J’ai lu un « chroniqueur » qui définit ce récit en deux albums comme un récit « feel-good »… Il n’en est rien, que du contraire ! C’est un récit puissant, intelligent, qui ne répond à aucune mode, et qui nous ouvre les yeux !
Nous nous trouvons en Normandie, en Côte d’Albâtre.
Au haut d’une falaise, une maison, habitée par Madeleine, une femme qui, à plus de nonante printemps, refuse absolument de quitter cette demeure, la sienne, dans laquelle l’accompagnent son chat et l’ombre de son mari décédé. Une femme aveugle qui parle à son mari, à son chat, qui a son franc parler, qui, malgré sa cécité, ou grâce à elle, voit le monde évoluer, ou « dévoluer » plutôt…
Pourtant, inexorablement, cette falaise se laisse grignoter par le temps qui passe. Peu à peu, cette maison voit disparaître son jardin, ses terres…
Mais Madeleine résiste, envers et contre tout, contre tous, surtout le maire qui, au nom de ses responsabilités, veut à tout prix l’expulser et l’envoyer dans un home, qu’elle appelle, elle, « camp de la mort »…
Résister…
Il faut dire que dans cette partie de la France, ce mot a tout son sens… Et que Jules, le mari de Madeleine, n’est pas resté indifférent pendant ce qu’on ose encore appeler la dernière guerre mondiale.
La trame est mise en place. On va donc assister, dans une ambiance qui, de sereine, va s’ouvrir à la violence, au combat entre une femme seule et les conventions et les diktats de la société. Un combat qui va voir le maire perdre pied, qui va voir apparaître de vieilles grenades toujours efficaces, qui va créer une amitié entre Madeleine et un pompier à la peau noire, qui va voir surgir, en ce coin tranquille, des discours dignes de ceux des années quarante. La page 40 du second volume de cette histoire mérite, à ce sujet, le détour, croyez-moi ! Et là, on ne parle vraiment pas de feel-good !
Et ainsi, on s’éloigne pas à pas de la simple anecdote. Certes, le combat de Madeleine reste central, attirant les regards de toute la France sur elle et sur cette bourgade perdant sa sérénité, Troumesnil. Mais s’y greffent des réflexions bien plus larges.
Duhamel, l’auteur complet de cette histoire en deux albums, nous raconte des tas et des tas d’histoires qui s’emmêlent et se font un canevas humain et humaniste, et il est remarquable de constater combien ces deux livres se révèlent être une narration graphique avant que d’être une écriture…
Il y a de l’humour, il y a de la tendresse, il y a également des références littéraires et picturales, tant il est vrai que cette région est riche, culturellement, historiquement.
Mais il y a aussi les solitudes qui se vivent en parallèles, le fait de vieillir et de se savoir vieillir surtout, l’éternité à taille humaine de l’Amour, aussi, avec cette phrase de Madeleine au sujet de son mari : « Je lui parle, mais je sais bien qu’il est mort. » !
Et puis, il y a notre monde actuel de plus en plus aseptisé, et les discours puants de politiciens ambitieux et doctrinaires.
Il y a la résistance, l’Histoire et ses héroïsmes improbables, et la mémoire…
Au travers des yeux éteints de Madeleine, au travers de sa conscience, au travers de son ouverture vers les autres, malgré les apparences, au travers de sa prise de responsabilités dans le tome deux, c’est la mémoire, oui, qui se dessine comme étant le vrai thème de ce récit superbe. Toute mémoire humaine est aussi celle de l’humanité, bien plus loin que toutes les indications officielles !…
Précipitez-vous sur ces deux albums, plongez-y avec sourire, avec humour, immergez-vous dans l’univers d’un auteur, Duhamel, qui dessine les bruits et les ambiances comme personne !…
Et, en attendant, et pour mieux découvrir encore ce dessinateur classique et novateur tout à la fois, écoutez-le dans cette interview…
Jacques et Josiane Schraûwen
Jamais – histoire complète en deux tomes (auteur : Duhamel – éditeur : Bamboo Grandangle – octobre 2022)
Superbe analyse qui donne envie de lire toutes ces bd