Neuvième volume, déjà, d’une série qui, en nous parlant de la guerre 40-45, nous fait aussi réfléchir à ce que sont nos quotidiens…
Outre la qualité graphique, la puissance d’un scénario sans aucun manichéisme, cette série a une construction intelligente, respectueuse des lecteurs qui n’ont pas envie de se perdre dans des suites qui n’en finissent pas. Chaque récit s’articule en deux tomes… Et donc, ce numéro neuf est la première partie d’une histoire, ancrée dans la Grande Histoire, et qui dépasse le factuel d’un conflit qui a vu le monde s’embraser, pour aborder des thèmes aussi actuels que le racisme et la tolérance.
Résumons quelque peu le scénario. En août 1944, Nice est libérée et fait la fête. Virgil un jeune afro-américain, noue un flirt avec une infirmière blanche, ce qui n’a pas l’beur de plaire à Jared, un soldat, blanc lui. Il y a une bagarre, un tabassage… Et puis, quelques semaines plus tard, ils se retrouvent dans les Ardennes pour faire face à une nouvelle offensive allemande… Et pour survivre, ils vont devoir, tout simplement, s’accepter l’un l’autre… Difficilement, mais obligatoirement !
On sent, en lisant les livres de Philippe Jarbinet, combien le touche l’histoire de la deuxième guerre mondiale.
Tout ce livre foisonne de regards aiguisés sur une réalité qu’on occulte bien trop souvent : la place donnée aux soldats noirs dans l’armée américaine, une place qui n’était pas plus enviable que celle accordée, par les Français, aux tirailleurs sénégalais… Ce livre nous parle de racisme, mais aussi de musique, d’amour, de désir, de nature, de rencontres humaines.
Avec, d’une certaine manière, une remarque très pessimiste : d’un combat à l’autre, tous les ségrégationnismes restent vainqueurs. Aucune lutte n’est définitive. Et cette réalité est celle que vit Virgil, le héros, le « Noir » dans un monde de « Blancs », qui sait déjà que les lendemains ne seront pas tous ensoleillés, loin s’en faut !
C’est que tout racisme naît et entraîne un sentiment contre lequel la foule et ses poitiques ne résistent que peu : la haine… Cette haine qui est une prison, cette haine qu’on veut fuir mais qui s’impose, de rumeur en dictature, et même de dictature en démocratie. Les droits de l’Homme n’ont sans doute jamais été aussi bafoués que depuis la victoire contre le nazisme…
Et c’est là aussi tout le talent de Jarbinet que de pouvoir, à partir d’une réalité historique, ériger une fiction qui s’avère, elle, intemporelle.
Même si le travail de l’auteur, Philippe Jarbinet, est d’une belle justesse et fidélité quant à la guerre, aux uniformes, aux armements, l’important n’est pas là… Il est dans l’intérêt qu’il porte, de bout en bout, à ses protagonistes, sans jamais être manichéen, mais en observateur neutre d’une Histoire qui, de toute façon, dépasse les seules individualités qui la construisent. Mais qui, dans le même temps, s’inscrit résolument dans le réel. Jarbinet est un dessinateur réaliste, classique, rigoureux, et ses récits prennent tout leur sens, comme dans cet album-ci, de l’intégration de ses personnages dans des décors précis, des décors qui ne sont pas théâtraux mais qui participent pleinement à la narration, à l’humanisation de l’histoire racontée. Le trait de Jarbinet s’intéresse de près aux regards, aux trognes ai-je envie de dire. Mais, en même temps, il privilégie de bout en bout les décors… Les sous-bois dans lesquelles se perdent les personnages, les paysages enneigés dans lesquels ils se débattent contre l’ennemi et contre leurs préjugés, tout cela participe à un rythme, à une ambiance…
Ainsi, c’est un livre au scénario extrêmement bien construit, un livre humaniste, un livre merveilleusement dessiné. Le graphisme classique de Jarbinet s’inscrit dans la filiation d’un Hermann, sans aucun doute, mais sans aucune imitation.
Et puis, comment ne pas parler de la couleur ! Cette couleur, directe, qui est, pour les scènes de neige en Ardenne, d’une vraie beauté… Cette couleur qui, véritablement, rythme le récit, l’éclaire au moment de la fête de la victoire à Nice et l’éteint ensuite, progressivement, au fur et à mesure que la guerre et la mort prennent le relais de la liesse populaire…
De toute la série Airborne, je pense que cet album-ci est le meilleur, qu’il a permis, de par son thème sans doute, à Jarbinet de dépasser ses propres limites artistiques. Une superbe réussite…
Jacques Schraûwen
Airborne 44 : 9. Black Boys (auteur : Philippe Jarbinet – éditeur : Casterman – 64 pages – avril 2021)