Dans le monde de ce gamin avec « le nez en l’air et les ch’veux d’vant », comme le chantait Jean-Claude Darnal, les heures et les jours ressemblent à des rêves partagés, à des amitiés d’éternité…
Quinzième album déjà, pour Pico Bogue… Quinzième recueil de ses remarques face au monde dans lequel il vit, de ses philosophiques et enfantines constatations, de ses gentilles provocations, de ses aventures exclusivement quotidiennes…
Quinzième mélange de tendresse, d’humour, d’amour, de plaisir des mots comme des images…
Qu’est-ce qui fait la qualité d’une œuvre dans laquelle l’enfance est centrale, d’une œuvre dans laquelle les regards des auteurs, véritablement adultes pourtant, sont ceux des enfants qu’ils ont été, qu’ils redeviennent, qu’ils n’ont sans doute jamais cessé d’être, et qu’ils nous invitent à être à notre tour ?…
C’est vrai qu’on pourrait avoir peur d’entrer dans quelque chose de déjà connu, de déjà raconté… Dans une sorte de routine, tant dans le scénario que dans le dessin… Mais avec Dominique Roques et Alexis Dormal, il n’en est rien, que du contraire ! Rien de convenu, rien de répétitif, et toujours cette manière tout en douceur de réussir à prendre le lecteur par le cœur autant que par les yeux ! C’est la marque des tout grands… Qui oserait dire que Sempé se répète ? Ou Quino ?
Et je pense qu’on peut le dire aussi face à Pico Bogue !
Oui, j’ose le dire… Depuis Gaston, le vrai, pas cette espèce d’ersatz mercantile qui se vend tristement aujourd’hui comme des petits pains rassis, j’ai rarement eu envie et besoin de rire devant un gag dessiné. Sauf avec Pico Bogue !
Il y a d’abord l’impact immédiat, frontal ai-je envie de dire, du dessin tout en transparence d’Alexis Dormal, un dessin qui accentue avec tendresse les expressions, celles des enfants comme des adultes, parents, profs, commerçants… Un dessin qui parvient à nous faire ressentir jusque dans l’âme les éclats de rire de ses personnages… Un dessin qui ne se contente pas d’illustrer les mots de sa scénariste, Dominique Roques, mais qui semble sans cesse s’envoler un peu plus loin… J’en reviens au gamin de Darnal qui voulait devenir un oiseau… Sous les pinceaux d’Alexis Dormal, Pico Bogue n’a pas besoin d’ailes pour survoler le monde qui est nôtre, ses ambiguïtés, ses hontes, ses tristes bêtises aussi…
Et puis, il y a le texte de Dominique Roques… Une femme qui, sans aucun doute, a beaucoup observé son fils au long des années, et qui en a gardé une mémoire vive qui est tout sauf virtuelle… Le sens de la répartie de ce gamin de papier est inouï et nous fait regretter, à toutes et tous, adultes soi-disant responsables, de ne pas le posséder au jour le jour pour exprimer, nous aussi, les colères qui sont nôtres… Mais sans violence, jamais ! En élevant la voix, malgré tout, comme le fait Ana Ana, la petite sœur de Pico. Surtout quand leur papa leur dit d’une voix très docte : « Et maintenant, que la colombe de la paix plane sur nous ». C’est bien choisi, répond-elle, l’air pensif… et puis, en criant : « Parce que colombe est un autre nom pour pigeon » !
Parce que, ne nous y trompons pas, Pico Bogue et sa sœur sont loin d’être naïfs. Ils regardent, ils observent, ils « grandissent » sans doute comme le veulent leurs parents, leurs professeurs… Mais ils se battent, à leur manière, pour rester le plus longtemps possible les gavroches qu’ils sont…
Qu’on ne s’y trompe pas, en effet… Et quand je parlais de Quino ou de Sempé, c’est parce que Dominique Roques et Alexis Dormal ont créé avec Pico Bogue un observateur lucide du monde dans lequel ils évoluent, un monde qu’ils essaient, avec succès parfois, à transformer pour qu’il soit à leur hauteur d’enfance. Comme ces illustres prédécesseurs auxquels rajouter, bien évidemment, les Peanuts.
Et ces enfants vivent, à leur taille justement, ce que les adultes qui les entourent ne vivent parfois que très difficilement : l’amitié, l’amour, la tendresse, la dispute se terminant par des phrases définitives étouffées par des rires souverains. Dans ce quinzième album, on parle d’amour, de désamour, on pare de langage, de poésie, de Lamartine… De la famille, de la pédagogie… Du partage, même et surtout intergénérationnel… Et même d’algorithme ! Celui que Pico se créé, comme une algue au rythme doux qui se balance dans sa mer intérieure, une mer pas du tout polluée par les produits des calculs humains…
Vous l’aurez compris… Et je l’ai d’ailleurs déjà dit, ici, dans mes chroniques : Pico Bogue est une bande dessinée importante… parce que souriante… parce que tolérante… parce que magique, tout simplement ! Et on en revient à la chanson de Jean-Claude Darnal et son magicien qui rencontra un jour un petit garçon comme il y en a tant…
Les heures et les jours de Pico Bogue et de sa sœur qui prend de plus en plus de place sont des heures d’intelligence, de réflexion, d’humour aussi et surtout… Un humour lucide qui enrichit l’enfance de tous les lecteurs de cette série à ne rater sous aucun prétexte !
Jacques et Josiane Schraûwen
Pico Bogue : XV. Les Heures Et Les Jours (dessin : Alexis Dormal – scénario : Dominique Roques – éditeur : Dargaud – 2023 – 48 pages)