Sengo

Le Prix Asie de la Critique ACBD 2020

L’association des critiques de bande dessinée attribue chaque année plusieurs prix, dont celui-ci, destiné à mettre en évidence une bd asiatique. Et le gagnant 2020 est, croyez-moi, une bd qui s’écarte avec talent du formatage habituel des mangas !

Sengo © Casterman

Oui, j’ai été étonné d’abord, séduit ensuite, passionné enfin par les deux premiers volumes d’une série qui s’appelle Sengo, et qui devrait compter, si je ne m’abuse, sept épisodes.

Le titre générique, Sengo, me semble correspondre à l’idée de guerre, de combat sous toutes ses formes. Et c’est bien de guerre qu’il s’agit. D’après-guerre, plutôt, de l’année 1945. Au Japon… Et vu du seul point de vue des vaincus, les Japonais !

Sengo © Casterman

La guerre est finie. Dans un Tokyo dévasté, deux soldats se retrouvent. L’un, Toku Kawashima, tient une échoppe de nourriture. L’autre, Kadomatsu, a été soldat sous ses ordres et se retrouve sans rien, bagarreur, affamé, mais pas amer. Et c’est une étrange amitié qui va unir ces deux hommes. Un ancien  » chef  » qui se noie dans l’alcool pour oublier peut-être, pour ne pas oublier plutôt, et un ancien soldat de base qui doit la vie à ce chef étrange. Un homme instruit, d’une part, un homme ripailleur et sans éducation d’autre part.

On va suivre leurs aventures dans une cité qui est occupée par les Américains, on va en même temps découvrir une réalité qui n’a rien d’angélique : la survie difficile pour les hommes, dégradante pour les femmes, avec la création de bordels pour les yankees… Qui ressemblent aux bordels militaires dans lesquels, comme le disait Brel, chacun est le suivant d’un suivi… Une réalité faite de trafics de toutes sortes, d’humiliations, d’amertumes, de désespoirs, de souvenirs. Et c’est ce portrait d’un pays vaincu, humilié, que nous montre cette série, mais en s’intéressant essentiellement à des êtres de chair, de sang, de rêves et de désespoirs.

Sengo © Casterman

On définit souvent les mangas comme des livres vite lus pour adolescents… Ce n’est vraiment pas le cas ici ! Même si certains des codes de ce genre de bd sont présents (expressions démesurées de visages, caricaturisation des sentiments et des sensations, par exemple…), on se trouve dans une thématique très rarement abordée et proche, de ce fait, de la bd européenne : l’horreur de la guerre, la cruauté extrême imposée à des gens obligés d’obéir, le mot patrie excusant toutes les vilenies.

Dans la description que nous fait l’auteur, Sansuke Yamada, de la vie militaire, à coups de flash-backs, d’abord, et puis de manière bien plus complète dans le deuxième volume intitulé initiation, dans cette description, on retrouve des accents à la Tardi, souvent insupportables. Mais, en même temps, Sansuke Yamada pratique une narration proche des excès propres à des littératures qui se veulent, au Japon comme en Chine, proches de la vérité au jour le jour de tout un chacun. Alors, oui, il y a de l’humour, gras, épais, il y a un côté sales gosses… Il y a de l’érotisme, vulgaire, sans concessions, sans tabou, celui des filles à soldats qui n’ont que cette manière-là de ne pas mourir de faim, et qui parlent sans fioritures de leurs pratiques amoureuses.

Sengo © Casterman

Et l’auteur laisse la parole à ces femmes blessées qui pourtant se refusent à l’abandon de ce qu’elles sont, foncièrement. C’est peut-être cela qui m’a vraiment accroché dans ces deux livres, d’ailleurs : ce sont des narrations faites de dialogues bien plus que d’action. Sengo, c’est le paysage d’un monde qui, mortellement atteint, ne sait pas comment reprendre vie, à l’image des deux anti-héros mis en scène par Sansuke Yamada. Un monde qui doit accepter que ses traditions soient violées par l’occupant pour qu’un jour ces traditions redeviennent les symboles d’une nation.

Sengo © Casterman

Il y a dans cette série une vraie liberté de ton, tant dans l’image que dans le texte. Les étreintes y sont montrées dans toute leur puissance, sans poésie aucune, puisqu’elles se vivent dans l’urgence de la chair bien plus que dans la rêverie du cœur… Et cependant, le dessin fait alterner cette violence charnelle avec des moments très lumineux, presque sentimentaux. Sengo, c’est à la fois très sobre et très démesuré… Sengo, c’est une série qui nous permet de découvrir des réalités qu’on ne connaissait pas. C’est, d’abord et avant tout, une série superbement humaine, et, donc, porteuse de bien des réflexions. Cette façon-là de faire du manga, cela ne peut qu’enthousiasmer tous les amateurs du neuvième art !

Jacques Schraûwen

Sengo, de Sansuke Yamada. Deux opus déjà parus, chez Casterman : Retrouvailles et Initiation.