Une sombre plongée dans l’auto-analyse d’un tueur en série… L’autoportrait, au quotidien, d’un assassin mythique !
Ed Kemper n’est pas un personnage de fiction.
Né en 1948, condamné à la perpétuité, il fait partie de ces tueurs qui ont permis au FBI de peaufiner un travail de profilage, tellement à la mode dans les séries télé de toutes sortes depuis quelques années.
Responsable d’une dizaine d’assassinats, nécrophile, cannibale, il a quelque peu inspiré le personnage d’Hannibal Lecter.
Ed Kemper est, sans aucun doute possible, un des criminels les plus repoussants qui soient. Et il est vrai qu’on peut se demander ce qui, dans l’âme humaine, pousse les gens à aimer lire et regarder les anti-exploits de ces êtres qui, ouvertement, consciemment, se placent d’eux-mêmes aux entrées des enfers les plus incompréhensibles, les plus répugnants, les plus inacceptables !
Oui, qu’est-ce qui nous pousse, lecteurs, spectateurs, à vouloir frissonner de dégoût devant ces existences dans lesquelles tout sens moral a été effacé ?
Cette bd n’y répond pas, bien entendu, puisqu’elle participe pleinement à cette sorte peu ragoûtante mais tellement humaine de voyeurisme.
Elle n’y répond pas, mais, étrangement, elle nous place, lecteurs, en face de nos propres réalités et, ce faisant, nous permet de comprendre que chaque portrait d’un être de cette sorte nous offre en même temps le portrait déformé de nos propres hantises, de nos propres fantasmes.
Fantasme : le mot est lâché ! Parce ce livre est d’abord et avant tout l’approche d’un individu irrémédiablement marginal au travers de ses envies, de ses rêves, de ses fantasmes.
Pour ce faire, les auteurs de cet album ont choisi une voie presque chaotique, celle des confidences et aveux mêmes d’Ed Kemper.
C’est sa mémoire et sa vision de la vie, de SA vie, qui sont au centre de ce livre, qui, dès lors, se révèle extrêmement dérangeant.
Bien sûr, comme dans bien des affaires criminelles, on comprend que le tueur, le centre même de ce livre, se cherche des excuses, ou, mieux, des explications. Ne dit-il pas, par exemple, « j’avais besoin d’un guide et j’étais livré à moi-même », un leitmotiv qui rythme le récit.
Mais, en même temps, ce tueur ouvre pour nous le tiroir de ses fantasmes meurtriers, tout en nous disant, les yeux dans les yeux, que de tels fantasmes appartiennent à tout un chacun. Tout est affaire, nous affirme-t-il, de temps qui passe, d’occasion, de passage à l’acte, enfin, un passage à l’acte qui laisse l’âme inassouvie…
L’intelligence de ce livre est multiple.
Thomas Mosdi, le scénariste, a fait le choix, en prenant comme prétexte un interrogatoire sous l’effet de drogues, de suivre le fil de la mémoire de Kemper. Sans utiliser vraiment les codes des flash-backs, cette méthode a le don d’humaniser le propos, tant il est vrai que les souvenances nous viennent, à nous aussi, au seul rythme qu’elles se choisissent elles-mêmes.
Ed Kemper se regarde vivre, tout comme il regarde passer les années, autour de lui, sans s’y intéresser… Mosdi, ainsi, nous donne à voir un panorama « en absence » des années 70… En absence, oui, parce que l’existence de Kemper n’a, à aucun moment, cherché à s’enfouir dans la vraie vie… Oui, je le répète, le moteur du récit comme des folies de Kemper, c’est le fantasme, sous toutes ses formes, même et surtout les plus paroxystiques.
L’intelligence de ce livre réside aussi dans le dessin. L’horreur est en rendez-vous, certes, mais elle ne se montre vraiment que progressivement… Bien sûr, il y a des meurtres, et ce serait mentir de dire que le dessinateur David Jouvent est resté pudique pour les montrer. Mais ils ne forment, ces crimes, que des moments qui, tout compte fait, s’effacent derrière l’autoportrait du tueur en série, son cheminement depuis son premier meurtre, son passage en hôpital psychiatrique, son enfance, et, surtout, l’incapacité que Kemper a de se culpabiliser !
Le dessin est réaliste, sombrement réaliste ai-je envie de dire, il évite le piège de se laisser influencer par le style des comics américains, il ne cache pas ses influences franco-belges (Hulet, par exemple) parfaitement assumées. Il y a un rythme, un vrai rythme qui évite de se perdre dans les méandres des souvenirs de Kemper, un rythme en outre soutenu par la couleur d’Axel Gonzalbo, une couleur qui, elle, se fait lumineuse et, ainsi, elle, véritablement pudique…
Un livre étonnant, un personnage réel qui n’a rien d’attachant mais que l’on finit par un peu comprendre… A découvrir, sans pour autant, justement, se vouloir voyeur !
Jacques Schraûwen
Ed Kemper – dans la peau d’un serial killer (dessin : David Jouvent – scénario : Thomas Mosdi – éditeur : Robinson – 48 pages – août 2020)