Sables Mouvants – mémoires éparses d’une enfance

Sables Mouvants – mémoires éparses d’une enfance

Un livre qui nous vient de Suisse… Un livre inclassable… La forme poétique d’une approche graphique et littéraire d’une vie en recherche d’elle-même…

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Il est vrai que ce livre n’est pas tout récent… Mais j’aime parfois, et vous le savez, mettre en lumières des œuvres que la mode a oubliées à tort… Et c’est bien le cas de cet album qui peut sembler minimaliste mais qui ne l’est pas du tout !

Minimaliste, oui, puisque se font face des dessins en noir et blanc et des petits textes comme tapés sur une vieille machine à écrire.

Minimaliste, parce que la trame de ce qui nous est raconté au long de ces quelque 200 pages est ténue, fine, aérienne.

Mais c’est au travers de cette approche très réservée dirais-je d’une simple histoire humaine racontée avec simplicité, c’est au travers de ces petits textes qui semblent écrits dans une sorte d’urgence que le propos de l’autrice, Marion Canevascini, réussit à parler à tout le monde, à se faire universel…

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Une jeune femme laisse parler sa mémoire pour se balader dans un monde qui n’est plus le sien, celui de l’enfance. Celui d’un univers dans lequel le père, un jour, a disparu… Pourquoi ?… Une fuite ?… Une mort ?… Ces questions ne sont pas vraiment celles qui accrochent l’âme de cette jeune femme au quotidien de ses souvenirs en continuelle mutation.

Voir sans être vu(e), penser à rêver, se cacher dans les petites choses, trouver sa place, tels sont les propos intimes et intimement partagés de cette héroïne qu’on ne découvre réellement qu’en fin de livre, lorsque le dessin nous la livre adulte et avide de tendresse et d’amour, dans une sorte de nudité tendrement pudique.

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Parce que c’est de cela que nous parle ce livre très personnel : ne rien oublier de son enfance, des douleurs de cette époque de l’existence que le souvenir embellit bien trop, ne rien en renier, mais, en même temps, se vouloir devenir adulte. C’est-à-dire, comme le dit un des petits textes de ce livre, « admettre la souveraineté de sa propre solitude » !

Admettre l’absence, aussi, cette réalité horrible qui définit pourtant l’humain, ses rêves, ses présents, ses quotidiens et toutes ses souvenances.

C’est une errance que nous dévoile l’autrice… Avec des larmes qui font renaître… Avec un amour au présent qui ne peut exister qu’en acceptant d’aimer son passé…

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Le dessin est parfois comme esquissé, parfois aussi extrêmement fouillé… Comme le sont les souvenirs humains, finalement… Il est très fort ancré, également, dans la représentation presque idéalisée de l’été, du soleil, de la plage, des vacances… Il accompagne à la perfection, sans jamais uniquement l’illustrer, un texte qui aime se référer à la littérature… A la chanson aussi, avec Barbara…

Ce livre, en fait, est indéfinissable…

Il est récit intime prenant la forme d’un long poème libre dans lequel le dessin s’intègre avec toute la poésie du hasard…

Oui… C’est un poème de mots et de dessins que ce livre étonnant, calme, tranquille, et abordant des thématiques qui sont celles de tout un chacun… Peut-on guérir de son enfance ? Doit-on le faire ?…

Jacques et Josiane Schraûwen

Sables Mouvants (autrice : Marion Canevascini – éditeur : Antipodes – 2022)

Whisky San : une bd à savourer sans modération…

Whisky San : une bd à savourer sans modération…

Le whisky n’est plus depuis longtemps l’apanage des îles britanniques ! Et ce livre nous entraîne dans la grande Histoire pour nous raconter la petite histoire de la création d’un whisky japonais, un des meilleurs du monde !

