Tous les amateurs de bd de Bruxelles, et même de Navarre, la connaissaient, ne fut-ce que de vue… Eliane était bien plus qu’une libraire… C’était, au sens le plus noble du terme, l’amie de la bande dessinée !
« Nous les petits, les sans grade… » disait le grognard d’Edmond Rostand… Longue tirade d’une écriture et d’une intelligence superbes… Ces mots qu’en un autre temps j’ai dits sur une petite scène, ce sont eux qui me sont revenus à la mémoire lorsque, hier, j’ai appris la mort d’Eliane… Une amie…
Sans les petits, sans les sans grade, rien d’important ne pourrait exister ou avoir existé sur cette planète de merde qui accueille nos éphémères présents. Ce sont eux, ces humains de l’ombre, qui savent ce qu’est vraiment la passion, celle de vivre, celle de ne pas se désespérer, celle de se battre contre toutes les adversités, sans ostentation. Celle d’avoir dans le regard comme dans la tête une vraie petite folie, communicative…
Les petits, les sans grade, ce sont les antinomies des Napoléon meurtriers et adulés, des sportifs battant d’un dixième de seconde un record inutile… Les petits, les sans grade, ce sont les vrais gardiens ce l’existence.
Eliane était de leur race. Droite, honnête dans ses prix, fidèle dans ses amitiés, elle était d’abord et avant tout une femme sachant ce qu’elle voulait, comme on dit. Et se donnant les moyens de ses ambitions, mais sans chercher à écraser qui que ce soit.
Et ses ambitions étaient de faire son métier de libraire avec une vraie passion, celle d’aimer cet art que l’on dit neuvième en continuel mouvement, en éternelle mutation, celle de faire partager à ses visiteurs ses coups de cœur comme ses coups de dégoût… A aimer la bd, oui, mais avec un sens de l’indépendance qui a fait d’elle une actrice à part entière d’un univers qui, pourtant de plus en plus formaté, ne pouvait pas se passer d’elle pour que se voient mis en avant des auteurs que les « grands » éditeurs laissaient dans la pénombre d’une forme d’anonymat…
Eliane, c’était, je l’ai dit, une amie… Une femme capable d’ouvrir les bras pour aider quelqu’un dans le besoin, quel que fût ce besoin.
Eliane, il y a un peu plus de quinze jours, je l’ai vue chez moi, et elle m’a écrit ensuite, le plus simplement du monde, qu’elle avait été contente de me revoir…
Je ne boirai plus de porto avec elle…
Je ne parlerai plus avec elle de nos souvenirs communs… De Hermann… De Franquin… Des auteurs que j’appréciais et qu’elle trouvait mauvais, ce qui entraînait des discussions animées, mais toujours souriantes… De Sebastian, de Jean-Wallace, de Cédric, pour qui elle avait aussi une passion véritable…
Nous ne parlerons plus ensemble avant, qui sait, un moment d’éternité en un ailleurs improbable.
Mais je lui dis, aujourd’hui, avec aux paupières une tristesse qui m’en rappelle une autre, je lui dis, simplement, calmement : « Merci, Eliane, et bonne route… »
Jacques (et Josiane) Schraûwen