Lectures confinées : trois livres pour lire, avec plaisir, avec intelligence… Trois albums à placer dans votre PAL… Trois albums à commander, si ce n’est fait, chez votre LIBRAIRE préféré… LISEZ, encore, toujours, pour que vos confinements soient aussi des découvertes !
Le Château des Animaux : 1. Miss Bengalore
(dessin : Félix Delep – scénario : Xavier Dorison – couleur : Jessica Bodard – éditeur : Casterman – 71 pages – parution : septembre 2019)
En lisant ce livre, on ne peut pas ne pas penser, d’une part, à l’extraordinaire livre « La Ferme des animaux » de Orwell (tristement adapté en bd, il y a bien longtemps, par, entre autres, un certain Moebius), et, d’autre part, à Calvo, immense dessinateur animalier et humaniste ! Orwell et Calvo, à leur manière, nous parlaient de totalitarisme, du pouvoir des plus forts, de soumission et de peur.
Xavier Dorison, le scénariste de cette série, a choisi de suivre la même voie, d’ajouter sa voix à toutes les chroniques littéraires consacrées à une civilisation presque défunte ! Et il a bien fait, avec tout le talent qui, depuis des années, en fait un des scénaristes les plus intéressants. Avec aussi la puissance graphique de Félix Delep qui donne, à ce récit sombre, des envolées lyriques au travers d’une observation graphique minutieuse des attitudes et des gestuelles des animaux qu’il dessine.
Le château dont ils nous parlent a été abandonné, il y a bien longtemps, par l’homme. Les animaux y ont cru à la liberté, mais ils aussi voulu être protégés, et, de ce fait, ils ont accepté que les dirige un Taureau cruel, entouré de sa clique de chiens assassins et obéissants.
Et c’est donc dans ce monde dictatorial auquel notre propre monde ressemble de plus en plus, il faut bien l’avouer, que Dorison et Delep nous entraînent, comme La Fontaine nous entraînait dans ses fables. Il y a l’horreur du travail imposé, du pouvoir absolu, il y a la réalité de quelques amitiés improbables, il y a la présence d’un rat baladin qui croit en la non-violence…
Les animaux, est-il dit dans ce livre, ont du mal au travers des fables à s’identifier aux humains… Les humains, en lisant ce livre, n’auront, eux, aucun mal à pouvoir s’identifier à ces animaux pour qui la vérité est la seule arme, à se reconnaître dans ce microcosme qui dénie à l’art tout intérêt. Comme à son habitude, Xavier Dorison, ainsi, avec un art consommé de la construction narrative et de la construction des dialogues, dépasse la simple fable, pour nous offrir un livre qui éveille des échos qui n’arrêtent pas de résonner dans nos quotidiens… confinés ! Vivement la suite !!!
Le Dragon Ne Dort Jamais
(dessin et couleur : Jiri Grus – scénario : Dzian Baban et Voijtech Masek – éditeur : Casterman – 148 pages – format à l’italienne – parution : mars 2020)
Dans la Tchécoslovaquie du onzième siècle, un seigneur, Albrecht, se doit de créer une ville et d’y faire prospérer la population dont il a la charge. Mais voilà… Dans un ravin profond s’éveille un dragon cracheur de feu. Un dragon dont la seule présence mine les liens sociaux qui existaient…
A partir de ce canevas qui respecte pleinement les codes des récits moyenâgeux, avec un seigneur, des artisans apeurés, des ambitions cruelles, les auteurs nous emportent dans une histoire et un dessin qui s’éloignent volontairement des codes habituels de la bande dessinée. Il y a des tas de récits qui se mêlent, se racontent et se dessinent en parallèle, et c’est au lecteur de découvrir les liens entre toutes ces histoires. Il y a un vrai côté shakespearien également, avec une forme d’onirisme et de fantastique qui fouillent l’âme humaine bien plus que ses apparences. On peut d’ailleurs parler aussi de construction du scénario quelque peu théâtrale, avec des « actes », des scènes, et pas de séquences dans le mode cinématographique.
La lecture de ce livre, reconnaissons-le, n’est pas aisée. Certes, une « voix off », ici et là, permet de construire des liens et de combler des vides. Certes, au fil des pages et des dialogues très littéraires, on découvre des thèmes qui nous parlent, profondément : la haine, l’ambition, le pouvoir, la peur de l’inconnu, la lâcheté, la religion et ses diktats, les sacrifices imposés par des experts… Avec cette question, aussi, exprimée telle qu’elle dans ce livre : « Pourquoi toujours tuer ce que nous ne connaissons pas ? » !
Mais ce qui fait réellement la qualité incontestable de ce livre, c’est le dessin et la couleur. On se trouve ici en face d’un héritier direct de ce que fut l’art de l’illustration tchèque dans les années 50 et 60. Tout en adaptant son trait à la nécessité du neuvième art, Jiri Grus crée des ambiances, joie avec les perspectives, se fait plus peintre que dessinateur, use de la couleur avec un talent évocateur exceptionnel. Et le format à l’italienne est extraordinairement bien adapté au talent de cet artiste !
Ce « Dragon » est un livre dans lequel on peut se perdre, du regard et de l’intelligence, avec plaisir, avec passion…
New Cherbourg Stories : Le Monstre de Querqueville
(dessin : Romuald Reutimann – scénario : Pierre Gabus – éditeur : Casterman – 70 pages – parution : mars 2020)
Sur la plage de New Cherbourg, un animal étrange s’échoue, une espèce de monstre marin velu, bleu, inquiétant. Par ailleurs, un dossier top secret disparaît au sein d’un service ce contre-espionnage dans la ville. Et donc, deux agents aux pouvoirs spéciaux, très spéciaux même, vont enquêter. Et, avec l’aide d’une jeune fille et de son petit frère, vivre une aventure palpitante avec un univers sous-marin inattendu !
Comment définir cette bd de divertissement réussie ?
Je dirais qu’elle lorgne à la fois du côté de la ligne claire classique, à la Jacobs, et à la fois du côté de Pétillon. Résolument « fantastique », de par le lieu choisi, un Cherbourg revisité, de par les personnages amphibies qui ne sont pas sans rappeler le Submerman de Pichard, ce livre est aussi plein d’humour, un humour bon enfant, attendu, et, de ce fait, emmenant le lecteur comme dans un monde qu’il connaît déjà.
Cela dit, le style « fantastique » a toujours quelques portes ouvertes vers le réel… Et c’est aussi le cas ici, avec quelques réflexions pas piquées des vers… Comme cette petite phrase : « Ce n’est pas un monstre, juste une espèce inconnue ». Comme le regard sur la bureaucratie moralisante et ambitieuse venant du New Paris.
Ce livre, je le disais, est un très agréable divertissement, « à l’ancienne » ai-je presque envie de dire. Avec un dessin qui donne à voir, la forme des courants par exemple, à sentir, à ressentie, avec une couleur bien présente. Certes, les influences graphiques et littéraires sont évidentes, et assumées. Il y a des réminiscences d’Adèle Blansec, de Tardi, de Pichard, de Wininger, aussi ! Mais tout cela participe pleinement au plaisir pris à la lecture de ce livre !
Jacques Schraûwen