La bande dessinée n’est pas un art figé, loin de là. Et elle le prouve dans cet album qui ne peut que vous interpeller !
Cet album a un rapport étroit avec l’actualité… Il ne s’agit pas d’un rapport avec la disparition de cinq millionnaires dans l’épave du Titanic, non, mais d’un rapport infiniment plus important avec le drame de ce bateau plein de migrants coulé au large de la Grèce… Et ce livre nous parle de très près de ce que sont ces migrants, de ce qu’ils vivent, et, ce faisant, de ceux qui, simples humains ou organisations reconnues, sont les artisans de ce drame devenu quotidien. Le titre de cette bande dessinée documentaire est sans détour : à qui profite l’exil, le business des frontières fermées…
C’est un livre engagé, un livre empathique qui est un vrai documentaire, avec la journaliste Taina Tervonen au scénario, une scénariste qui se met elle-même en scène. C’est elle qui photographie, dans des cimetières en Sicile, des tombes étranges avec comme seules indications des codes… C’est elle qu’on voit interroger des médecins légistes, des pompiers volontaires, des gens qui ont créé une base de données immense pour qu’un jour, peut-être, on puisse donner un nom à ces corps repêchés à quelques kilomètres de nos démocraties bien pensantes.
C’est elle qui dit : « Cela fait quinze ans que j’écoute les récits des migrants. Qu’est-ce qui nous fait si peur dans cette rencontre-là ? J’ai grandi au bord de l’océan Atlantique, au Sénégal, j’ai appris à rêver d’ailleurs en scrutant l’horizon entre la mer et le ciel. Aujourd’hui, mon passeport européen m’ouvre toutes les portes et les ferme au nez de ceux considérés comme des ennemis. Pourquoi ai-je le droit de vivre en sécurité, et pas eux ? Pourquoi ai-je le droit de rêver, et pas eux ? »
Rêver… Mais les rêves deviennent cauchemars.
C’est un sujet dur, oui… Mais il est vraiment traité à hauteur d’homme, en laissant la parole, réellement, à des tas de gens participant à cette réalité d’une migration qui ne fait que s’accentuer au fil des années. Jeff Pourquié, le dessinateur, s’est totalement immergé dans le projet de Taina Tervonen, et son dessin, réaliste, s’attache énormément aux visages des gens rencontrés, croisés, politiciens, sauveteurs, migrants chassés par la misère ou la guerre. Mais son dessin prend le temps d’aérer le récit documentaire par un vrai talent de croquis pris sur le vif, celui des lieux, des paysages, des habitations. C’est, certes, un livre dans lequel on apprend énormément… A réfléchir, entre autres, à notre monde, en découvrant au fil des pages des tableaux didactiques, mais aussi des vrais témoignages qui nous montrent que bien des gens profitent de ce système. Les sans-papiers qui ont survécu à leur fuite sont ceux qui font fonctionner, en cachette, l’économie de nos beaux pays occidentaux… L’Afrique, sous le regard de Taina Tervonen et le pinceau de Jeff Pourquié se révèle être un continent oublié de l’humanisme, mais pas du rendement ! Et ce livre, qui fait froid dans e dos, nous fait de vraies révélations, chiffrées, de tout ce que les réseaux de migration illégale offrent comme profits, les entreprises de chez nous, les frontières qui se ferment et qui recréent une forme d’esclavage, les industriels de toutes sortes, les fonctionnaires corrompus, en Afrique et à côté de nous aussi…
C’est un portrait pessimiste, c’est exact. Mais la scénariste a l’honnêteté de ne pas être manichéenne et de répertorier aussi les espoirs qui existent, légers encore… Elle nous parle de différentes organisations et, mieux encore, de plusieurs personnes, des humains humanistes, qu’elle a rencontrés, avec qui elle a parlé et, ma foi, avec lesquelles elle réussit à encore rêver à quelques ailleurs plus souriants que nos réalités et les silences de nos pays dits démocratique et civilisés…
Jacques et Josiane Schraûwen
A qui profite l’exil (dessin : Jeff Pourquié – scénario : Taina Tervonen – éditeur Delcourt – mArs 2023 – 176 pages)