Corbeyran’s Classic Fantastic – Les classiques du fantastique

Corbeyran’s Classic Fantastic – Les classiques du fantastique

Quand un scénariste se donne le plaisir de sacrifier à sa passion, cela donne une petite anthologie de ses goûts de lecteur… Et huit dessinateurs différents !

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Je ne vais pas m’amuser ici à répertorier les plus de 400 scénarios dont Corbeyran est l’auteur. Du haut de ses soixante ans, on peut dire, assurément, qu’il a marqué, à sa manière, le monde de l’édition BD… Avec des thématiques très différentes les unes des autres et, le plus souvent, populaires aussi… On peut retenir de son œuvre pléthorique quelques très belles réussites… Je pense à ses « Paroles de… »… A la superbe série, aussi, « Le cadet des Soupetard », avec Berlion au dessin… A côté de cela, force est de reconnaître qu’il s’est également de temps en temps fourvoyé, voire perdu… Et c’est tous ces chemins-là qui construisent une oeuvre, ne véritable oeuvre!

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Sans doute Boule et Bill n’avaient-ils pas besoin de renaître de leurs cendres… A mon avis du moins… Sans doute, en se penchant sur le vin, s’est-il un peu trop senti proche, scénaristiquement parlant, de Van Hamme (dont il a pris le relais dans « Mystery »). Mais dans une foule de livres dont il est l’auteur, il y a « Les Stryges », les « Sales Mioches », et pas mal, finalement, de petits bijoux servis par des dessinateurs infiniment talentueux…

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Dans cet album-ci, Corbeyran veut partager avec ses lecteurs une de ses passions… Le fantastique a nourri son imaginaire, depuis toujours, même s’il n’a pas occupé le première place dans ses productions. Mais il est évident qu’un auteur, quel qu’il soit, nourrit toujours ses écrits, ses œuvres, ses imaginaires de tout ce qu’il a lu auparavant, de tout ce qu’il lit encore. Et Corbeyran l’avoue, dès l’entrée de ce livre : il nous présente huit adaptations de nouvelles d’écrivains sans lesquels il n’existerait pas…

Huit écrivains « fantastiques »… Mais d’un fantastique anglo-saxon, exclusivement… D’où cette petite remarque de ma part : le sous-titre « les classiques du fantastique » est quelque peu mensonger… Où sont les Jean Ray, les Thomas Owen, les Claude Seignolle, les Marcel Béalu, les Gérard Prévot, les Gustav Meyrinck ? Pourquoi dénier ainsi, en une petite formule lapidaire, le fantastique européen, tellement différent de celui qui nous vient de l’autre côté de l’Atlantique ?

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Je referme cette parenthèse, rapidement, parce que, finalement, en faisant cet album, je pense que Corbeyran a voulu rendre hommage au môme qu’il a été, et à une forme de bd qui l’a enchanté comme elle a enchanté toute une génération… Les « magazines » Eerie, Creepy, par exemple, avec des révélations de dessinateurs qui ont marqué totalement l’histoire de la bd américaine en dehors du circuit des superhéros… Corben entre autres, y a peaufiné un art qui a définitivement marqué les possibles narratifs, expressionnistes, du dessin.

Et donc, c’est un peu une renaissance d’un de ces magazines qu’on tient entre les mains avec ce livre. Avec des adaptations très différentes les unes des autres, par la façon dont Corbeyran les a travaillées, par la manière aussi, bien évidemment, dont huit dessinateurs ont pris en charge ces adaptations. Pour Poe, il y a un vrai respect du texte original, mais avec peut-être trop de raccourcis… Avec Lovercraft, j’ai l’impression que son adaptation prouve que cet écrivain qui fut sans doute génial, qui fut sans doute fou, est impossible, définitivement à adapter, en bd comme au cinéma. Avec Howard, Corbeyran nous fait découvrir un dessinateur, Gajic, au talent classique rendant à merveille les ambiances à la fois glauques et quotidiennes d’un récit horrifique et tranquille en même temps. Dans son adaptation de Le Fanu, on ne peut qu’admirer le sens des couleurs. James et Hodgson sont également présents au fil des pages de cette petite anthologie subjective…