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Au début du vingtième siècle, Masataka Taketsuru a un rêve… Lui qui est l’héritier d’une distillerie de saké, il veut créer un whisky exclusivement japonais. Il va devoir affronter sa famille, la quitter, il va devoir affronter les réalités économiques, la rivalité… Il va voyager pour comprendre comment on fait le whisky, en Ecosse, il va tomber amoureux…

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Il va comprendre que l’important n’est pas dans la mécanique de fabrication, mais dans l’âme de cet alcool qu’on dit divin… Il va devoir, oui, combattre les a priori et les nationalismes des Britanniques.

Fabien Rodhain : hasard, détermination…

Les Ecossais ont l’habitude de dire que le Whisky a été inventé par les Irlandais, mais ce que ce sont eux, les Ecossais, qui l’ont rendu buvable… Et c’est dans l’univers de cet alcool aux possibilités de saveur infinies, que le Whisky japonais Nikka a réussi à entrer dans la cour des grands, à devenir, même, un des meilleurs whiskys du monde… Et pour ce faire, Masataka Taketsuru a dû découvrir que les échecs sont eux aussi partie prenante de la réussite…

Fabien Rodhain : les échecs…

On pourrait se dire qu’un tel livre ne peut qu’être destiné aux amateurs de whisky, aux spécialistes, de façon plus didactique que passionnante… Mais ce n’est heureusement absolument pas le cas… Les deux scénaristes, Fabien Rodhain et Alcante, ne se sont attachés que très peu à toute la technique, à toute la technologie de la fabrication du whisky.

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L’intérêt de ce livre, c’est d’abord de nous balader dans la grande Histoire, en arrière-plan, celle de la guerre 40-45, par exemple, ponctuée par l’horreur d’Hiroshima… On survole ainsi pratiquement tout un siècle d’Histoire, mais en petite touches, avec une sorte de pudeur tranquille… Fabien Rodhain est ce qu’on peut appeler un auteur écologiquement engagé. Mais ici, il oublie ce côté militant de sa personnalité pour nous raconter, simplement, une aventure humaine, celle d’un rêve qui finit par prendre vie envers et contre tout…

 Fabien Rodhain : une histoire humaine

Une des constantes dans l’œuvre multiforme de Fabien Rodhain est la présence féminine… Parfois comme un moteur, parfois comme une touche d’humanité, parfois comme une observatrice. Ici, toute la réussite d’un homme ne se révèle possible que grâce à plusieurs femmes. L’épouse, la mère, la sœur, entre autres. Ce sont elles qui, finalement, offrent au rêve du créateur du Nikka la chance de devenir réalité…

Fabien Rodhain : les femmes

On aurait pu avoir peur, face à ce sujet véritablement japonais, d’avoir un dessin proche, graphiquement et narrativement, des mangas… Mais ce n’est pas le cas ! Poétiquement réaliste, le dessin d’Alicia Grande reste pudique, tendre même, et toujours souriant.

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Plein de mouvement, aussi, et de sens aigu de l’approche des regards des personnages… Un dessin que la couleur rythme et anime avec une immense intelligence.

Fabien Rodhain : dessin et couleur

Jacques et Josiane Schraûwen

Whisky San (dessin : Alicia Grande – scénario : Fabien Rodhain et Alcante – couleur : Tanja Wenisch – éditeur : Grandangle – mars 20224 – 136 pages)

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Il Y A Longtemps Que Je T’Aime – Un livre à ne pas rater !

Il Y A Longtemps Que Je T’Aime – Un livre à ne pas rater !

C’est déjà mon deuxième coup de cœur de l’année… Il y a eu « La neige était sale », dont j’ai parlé ici… Et il y a maintenant cet album d’une jeune femme, Marie Spénale, au talent indéniable !

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Ce livre est superbement séduisant ! Par ce qu’il nous raconte, déjà… Même si, ici et là, on l’annonce comme n’étant que le récit d’une sorte de Robinson Crusoé au féminin!

Il s’agit bien d’un naufrage, c’est vrai, celui d’une femme mûre qui se retrouve seule sur une île perdue loin de tout. Il y a également un autre occupant de cette île que cette femme, Annie, va rencontrer.

