Courtisane, espionne et femme avant tout !
Il y a des personnages qui restent gravés dans l’Histoire, sans qu’on en connaisse vraiment la vie. Ils ne sont que des noms, le plus souvent. C’est le cas de Mata Hari qui, dans ce livre d’un réalisme presque magique, se révèle telle qu’elle fut…
Margaretha Geertruida Zelle est née aux Pays-Bas en août 1876. A dix-neuf ans, elle épouse un séduisant officier de marine, elle le suit jusqu’à Java, découvre un univers qui, à la fois, l’envoûte et la désespère, celui d’un empire colonial, celui d’un colonialisme qui ne cherche qu’à reproduire à l’infini les codes que l’on croit être ceux de la civilisation.
Sur cette île qui n’est pas vraiment le paradis qu’elle espérait, elle va voir mourir son deuxième enfant, elle va voir se détruire ce qui aurait pu être de l’amour, et découvrir, en devenant Mata Hari, les mystères d’une danse aux lascives errances. Elle va fuir, retourner en Europe, divorcer et partir à la conquête de Paris, ville dont les lumières ne peuvent que magnifier ses beautés. Modèle pour peintres, elle va vite comprendre que son corps est le meilleur des chemins pour être aimée, adorée, adulée, espérée, désirée…
Elle gravit ainsi les marches de la notoriété, avec un naturel désarmant pour ceux qu’elle séduit, et ils sont nombreux.
Pour la raconter, pour la décrire, cette femme fatale qui, de gloire en déchéance, va finir par être condamnée pour espionnage pendant la première guerre mondiale, et être fusillée, pour nous montrer vivre cette femme, les auteurs de ce livre ont choisi de laisser parler leur sensibilité, celle de Mata Hari, et de nous donner à voir une femme, un personnage de chair et d’émotion, un être humain à la poursuite, comme tout le monde, de l’amour, d’abord et avant tout.
Cela dit, au-delà de la seule biographie d’une icône historique, ce livre nous montre aussi, et surtout peut-être, toute une époque. Le dix-neuvième siècle est encore bien présent, l’hégémonie des hommes est omniprésente, et la part de liberté qui est laissée aux femmes commence seulement à l’élargir. Pour Mata Hari, cette liberté prendra vie grâce à la danse, grâce à sa beauté, grâce à ses talents de courtisane, c’est vrai. Mais, fondamentalement, elle reste une petite fille romantique qui a rêvé un jour, dans sa Hollande natale, au Prince Charmant. Une petite fille qui pratique le mensonge et se recrée un passé au gré des rencontres qu’elle fait… Une adulte, romantique, qui cherche à s’émanciper dans un monde où le rôle de la femme n’est pas loin de celui qui est dévolu aux indigènes dans les colonies !
Il me faut, absolument, mettre en évidence le scénario de ce livre. Pour sa construction narrative, d’abord, qui réussit de manière légère à nous balader dans trois époques différentes, à nous plonger aussi, en quelque sorte, dans les confidences imaginées mais plausibles de la belle Mata Hari. Pour les références littéraires et artistiques, également, qui émaillent de bout en bout ce livre d’un réalisme lumineux et somptueux. Pour le langage utilisé, aussi, celui de ce début de vingtième siècle, celui des frères Gourmont, de D’Annunzio… Un langage désuet, obsolète, mais merveilleusement imagé et chantant, tendrement poétique aussi… Un langage qui baigne tout ce récit dans une ambiance d’alcôves… De ces alcôves dans lesquelles se sont offertes des femmes comme Mara Hari, mais aussi Colette, ou Isadora Duncan.
Cette ambiance, partie prenante de la qualité de cet album, naît également des décors que Laurent Paturaud prend un plaisir évident à dessiner, à peindre. C’est un livre historique, et c’est un monde à la fois extrêmement réaliste et en même temps très « cartes postales » retrouvées au fin d’un grenier que Paturaud nous donne à voir. Je peux avouer mon plaisir de lecteur à être resté de longs moments devant certaines planches qui, certes, doivent leur beauté à une documentation bien choisie, mais aussi à l’interprétation graphique et empreinte de nostalgie du dessinateur !
Laurent Paturaud est un dessinateur amoureux de la femme, de la féminité, cela se remarque de page en page, cela se ressent devant tous ces portraits, fugaces parfois, qui se suivent dans cet album. Il idéalise la femme, il en dessine longuement tous les reliefs de beauté, tout en restant toujours pudique. Il idéalise Mata Hari jusqu’à la faire vieillir sans que l’âge ne marque à même la chair les années passées…
Le dessin, pour d’aucuns, pourrait ne paraître que « léché », classique. Mais il n’en est rien. Bien sûr, pour Laurent Paturaud, il est hors de question de sacrifier aux modes souvent imbéciles qui mettent en avant des dessinateurs soucieux d’abord de se montrer. Mais son travail est celui d’un orfèvre graphiste qui cisèle chaque dessin pour qu’il participe totalement au récit imaginé par Esther Gil, la scénariste. Et il en va de même pour la couleur, et, surtout, pour la lumière… Ce n’est pas un travail de simple mise en couleur qui illumine ce livre, mais une passion pour les ombres, les pénombres, les soleils et les nuages. Cela prouve que l’intelligence artificielle aura toujours besoin de l’humain pour se dévoiler artistique…
L’éditeur Daniel Maghen, je l’ai déjà dit et je le dirai encore, nous offre régulièrement des livres peaufinés autant par les talents pluriels de leurs auteurs que par le travail d’impression et d’édition. Et ce Mata-Hari, soyez-en sûrs, participe pleinement de cette volonté, toute simple, de qualité !
Jacques Schraûwen
Mata Hari (dessin : Laurent Paturaud – scénario : Esther Gil – éditeur : Daniel Maghen – 78 pages – date de parution : septembre 2019)