Le Nid – Du trois au sept juin 1944, les soubresauts pervers d’une dictature moribonde

Le Nid – Du trois au sept juin 1944, les soubresauts pervers d’une dictature moribonde

Nombreuses sont les bandes dessinées consacrées au nazisme, à Hitler… Mais celle-ci, croyez-moi, s’en démarque avec un talent inouï ! Un livre graphiquement exceptionnel…

copyright sarbacane

Le thème de cet album est, ma foi, extrêmement simple. Hitler, dans son nid perché dans les Alpes bavaroises, mène grande vie, accueille ses généraux, ses proches, et on fait ripaille tout en laissant le sexe et ses folies prendre un pouvoir dont on devine qu’il en est à ses dernières extrémités. Nous sommes en juin 1944…

Et l’Italien Mario Galli nous en dessine et peint le paysage… Paysage vivant d’un univers en totale déliquescence, d’une fin de partie à laquelle font semblant de ne pas croire des courtisans qui se savent sans avenir… Paysage de quotidiens qui, niant les réalités d’une guerre qui se désespère d’elle-même, se font ensoleillés, presque poétiques, souvent romantiques, et sans cesse désespérés.

Hitler, démiurge déjà mourant, orchestre à peine ces ultimes réjouissances d’un pouvoir déjà sous l’éteignoir. Drogué pour oublier ses douleurs, il tente d’échapper à ses cauchemars sans jamais parvenir à les toucher du doigt, à leur imposer cette mort qu’il impose depuis tant d’années à des millions d’êtres humains.

Et on le voit, s’éloignant de lui-même, cherchant dans l’étreinte brutale qu’il vit avec Eva Braun une affirmation, encore, de sa puissance, on le découvre quittant les liesses factices de ses proches pour regarder « Le Dictateur » de Chaplin, et prendre de Charlot, ensuite, la marche solitaire et claudicante…

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Dans ce livre, qui semble se perdre dans une faille du temps, tout est abordé de l’horreur du nazisme, par petites touches. On s’enivre jusqu’à l’oubli dans ce nid perché dans une nature enivrante, et les portraits se multiplient au fil des pages, toujours non terminés, comme la vie, comme l’existence fugace de ces humains qui s’enfouissent, plus ou moins consciemment, dans des ailleurs inéluctables.

Dans ce livre, on assiste à un étrange face-à-face à distance entre Hitler et un chasseur qui pourrait le tuer mais ne le fait pas… On écoute aussi parler ce petit moustachu hystérique au travers du museau de son chien… Un peu comme si les sentiments, aussi improbables soient-ils, d’Hitler ne pouvaient s’exprimer qu’en dehors de lui et des idéologies qu’il a pourtant créées…

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En fait, dans ce livre étonnant, rien n’est conventionnel. Ni la narration, ni le graphisme, ni l’image donnée des différents protagonistes croisés, parfois le temps de quelques images à peine, au gré de la lecture.

Et tout le récit de ce livre pourrait presque se résumer dans une phrase prononcée par un officier, un de ces Allemands qui se sent « fils de la mort » : « Nous sommes tous morts, même ceux d’entre nous qui parviennent à rester en vie » !

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Et tout participe, dans cet ouvrage, à cette omnipuissance de la mort…

L’art de Mario Galli ne ressemble à aucun autre, même si on peut en dégager des influences, ou, plutôt, une sorte de « citations » graphiques.

Du côté de la bande dessinée, on pense parfois à des auteurs comme Chantal Montellier et Nicole Claveloux…

Du côté de l’art, on ressent, profondément, la présence d’un peintre comme Grosz, et, de manière générale, un mouvement incessant de la part de l’auteur entre expressionnisme et pop-art… Avec une touche de symbolisme impressionniste, presque, lorsqu’Hitler est dessiné, dans l’étreinte, en noir, donc presque en absence… Avec aussi un travail parfaitement maîtrisé sur la profondeur, grâce à une utilisation très picturale des formes et de leurs couleurs.

Narrativement, Mario Galli mélange les genres, également… Pages muettes, découpages traditionnels laissant la place soudain à une forme d’écriture uniquement cinématographique. Mais ce qui est essentiel dans ce livre, ce qui démesure le récit, c’est l’utilisation que Mario Galli fait de la couleur… Tantôt violente, et d’un rouge débordant, tantôt presque tendre lorsqu’Hitler, par exemple, se rêve revenant en enfance, se souvient, mais est-ce un souvenir réel, de son amour de la nature…

copyright sarbacane

Ce Nid duquel ne jaillira plus aucun envol est un livre vraiment inattendu, démesuré, intelligent, passionnant… Un vrai coup de cœur… Une bande dessinée qui n’a besoin d’aucun alibi culturel ou littéraire pour s’affirmer être une totale réussite…

