Lorsqu’ils se coupent des gens qui vivent des quotidiens que l’on ose parfois dire « simples », l’art et la culture perdent toute chair… Avec Binet, la peinture, la « grande », retrouve, sous le regard de ses Bidochon, une présence essentielle !
Je parle de regard, oui. Aucun tableau n’existe dans l’obscurité totale, sauf lorsqu’il n’est plus qu’un investissement qu’on cache dans un coffre-fort. Et tous les regards se transforment en idées, en mots ensuite, et ce sont ces mots qui donnent vie, réellement, à une œuvre d’art. Même, et surtout sans doute, lorsque ces mots sont terre-à-terre, loin des cénacles officiels usant de phrases pompeuses.
Je vous propose donc de vous plonger dans l’art, la peinture, en compagnie de deux guides qui n’ont pas la langue dans la poche ! Raymonde et Robert Bidochon, les héros beaufs de Binet, se « cultivent », pour la huitième fois déjà, et nous livrent, en face de quelques tableaux, connus ou pas, leurs réflexions. Des réflexions tempérées, ensuite, par deux vrais analystes de l’art pictural, Pierre Lacôte et Patrick Ramade.
Notre couple dessiné s’arrête devant une vingtaine de tableaux, et c’est, à chaque fois, de leur part, une remarque, une appréciation. Et le plaisir, c’est que ces propos, basiques certes, sont en même temps marqués du sceau du bon sens… Visiter un musée, nous a dit Raymonde dans l’album précédent, c’est comme faire un grand voyage. Oui, lui répond Robert, mais sans les valises à porter. Le ton est donné, et tout est à l’avenant !
Ce couple se révèle, en fait, des visiteurs modèles, parce que ce qui les intéresse, c’est le tableau, la peinture, pas le nom du peintre ni sa renommée. Ils n’ont pas de jugements de valeur, mais des sensations qu’ils expriment. Comme par exemple en face d’un tableau non figuratif, « les voies abandonnées » de Victor Brauner, dans lequel Raymonde voit « une grenouille qui embrasse un poisson, un serpent qui essaie de manger une pomme qui est dans le ventre de quelqu’un et une femme avec des nattes qui regarde par la fenêtre ».
C’est un livre d’humour, mais pas uniquement… D’abord parce qu’il y a à chaque fois deux pages « sérieuses » qui replacent les tableaux et leurs auteurs dans le contexte historique et humain de l’époque de leur création. Ensuite, parce que, avec leurs réflexions simples, les Bidochon dépassent la simple œuvre qu’ils ont
en face d’eux pour se raconter des histoires, ne s’intéresser qu’à un détail qui, tout compte fait, est peut-être aussi le vrai centre d’intérêt du tableau, comme devant la « Jeune fille au poids d’horloge », de Paula Becker, tableau pour lequel Robert ne comprend pas pourquoi le peintre n’a pas laissé l’horloge entière, ce qui aurait permis au modèle de ne pas s’ennuyer en suivant les trajets des aiguilles…
C’est cela, aussi, qui fait toute l’intelligence de cette série : au-delà du côté « beauf » assumé des Bidochon, ils font à leur tour œuvre d’art en interprétant, à l’aune de leurs réalités, les tableaux qu’on leur présente !
A l’heure, donc, où les acteurs culturels officiels oublient qu’ils ne sont rien sans le public et ne se veulent plus que « bons élèves », le bon sens provocateur de Binet et de ses Bidochon fait bien plaisir ! Plongez-vous dans ce huitième opus, véritablement objet de culture, sans masque, et avec le sourire !
Jacques Schraûwen
Un 8° jour au musée avec Les Bidochon (auteurs : Binet, Ramade, Lacôte – éditeur : Dargaud – 85 pages – décembre 2021)