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Les fins des nouvelles ici adaptées sont toutes, à leur manière, « ouvertes ». Ce qui permet, comme dans toute œuvre fantastique, au lecteur de participer, en quelque sorte, à l’histoire racontée. Comme nous sommes dans un fantastique américain, la thématique première, en dessin comme en scénario, tourne autour des monstres, c’est une évidence. Et je mets en avant le dernier chapitre de ce livre, inspiré par Howard, et qui me semble le plus réussi ! Par un scénario fluide, d’une part, et un dessin de Nicolas Guénet qui, avec une réussite parfaite, rend hommage à Richard Corben… Et ce qui fait le plaisir à lire cet album, c’est aussi le fait d’y trouver différents styles, littéraires et graphiques, qui ressemblent à un puzzle (incomplet) de ce que peut être une forme précise (et réductrice) du « fantastique » !

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Un livre intéressant, donc… Inégal, bien évidemment, comme le sont, finalement, toutes les anthologies, depuis toujours… Avec, et c’est un de mes regrets, quelques fautes d’orthographe qui ont arrêté mon regard, de ci de là… Un livre qui m’a donné l’envie de replonger dans Frazetta, Corben, et bien d’autres, de replonger en pays de nostalgie, oui, de me souvenir de ces frissons que, ado, j’adorais ressentir en souriant…

Jacques et Josiane Schraûwen

Corbeyran’s Classic Fantastic – Les classiques du fantastique (scénario : Corbeyran – dessin : huit auteurs – éditeur : Kalopsia – mars 2025)

Le Cahier A Spirale – un récit à la fois autobiographique et universel

Le Cahier A Spirale – un récit à la fois autobiographique et universel

Didier Tronchet fait partie, incontestablement, de la génération de ces auteurs qui, dans les années 80, se sont signalés par leurs envies de ne jamais suivre les sentiers battus d’une édition qui commençait à éprouver des difficultés à digérer les révolutions graphiques des années 60 et 70…

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On lui doit les aventures de Raymond Calbuth, les délires du couple Poissart, et surtout les déboires de Jean-Claude Tergal… Autant de séries dans lesquelles Didier Tronchet, sans vergogne, rue dans les brancards de l’humour pour le triturer à sa manière, une manière iconoclaste et merveilleusement irrespectueuse. Un humour qui lui a valu un prix (mérité) à Angoulème !

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Mais Didier Tronchet, c’est aussi un amoureux de la langue, de l’écriture… Un scénariste, donc, à qui on doit de bien belles réussites, avec Al Coutelis par exemple. Avec Tarin, Krings et Baron Brumaire au dessin, pour une série qui avait toutes les apparences d’une bd « jeunesse » mais qui en dépassait en douceur les codes habituels : Violine. Didier Tronchet, c’est également un écrivain, un homme de scène, un amoureux de la chanson française, un passionné du septième art.

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Et toutes ces passions, finalement, ressemblaient à une forme de fuite en avant… D’occupation du temps qui passe en s’enfouissant dans des fictions souvent déjantées… Une fuite ?… Pas vraiment, en fait… Paul Léautaud disait, à sa manière, qu’on pouvait partager les « écrivains » en deux parties : les auteurs et les faiseurs. Il ajoutait que la seule écriture qui mérite d’être lue est celle qui parle de son auteur. Il vilipendait, ainsi, l’imagination, la non-vérité, les souvenirs arrangés pour faire bien. Il revendiquait, avec une verve superbe, l’autobiographie constante en toute œuvre littéraire ! Et, croyez-moi, en se plongeant dans les nombreuses œuvres de Didier Tronchet, c’est bien lui qu’on rencontre, qu’on découvre par petites touches, comme par hasard. Un peu comme si, même en racontant des « bêtises » dessinées, il ne cherchait qu’à se cacher derrière des personnages qui, pourtant, lui ressemblaient… Tronchet n’a jamais fait partie des « faiseurs »!