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Mais la ressemblance avec Defoe s’arrête là. Le titre de ce livre fait penser à une vieille comptine : « il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai », qui se termine par ce quatrain : « je voudrais que la rose fût encore au rosier et que mon doux amant fût encore à m’aimer ». Et ce qui remplit ce livre, c’est cette double thématique-là : l’amour qui se cherche un sens, le tout dans une nature foisonnante. Un amour qui se cherche au long d’une sorte d’introspection artistique.

Marie Spénale

Tout au long de l’Histoire humaine, c’est toujours, en fin de compte, d’amour que nous parlent les événements comme les grands auteurs… Sans amour, pas de guerre de Troie, par exemple, pas de Racine, pas de Molière… Pas de Godot qu’on attend éternellement…. Et c’est bien à la recherche de cet Amour, tantôt minuscule, tantôt majuscule, que nous entraîne Marie Spénale.

Marie Spénale

Mais, en se plongeant ainsi à la fois dans ses propres aspirations, ses propres questions, et dans les méandres d’un amour toujours multiforme, Marie Spénale aborde bien d’autres thématiques.

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Il y a la solitude, et l’angoisse de cette solitude… Et puis la peur, soudain, pour Annie, de devoir constater qu’elle n’est pas seule, et qu’elle peut oublier son mari entre les bras d’un homme qui ne dit rien mais dont le corps se donne avec une infinie sensualité. Il y a le fugitif et essentiel moment où le sentiment s’accepte charnel…

Marie Spénale

Il y a ce monde dans lequel Annie survit, un univers à la fois réel et onirique, il y a son autre angoisse, celle de l’âge, qu’elle calme en l’acceptant, en coupant ses cheveux, en laissant le blanc les envahir… Ce livre est, c’est une certitude, une introspection poétique, presque surréaliste, avec des références à Freud, au symbolisme des rêves, comme l’eau, le sang, la minéralité de l’environnement humain…

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Ce livre raconte le besoin, enfin, que cette femme accepte, d’aimer maintenant, au présent, tout simplement… Elle écrit, d’ailleurs, dialoguant autant avec elle-même qu’avec son mari qu’elle n’oublie pas… Elle écrit comme l’autrice dessine, sans doute, pour s’aimer elle-même… Pour s’aimer vieillir… Pour refuser les convenances… Le temps d’une parenthèse de quatre mois, Annie va se redécouvrir libre, sans rien renier cependant de ses engagements amoureux…

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Et le livre se termine par cette phrase qui est comme une porte ouverte dans ses quotidiens retrouvés : « Rien n’est jamais assez ». « Il y a longtemps que je t’aime », c’est un album extrêmement personnel et, ce faisant, universel dans son propos, grâce aussi à une narration graphique totalement assumée, totalement réussie.

Marie Spénale

Et c’est là la deuxième raison de l’immense plaisir que j’ai eu à me plonger dans ce livre que je considère, vraiment, comme un petit chef d’œuvre du neuvième art !  C’est un livre qui se construit, graphiquement, à partir de références artistiques… Picasso… Matisse… Les mangas… Le Douanier Rousseau…

Marie Spénale

Et puis, il y a la couleur ! Une couleur qui fait ben plus qu’accompagner le récit, qui en est partie prenante, qui en invente le rythme, sans cesse, une couleur dans laquelle le lecteur ne peut que s’immerger, pour un poétique naufrage des certitudes, avec bonheur et sensualité…

Marie Spénale

Et j’épingle ici un petit dialogue à lire dans ce livre, et qui résume peut-être tout son trajet de création… Tout le trajet humain que nous faisons, toutes et tous, lorsque nous acceptons que l’Amour devienne nôtre…

« – C’est dur, quand on nous appelle, de ne pas venir.

  • On est libres.
  • Tu penses ? Même quand on nous aime ? »

Ce livre, exceptionnellement beau, est aussi un livre libre, qu’on ne peut qu’aimer, que vous ne pouvez qu’avoir dans votre bibliothèque !

Jacques et Josiane Schraûwen

Il y a longtemps que je t’aime (autrice : Marie Spénale – éditeur : Casterman – mars 2024 – 122 pages)

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