, sans doute, mais un rapport symbolique, incontestablement !
Que l’auteur nous raconte l’endoctrinement des enfants et le refus de leur ouvrir l’intelligence, que l’auteur nous montre les gens perdant leurs couleurs et créant ainsi un monde fait exclusivement de grisaille, à l’exception d’un ciel, dernier refuge pour le rêve, que l’auteur nous parle de la souffrance, de la mort, de l’omniprésence du pouvoir, c’est, bien évidemment, de son monde qu’il nous parle, d’une Turquie contemporaine cherchant à renouer avec un sultanat qui fut en son temps génocidaire…
De son pays, oui, mais du nôtre aussi. Ou, plutôt, de ce que notre société est en train de devenir : un pourrissoir de toutes les espérances humaines !
N’allez pas croire, cependant, en lisant les quelques lignes que je viens d’écrire, que cet album est sobre et désespérant. Il est, tout au contraire, extrêmement agréable à lire, comme le sont les nouvelles (oui, je me répète…) de Sternberg, de Prévot, de Ray, de Seignolle !
Il y a de l’humour, très noir, mais sans cesse présent. Il y a de la réflexion, également, il y a de la tendresse, de l’amour, de l’amoralité et de l’immoralité…
Il y a un dessin qui assume totalement ses influences, de Foerster à Gimenez, il y a un auteur qui adore jouer avec les physionomies les plus improbables, au travers de son trait comme de ses couleurs. Des couleurs qui, parfois monochromes, parfois très expressives et même » flashy « , font de chaque conte, de chaque récit, un moment à l’ambiance unique.
Je ne suis pas (je ne suis plus, plutôt) un très grand » client » de Fluide Glacial « , je vous l’avoue. Mais lorsque je me retrouve en face d’un livre comme celui-ci, je ne peux que reconnaître l’utilité de cet éditeur quand il ouvre les pages de son magazine et de ses albums à des auteurs qui méritent d’être connus, reconnus ! Comme Ersin Karabulut, dont le discours, politiquement incorrect, est, de nos jours, essentiel à écouter, à lire, à partager…
Jacques Schraûwen
Contes Ordinaires D’une Société Résignée (auteur : Ersin Karabulut – éditeur : Fluide Glacial)