Bastien Vivès est un auteur superbement doué. C’est aussi un artiste qui refuse toute routine. Et il le prouve dans trois livres étonnants, à ne surtout pas mettre entre toutes les mains : « Le Chemisier », « Petit Louis » et « La décharge mentale ».
Le Chemisier © Casterman
Le Chemisier (éditions Casterman)
Séverine est une étudiante comme toutes les étudiantes. Ou presque… Elle a l’impression, souvent, d’être invisible, de n’avoir, dans l’existence des autres, à commencer par celle de son compagnon, aucune importance, aucune utilité.
A l’occasion d’un baby-sitting, la petite fille dont elle s’occupe est malade et vomit sur elle. Elle reçoit un chemisier banc, en soie, pour rentrer chez elle. Et c’est à partir de ce moment que les regards vont enfin se poser sur son corps, s’intéresser à ce qu’elle est… Les regards d’un prof, des amis, des passants, d’un flic rencontré par hasard. Ses propres regards, aussi, aux miroirs de ses quotidiens.
L’habit fait le moine… La soie, en tout cas, donne peu à peu à Séverine une confiance en elle qui l’étonne et qui, progressivement, lui offre des désirs de liberté, dans tous les domaines de l’existence.
Autour d’elle, tout le monde semble sans cesse » branché » : internet, téléphone, téléchargements, télé, tablette… Avec son chemisier, Séverine apporte dans ce monde, qui était le sien, une ouverture, une porte vers le réel, ce réel fait de chairs, fait de mots, fait de plaisirs à créer.
Elle perd toutes ses inhibitions, ses tabous, et, avec la logique de son corps trop souvent oublié, par les autres comme par elle, Séverine se lance à la découverte de sa sexualité, elle se fait exploratrice de la jouissance et du partage de sentiments et/ou de sensations…
Ce » Chemisier » est un album érotique, oui, sans aucun doute, avec une narration graphique efficace et limpide… Une narration, oui, parce que l’érotisme, finalement, n’est dans ce livre qu’un des axes du récit. » Le Chemisier » nous parle d’aujourd’hui, du regard, de l’amour, de l’actualité, de la souffrance, du désamour, de l’éducation et de l’éveil à la sexualité, du féminisme aussi. Et de la lente déshumanisation due à des progrès technologiques qui oublient l’humain et ses partages…
Petit Paul (éditions Glénat)
Avec ce livre-ci, c’est de manière totale que Bastien Vivès nous livre une série de tableaux intimes résolument et profondément érotiques, pornographiques même. Mais à la façon d’un Apollinaire, celui des » Mémoires d’un jeune Don Juan « . C’est-à-dire avec démesure, avec un humour de situation qui désamorce un propos qui, autrement, aurait été peut-être trop direct.
Petit Paul est un garçon de la campagne quelque peu différent de ses petits camarades… La nature l’a en effet doté d’un organe intime d’une taille plus qu’imposante, et d’une réactivité exceptionnelle à toute présence féminine quelque peu libérée et dénudée.
Bien entendu, on peut s’étonner que Bastien Vivès ait choisi un enfant comme héros charnel de ce livre. Mais il s’agit, pour lui, de s’inscrire dans la grande tradition d’un érotisme à la française, qui eut ses beaux jours au début du vingtième siècle. Et la dérision qui accompagne chaque petite tranche de vie de ce Petit Paul fait sourire avec délice souvent ! Petit Paul est le récit d’un éveil, éveil à la vie et à tous ses délires… Un éveil dans lequel la morale n’a pas grand-chose à voir… Ni le sérieux, d’ailleurs !
Petit Paul © Glénat
La décharge Mentale (éditions bd-cul)
Cette petite maison d’édition annonce la couleur tout de suite, c’est évident !
Mais avec Bastien Vivès, il y a toujours de l’étonnement au rendez-vous, et des références aussi…
L’histoire est simple, linéaire. Roger, déprimé, rencontre, par hasard, Michel, un ami qu’il n’a plus vu depuis des années. Et Michel ramène son copain retrouvé jusque chez lui. Et là, il fait la connaissance de l’épouse de Roger, et de ses trois filles… Un quatuor de charme, un quatuor qui semble ne fonctionner, intellectuellement et socialement, qu’au travers du plaisir sexuel. Un plaisir à donner plus qu’à recevoir. Ces quatre femmes, aux âges très différents les
uns des autres, sont un peu les vestales de l’amour physique autant que des hommes à qui elles offrent leurs talents.
Ici aussi, la référence littéraire est bien présente. On ne peut pas ne pas penser à Pierre Louÿs et à son livre » Trois filles de leur mère « .
Mais là où, avec Pierre Louÿs (et ceux qui l’ont illustré, comme Pichard, entre autres), le sexe à la chaîne prenait une allure vénale, triviale, là où l’humour était souvent scatologique et exclusivement provocateur, ici, le talent de Bastien Vivès est, encore une fois, de nous offrir des portraits plus que des actions, et de le faire avec un humour décalé qu’il prend plaisir, sans aucun doute, à souligner dans les expressions des visages de ses protagonistes… Et même si l’action » X » est bien présente, Bastien Vivès parvient à nous parler de la famille, du rôle de l’homme, et de la nécessité de ne pas vouloir imposer à l’être aimé sa propre notion de l’amour.
la décharge mentale © BD-Cul
Trois livres, assez différents les uns des autres… Trois livres qui illustrent la phrase d’André Breton : « la pornographie, c’est l’érotisme des autres »…
Trois livres qui ont pourtant plusieurs points communs.
Le sexe, l’érotisme, et, oui, la pornographie, d’abord. Ce ne sont pas des albums immoraux, mais bien plus amoraux. Et c’est, outre le dessin de Vivès, une des grandes qualités de ce trio d’albums que cette attaque souriante, presque rabelaisienne des codes du bien-penser…
Un autre point commun, c’est la référence constante à quelques dessinateurs, comme Varenne qu’il faudra bien un jour ou l’autre redécouvrir !
Il y a aussi les découpages cinématographiques de Bastien Vivès, qui impriment un rythme à la fois soutenu et aérien à son dessin et à ses récits.
Et puis, il y a, avouons-le, une obsession assumée pour les appas féminins opulents… Une obsession qui fait penser, ma foi, à Tex Avery…
Trois livres, donc, étonnants, presque complémentaires tout compte fait…
A réserver, c’est une évidence, à un public adulte ! Et tolérant…
Jacques Schraûwen