Didier Tronchet fait partie, incontestablement, de la génération de ces auteurs qui, dans les années 80, se sont signalés par leurs envies de ne jamais suivre les sentiers battus d’une édition qui commençait à éprouver des difficultés à digérer les révolutions graphiques des années 60 et 70…

On lui doit les aventures de Raymond Calbuth, les délires du couple Poissart, et surtout les déboires de Jean-Claude Tergal… Autant de séries dans lesquelles Didier Tronchet, sans vergogne, rue dans les brancards de l’humour pour le triturer à sa manière, une manière iconoclaste et merveilleusement irrespectueuse. Un humour qui lui a valu un prix (mérité) à Angoulème !

Mais Didier Tronchet, c’est aussi un amoureux de la langue, de l’écriture… Un scénariste, donc, à qui on doit de bien belles réussites, avec Al Coutelis par exemple. Avec Tarin, Krings et Baron Brumaire au dessin, pour une série qui avait toutes les apparences d’une bd « jeunesse » mais qui en dépassait en douceur les codes habituels : Violine. Didier Tronchet, c’est également un écrivain, un homme de scène, un amoureux de la chanson française, un passionné du septième art.

Et toutes ces passions, finalement, ressemblaient à une forme de fuite en avant… D’occupation du temps qui passe en s’enfouissant dans des fictions souvent déjantées… Une fuite ?… Pas vraiment, en fait… Paul Léautaud disait, à sa manière, qu’on pouvait partager les « écrivains » en deux parties : les auteurs et les faiseurs. Il ajoutait que la seule écriture qui mérite d’être lue est celle qui parle de son auteur. Il vilipendait, ainsi, l’imagination, la non-vérité, les souvenirs arrangés pour faire bien. Il revendiquait, avec une verve superbe, l’autobiographie constante en toute œuvre littéraire ! Et, croyez-moi, en se plongeant dans les nombreuses œuvres de Didier Tronchet, c’est bien lui qu’on rencontre, qu’on découvre par petites touches, comme par hasard. Un peu comme si, même en racontant des « bêtises » dessinées, il ne cherchait qu’à se cacher derrière des personnages qui, pourtant, lui ressemblaient… Tronchet n’a jamais fait partie des « faiseurs »!

Et puis, un jour, Didier Tronchet a décidé de ne plus se cacher… Il s’est lancé dans la bd autobiographique, pompeusement appelée « roman graphique », désireux d’ainsi dessiner un miroir de lui-même sans fioritures… C’est ainsi que sont nés deux livres extraordinaires, « Le Chanteur Perdu » et « L’Année Fantôme ». C’est ainsi que paraît, aujourd’hui, ce « Cahier à spirale » qui semble peut-être terminer ce cycle très personnel. Ces trois albums, en tout cas, se caractérisent par la volonté de son auteur de ne plus faire de « fiction ». De savoir, en tout cas, que la fiction n’est qu’un leurre, un mensonge de la part de son auteur comme de la part, également, de ses lecteurs… Trois albums d’introspection, donc, dans lesquels Tronchet s’amuse à nous étonner, à nous amuser, à nous faire réfléchir sur nous-mêmes également…

Ce qu’il faut souligner dans ce livre, c’est la volonté que Tronchet a eue, une fois encore, de ne pas s’occuper des normes de la bd… Pas de gaufrier… Des pages qui racontent toutes une part de l’histoire, de ses imaginaires, de ses révélations, de ses souvenances retrouvées. Pas de chronologie… Pas de post-jugement… Ce cahier à spirale que Tronchet prend sous le bras pour aller questionner sa mère sur leur passé commun comme sur leurs passés différents, c’est l’objet qui permet à Didier Tronchet de s’obliger à construire, à partir des confidences voulues et reçues, un récit… Mais un récit éclaté… Une sorte de puzzle dans lequel la famille occupe les quatre coins… Ces petites pièces sans lesquelles il est impossible de débuter ce jeu étrange qu’est un puzzle !

Ce livre est étonnant, à bien des points de vue… Je le disais plus haut, il est étonnant de justesse surtout peut-être par cette capacité qu’il a de nous faire penser à nos propres existences, à nos propres failles, aux absences éparses qui peuplent avec plus ou moins de force toutes les vies humaines. Ce livre est un livre de partage d’émotions, mais dans lequel l’auteur, sans cesse, veut adoucir le propos… Pas pour se donner quelque alibi que ce soit, mais pour, tout au contraire, mieux s’enfouir en même temps en lui-même et au profond de ceux à qui il s’adresse : ses lecteurs, sa famille, le monde d’aujourd’hui, l’enfance de tout un chacun… Ce qui rend ce livre étonnant également, c’est que Tronchet a voulu y inclure une fiction… Un éditeur, totalement non-réel, des situations exclusivement imaginaires, comme pour nous dire, qui sait, que la fiction, malgré ses déformations de la vie, reste aussi l’essence-même de cette vie !

Après être parti, sur une sorte de coup de tête nostalgique, à la recherche de Jean-Claude Rémy, chanteur disparu et retrouvé, Didier Tronchet part ici, en quelque 190 pages, à la recherche de lui-même. Ou, plutôt, à la découverte de ses racines, de toutes ses racines, les douloureuses comme les resplendissantes… Les superbement vivantes et les refus de regarder la mort en face, celle des autres en tout cas… A la découverte des oublis que la mémoire impose pour que la souffrance ne devienne pas une constante du temps qui passe…
Ce livre est une réussite totale, parce qu’il n’est pas qu’introspectif ! Et que, quand il le devient, il s’adresse à nos dérives, à toutes et à tous !
Jacques et Josiane Schraûwen
Le Cahier A Spirale (auteur : Didier Tronchet – éditeur : Dupuis – mars 2025 – 190 pages)
