Fantastique et souvenances plurielles
La collection « GrandAngle » de l’éditeur Bamboo s’est faite, au fil des ans, un lieu d’invention, d’originalité, de tradition mêlée de modernisme. Et la « Maison » de Nicolas Delestret y a parfaitement sa place !
Tout commence en douceur. Eléonore, médecin, accompagnée de son fils Théo, rejoint son frère David dans la maison de leur enfance. Une maison que ce dernier a rachetée, comme pour reprendre pied dans son passé, comme pour retrouver, après des années de balade, le socle essentiel de ses racines. Cette maison, pourtant, n’est pas uniquement celle des beaux souvenirs de l’enfance. C’est là, il y a bien longtemps, que le père d’Eléonore a un jour disparu, laissant son épouse et ses deux enfants dans le désarroi le plus complet.
C’est dans cette maison, surtout, que la jeune femme entend son frère lui dire que leur père est toujours vivant !
Le canevas de cette histoire est donc assez simple. On comprend tout de suite qu’il va s’agir pour le frère et sa sœur de chercher à guérir de leur passé. Et que cette nécessité va entraîner des conflits, des questions, des face-à-face dans lesquels leurs mémoires ne seront jamais identiques pour de même événements. Nous ne sommes pas loin de Rashomon, dans la trame que nous offre Nicolas Demestret : chacun ne témoigne de son passé que ce que son propre regard en a retenu, et aucun regard n’est identique à un autre regard !
On se trouve aussi dans un livre « fantastique », dans la mesure où le lecteur, peu à peu, va comprendre que Théo, l’adolescent, qui a régulièrement des « absences », possède en fait un pouvoir étonnant : il peut voir et entendre les souvenirs des gens qui l’entourent…
Au-delà, donc, d’une intrigue qui se rattache à des auteurs comme Ray, ou Prévot, il y a dans ce livre une vraie réflexion sur la souvenance. Que serions-nous, sans mémoire ? Appréhender les souvenirs des autres, est-ce oublier les siens ?
Vous l’aurez compris, ce livre oscille sans cesse entre réalité et imagination, entre fantastique et quotidien, entre réflexion pure et enquête identitaire au sens presque policier du terme. Avec du suspense, des accidents, des blessures, de la colère, de l’amitié, de l’amour, des silences et de la fureur, des sourires et même la mort.
Théo est un super-héros, un adolescent dont la mère s’inquiète, le croyant anormal. Mais c’est d’abord un enfant, un ado, qui a un langage d’adolescent pour dire que sa mère est chiante, pour dire que vieillir, ça fout les jetons. Un adolescent qui tombe amoureux d’Aglaé, une fille de son âge, à laquelle il va révéler son pouvoir.
Et la force de Nicolas Delestret est de ne pas tout centrer sur Théo, mais de créer un vrai univers dans lequel plusieurs personnages participent pleinement à l’action, et à la réflexion.
Aux côtés de David, Eléonore et Théo, il y a Aglaé et son père, il a les voisines. Il y a aussi les absents, le grand-père de Théo, et Georges, le mari d’Eva, la voisine… Et, étrangement, ce sont ces absents qui rythment toute l’intrigue, par petites touches, par confrontation de souvenirs différents.
Ce livre, dès lors, pourrait être d’une vraie complexité. Mais tel n’est pas le cas, loin s’en faut ! Parce qu’un des talents de Nicolas Delestret, c’est d’être fluide, tant dans le texte que dans le découpage, un découpage superbe et d’une parfaite lisibilité, que dans le dessin, mêlant les influences évidentes du Manga et de la bd belgo-française.
Une fluidité dans le récit à laquelle participe également l’utilisation de la couleur. Les tons pastel estompent ce qui pourrait prendre trop de place et nuire à l’évolution des sentiments, de l’émotion. Les tons rouges, eux, soulignent certains moments-clés de la narration, ou caractérisent l’un ou l’autre personnage, comme Aglaé, vêtue de rouge, et symbolisant ainsi une nouvelle aventure pour Théo.
Ce livre pourrait également être pesant, de par sa thématique qui ne cherche à aucun moment à fuir le « sérieux ». Mais ce sérieux se trouve dans le lien créé avec le lecteur bien plus que dans le propos écrit et dessinée par l’auteur. Un auteur qui, en créant le personnage de Garance, la sœur fofolle d’Eva, la voisine, parvient à ajouter des lueurs de sourires, ici et là, pour désamorcer des situations qui, sinon, se seraient révélées dramatiques… Garance, c’est la vie qui, sans cesse, réussit à ne pas faire du souvenir le seul moteur du quotidien !
Livre d’émotion, de tendresse, portrait de l’aujourd’hui et du hier, au profond révélateur d’un lieu dans lequel des enfants ont grandi, livre-portrait d’une famille, d’un lieu, d’une fratrie, de l’absence, cet album est une réussite de bout en bout.
Je parle d’émotion, oui… Elle est présente, de la première à la dernière page, elle est « vivante », ai-je envie de dire. Et c’est une des raisons qui font que ce livre est un vrai livre ouvert à tous les âges, à tous les publics.
Le lire, c’est aussi se souvenir de l’enfant qu’on a été, ou rêver déjà à l’adulte qu’on sera…
Jacques Schraûwen
La Maison aux Souvenirs (auteur : Nicolas Delestret – éditeur : Bamboo/GrandAngle – 120 pages – date de parution : février 2020)