La bande dessinée espagnole, graphiquement, possède quelques-uns des artistes les plus puissants de ces dernières années… Jaime Martin en fait partie, et cet album en est une preuve éclatante !
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En dédicace de ce livre, Jaime Martin dit : « A Isa, qui me suggérait depuis longtemps de travailler sur la figure des trementinaires. Je l’ai fait à ma manière… parce que j’aime les sujets sombres ».
J’avoue que je ne savais rien de ce terme étrange, et que ma curiosité naturelle (et essentielle…) m’a poussé à aller en découvrir le sens. Il s’agit d’une sorte de métier disparu, en Espagne, celui de la collecte et de la vente d’herbes et de remèdes naturels exclusivement pratiqué par certaines femmes. Et donc j’ai compris que j’allais me plonger, avec ce livre, dans une part de l’Histoire de l’Espagne.
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Mais c’était mal connaître Jaime Martin qui, certes, ancre ses récits, très souvent, dans ce que l’Histoire peut nous raconter de nous-mêmes tout en redéfinissant nos origines, nos racines, mais aime surtout les petites histoires, celles de ces gens qu’on croise, hier comme avant-hier, aujourd’hui comme toujours, en les voyant à peine, en les méprisant toujours… C’était oublier que Jaime Martin, dont le dessin puissant aime se perdre dans les méandres d’une nature toujours indomptée, cultive une forme de fantastique parfois lumineux, parfois horrible, toujours naissant d’un quotidien presque banal…
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Et c’est le cas, évidemment, dans cet album aux envoûtements d’images comme de mots…
Nous nous retrouvons dans un petit village des Pyrénées, en dehors duquel vit Mara, une vieille femme qui parcourt routes et lieux pour vendre ses remèdes à qui en a besoin… Cette guérisseuse, dans cette Espagne loin de toute modernité, éveille comme partout ailleurs, et depuis toujours sans doute, à la fois de la reconnaissance, à la fois de la méfiance, à la fois de la sympathie, à la fois de la peur… Dans l’univers solitaire de cette guérisseuse arrive une jeune femme en fuite d’on ne sait quoi, une jeune femme brisée par la vie, incontestablement, une jeune femme qui, et c’est là le côté fantastique du récit, dialogue avec les Loups.
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Ces deux femmes, la solitaire Mara et la muette Serena, vont unir leurs destinées. Et petit à petit va se construire une narration dans laquelle le lecteur, en même temps que ces deux héroïnes, va découvrir deux fils de mémoire qui, emmêlés, vont permettre à ces deux femmes de redevenir elles-mêmes. Vous pourriez croire qu’il s’agit, donc, d’un récit d’émancipation. C’est en partie vrai, mais en partie seulement ! Parce que Jaime Martin nous restitue, d’abord et avant tout, un monde rural dans lequel la rumeur prend le pas sur la vérité, dans lequel les sentiments n’ont que peu de place, dans lequel le patriarcat est de règle et la nature, en même temps, libre et souveraine…
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Jaime Martin nous montre deux destins, féminins oui, mais universels aussi. Parce ce que cet auteur évite les jugements pour, essentiellement, nous faire aimer ces femmes, nous faire aimer leur pays, leurs voyages, leurs libertés toujours à acquérir. Jaime Martin est un poète graphique qui se promène en même temps dans des contes et des fables qui l’habitent et dans des réalités qu’il veut partager.
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Jaime Martin n’est pas qu’un grand dessinateur… C’est un fabuleux (j’en reviens aux fables…) raconteur d’histoire… Un scénariste qui fait de son récit une sorte de labyrinthe dont il semble, lui comme ses lecteurs, chercher la sortie… Il en résulte un album qui parle d’Histoire, de pauvreté, mais aussi de LA nature… Un album qui parle de mémoire et des arrangements que l’humain a avec ses propres passés… Un album qui mélange les genres, le fantastique et la fable, oui, mais le polar aussi, à l’ancienne, dans une paysannerie où bien des lois se superposent à celles que l’on dit officielles !
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Ce que j’aime dans la bande dessinée, c’est la variété de ses possibles… Les différentes manières que le talent peut avoir pour émouvoir les lecteurs… Ce que j’aime dans le neuvième art, c’est tout sauf les modes et leurs prix officiels, c’est tout sauf les gribouillis que d’aucuns nous présentent comme des chefs d’œuvre… Ce que j’aime dans la BD, c’est me laisser emporter par un besoin d’éclectisme, simplement, mais par le besoin, surtout, de découvrir des univers surprenants, habités !…
Et l’univers de Jaime Martin, croyez-moi, fait partie de ces mondes dessinés et racontés qui me font croire encore en l’intelligence de l’art !
Jacques et Josiane Schraûwen
Un Sombre Manteau (auteur : Jaime Martin – éditeur : Dupuis – mai 2024 – 102 pages)