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Et puis, un jour, Didier Tronchet a décidé de ne plus se cacher… Il s’est lancé dans la bd autobiographique, pompeusement appelée « roman graphique », désireux d’ainsi dessiner un miroir de lui-même sans fioritures… C’est ainsi que sont nés deux livres extraordinaires, « Le Chanteur Perdu » et « L’Année Fantôme ». C’est ainsi que paraît, aujourd’hui, ce « Cahier à spirale » qui semble peut-être terminer ce cycle très personnel. Ces trois albums, en tout cas, se caractérisent par la volonté de son auteur de ne plus faire de « fiction ». De savoir, en tout cas, que la fiction n’est qu’un leurre, un mensonge de la part de son auteur comme de la part, également, de ses lecteurs… Trois albums d’introspection, donc, dans lesquels Tronchet s’amuse à nous étonner, à nous amuser, à nous faire réfléchir sur nous-mêmes également…

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Ce qu’il faut souligner dans ce livre, c’est la volonté que Tronchet a eue, une fois encore, de ne pas s’occuper des normes de la bd… Pas de gaufrier… Des pages qui racontent toutes une part de l’histoire, de ses imaginaires, de ses révélations, de ses souvenances retrouvées. Pas de chronologie… Pas de post-jugement… Ce cahier à spirale que Tronchet prend sous le bras pour aller questionner sa mère sur leur passé commun comme sur leurs passés différents, c’est l’objet qui permet à Didier Tronchet de s’obliger à construire, à partir des confidences voulues et reçues, un récit… Mais un récit éclaté… Une sorte de puzzle dans lequel la famille occupe les quatre coins… Ces petites pièces sans lesquelles il est impossible de débuter ce jeu étrange qu’est un puzzle !

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Ce livre est étonnant, à bien des points de vue… Je le disais plus haut, il est étonnant de justesse surtout peut-être par cette capacité qu’il a de nous faire penser à nos propres existences, à nos propres failles, aux absences éparses qui peuplent avec plus ou moins de force toutes les vies humaines. Ce livre est un livre de partage d’émotions, mais dans lequel l’auteur, sans cesse, veut adoucir le propos… Pas pour se donner quelque alibi que ce soit, mais pour, tout au contraire, mieux s’enfouir en même temps en lui-même et au profond de ceux à qui il s’adresse : ses lecteurs, sa famille, le monde d’aujourd’hui, l’enfance de tout un chacun… Ce qui rend ce livre étonnant également, c’est que Tronchet a voulu y inclure une fiction… Un éditeur, totalement non-réel, des situations exclusivement imaginaires, comme pour nous dire, qui sait, que la fiction, malgré ses déformations de la vie, reste aussi l’essence-même de cette vie !

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Après être parti, sur une sorte de coup de tête nostalgique, à la recherche de Jean-Claude Rémy, chanteur disparu et retrouvé, Didier Tronchet part ici, en quelque 190 pages, à la recherche de lui-même. Ou, plutôt, à la découverte de ses racines, de toutes ses racines, les douloureuses comme les resplendissantes… Les superbement vivantes et les refus de regarder la mort en face, celle des autres en tout cas… A la découverte des oublis que la mémoire impose pour que la souffrance ne devienne pas une constante du temps qui passe…

Ce livre est une réussite totale, parce qu’il n’est pas qu’introspectif ! Et que, quand il le devient, il s’adresse à nos dérives, à toutes et à tous !

Jacques et Josiane Schraûwen

Le Cahier A Spirale (auteur : Didier Tronchet – éditeur : Dupuis – mars 2025 – 190 pages)

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Pico Bogue – 16. Haïku

Pico Bogue – 16. Haïku

Il y a de ces livres que j’aime laisser traîner sur un meuble, longtemps, avant de les lire… Pour le plaisir de l’attente… Pour la certitude d’y trouver une part de bonheur simple, celui de l’intelligence, de l’humour et du partage… C’est le cas, toujours, avec chaque album de l’exceptionnel Pico Bogue !

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Je me souviens de la première fois où nous nous sommes vus, Dominique Roques et Alexis Dormal, les créateurs de Pico, et nous-mêmes, mon  épouse et moi… Une petite fête de la bd dans la maison communale de Saint-Gilles, à Bruxelles. Ils étaient là, assis côte à côte en attente de gens curieux de leur album… Josiane et moi, nous nous sommes approchés… Nous avons feuilleté le livre… Et, très vite, tous les deux, nous avons été séduits par le dessin de ce personnage, Pico Bogue, par les mots qui étaient les siens. Nous avons acheté l’album… Et quelque temps plus tard, j’en ai parlé sur le site culturel de la rtbf. Je me rappelle aussi que la journaleuse responsable alors du site culturel m’a écrit que cette chronique était stupide, que ce personnage de Pico Bogue n’avait aucun avenir, que le dessin n’était qu’une resucée de ce qui existait déjà !

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Pas mal d’années plus tard, Pico Bogue existe toujours, il continue à voir le monde avec le regard d’une enfance aux essentielles lucidités, il en est au seizième épisode de ses frasques et de ses réflexions qui me font, ainsi qu’à des milliers et des milliers de lecteurs, sourire, plaisir, réfléchir… Qui me font du bien, tout simplement ! Et la journaleuse, elle, continue sans doute à végéter dans l’univers clos de ses certitudes imbéciles…

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Qui est Pico Bogue ? Un gamin qui vit en famille, avec ses parents, avec sa petite sœur Ana, un gamin espiègle qui va à l’école, qui a ses copains, très différents de lui… Un gamin comme tous les autres, mais qui, par la magie d’une scénariste, Dominique Roques, par le talent d’un dessinateur, Alexis Dormal, devient le miroir de nous-mêmes, lecteurs-spectateurs replongeant, le temps de quelques pages, dans les univers déraisonnables de nos vieilles enfances !…

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Dans ce seizième album, la recette reste la même… Et c’est tant mieux ! Des petites scènes, des échanges de mots au quotidien, des décors qui ont presque autant d’importance que les personnages, et, surtout, un jeu double, celui des mots d’une part, celui des dessins d’autre part. Oui, Dominique Roques et Alexis Dormal sont bien plus que complices ! Ils réagissent l’un à l’autre sans cesse, le talent de chacun magnifiant celui de l’autre… Force est de reconnaître que dans bien des séries, on peut se lasser… Mais il n’en est rien avec Pico Bogue, comme il n’en a jamais été rien avec Mafalda ou Snoopy, par exemple ! Lorsque l’alchimie de la création est parfaite, l’étonnement est toujours au rendez-vous de la lecture ! L’étonnement et le plaisir !

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Dominique Roques, la scénariste, est amoureuse des mots, et donc de la vie. Et sa façon, simple et lumineuse, de mettre en scène des concepts étymologiques ou même sémantiques est d’une superbe légèreté ! De sophismes en symbolismes, de réflexions philosophiques en observations de la vie de tous les jours, elle nous fait sourire, toujours… Même en nous parlant de choses graves, Dominique Roques parvient à être objective sans jamais sacrifier aux modes, sans chercher à être « positive » ! Et les aquarelles d’Alexis Dormal ont la même légèreté… Je vous parlais d’alchimie, et c’est bien de cela qu’il s’agit : une manière d’aborder la vie comme le travail faite de deux réalités artistiques différentes s’unissant à la perfection.

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Dans ce seizième album, Pico Bogue découvre ce qu’est le Haïku… Ce gamin ne « s’embête pas à se demander s’il est intelligent », ce gamin comprend, sans avoir besoin de l’exprimer, que la poésie est un chemin idéal pour exister aux regards des autres, au regard de soi-même aussi ! Cela dit, n’ayez aucune crainte : ce livre n’a rien d’une approche théorique d’une forme asiatique de la poésie ! Ce livre, tout au contraire, rythme la vie racontée par le rythme de l’écriture, de la poésie, donc de l’existence… En outre, alors que les règles prosodiques du Haïku sont très précises (3 vers, le premier de 5 pieds, le deuxième de 7, le troisième de 5), les poèmes écrits et dits par Pico comme par sa maman sont bien pus anarchiques dans leur construction ! Ils sont, disons-le, libres, essentiellement libres, comme l’est, toujours, le ton de cette série bd indispensable !

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Par la grâce des mots comme par celle du dessin et de la couleur, Pico Bogue appartient à ce que l’univers du neuvième art peut avoir de plus intéressant, de plus intelligent, de plus beau à lire et à regarder ! Ce n’est pas une série d’humour consacrée à l’enfance, c’est une série souriante qui nous ouvre les yeux d’album en album, et nous remet en mémoire les enfances qui sont nôtres…

Jacques et Josiane Schraûwen

Pico Bogue : 16. Haïku (dessin : Alexis Dormal – scénario : Dominique Roques – éditeur : Dargaud – septembre 2024 – 48 pages)