De la grande bd, oui, tout simplement…

Jacques et Josiane Schraûwen

Le Nid (auteur : Mario Galli – éditeur : Sarbacane – 2023 – 168 pages)

Pierre Loti – une vie de voyageur

Pierre Loti – une vie de voyageur

Bien sûr, on connaît encore (un peu) des titres de livre écrits par Pierre Loti : Pêcheur d’Islande, Ramuntcho, entre autres. Mais qui était-il ?…

copyright calmann levy

Force est de reconnaitre, cependant, que ses livres, nombreux, sont peu lus, de nos jours. Et c’est un doux euphémisme. Par contre, lorsqu’on cite son nom, on retrouve l’image d’un personnage un peu fou, ayant reconstitué dans sa maison de Rochefort en France des décors orientaux dans lesquels il se baladait en tenues exotiques.

Pierre Loti

Pierre Loti était-il cet être étrangement original, membre de l’académie française quand même, était-il une espèce de caricature amusante des voyages qu’il avait faits ou imaginés ?… Cet album est là pour le restituer tel qu’il fut, réellement, et briser ainsi bien des images négatives attachées à sa personne, à sa personnalité.

copyright calmann levy

Ce livre, oui, nous fait un portrait complet de Julien Viaud, vrai nom de cet écrivain qui ne fut pas uniquement, loin s’en faut, un auteur à succès du début du vingtième siècle.

Avant d’écrire, il fut marin… Voyageur, donc… Découvrant des univers desquels il est, peu à peu, tombé amoureux. Je dis des univers, je devrais plutôt parler de lieux, de civilisations, de gens, de cultures, de différences !

Pierre Loti, ainsi, fut véritablement un aventurier, un découvreur, un de ces êtres humains, rares tout compte fait, capables de dépasser les convenances et les idées convenues pour découvrir, simplement, le monde tel qu’il est et pas tel qu’on veut le montrer… Et, de voyage en voyage, marin de la marine officielle, il s’est peu à peu révélé à lui-même comme dessinateur, comme journaliste, comme écrivain, enfin.

copyright calmann levy

A partir de cette biographie dessinée, avec comme fil conducteur une visite féminine dans son antre de Rochefort, Pierre Loti permet, en quelque sorte, aux auteurs de nous le faire découvrir… De nous faire découvrir un homme complexe, qui a d’abord été un regard, ensuite une réflexion, enfin un discours écrit, journalistique et romancier.

Un regard, oui… Sur la signification du mot « civilisation ». Sur ce qu’était le colonialisme. Sur la « sauvage poésie » de la différence, d’idées, de personnes, de langages, de lieux. Sur l’érotisme de l’ailleurs.

Un regard amoureux à l’égard de ces peuples rencontrés en dehors des contraintes de la politique en cours.

Un regard critique, aussi, envers la France, sa politique, envers les touristes (déjà !…) qui salissent tout ce qu’ils ne veulent pas connaître.

Avec cette citation sans détour : « On a réussi à faire de l’Algérie quelque chose de terne et d’incolore, tout y est frelaté. » !

copyright calmann levy

Pierre Loti, tout au long de sa vie, semble toujours rechercher l’envers des apparences et les mystères qui s’y cachent.

Et ce livre nous permet d’entrer pleinement dans le sens qu’il donnait au mot « aventure », à l’opposé même des tout héroïsme, avec comme seul but la connaissance et l’acceptation des différences de culture, de croyances, de réalités, de coutumes.

S’il fallait trouver un leitmotiv à son existence, à ce que nous raconte ce livre, et les siens aussi, cela pourrait se résumer à ces mots de Loti lui-même : seul le voyage peut ouvrir les yeux. Mais sans toucher ses rêves du doigt…

copyright calmann levy

Ce sont d’ailleurs les mots de Loti qui peuplent cet album, ce sont eux, prenant comme point de départ une discussion presque mélancolique entre l’écrivain et une amie dont on devine l’ancienne intimité, qui racontent l’écrivain.

Pascal Regnauld, qui a assumé quelques albums de l’inspecteur Canardo créé par Sokal, nous montre ici une autre facette de son talent, parfaitement maîtrisée. Son dessin illustre et accompagne les mots, tout en leur offrant un rythme et une représentation jamais outrancière. La couleur, quant à elle, permet une lecture aisée, de « présent » en « passés »… Le scénario, parfaitement lisible, suivant pas à pas la vie et la carrière de Loti, laisse la part belle à l’humain bien plus qu’à l’Histoire, et c’est ce qui fait aussi la qualité de ce livre.

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Grâce à cette osmose entre les auteurs, on peut dire que ce livre est une réussite, dans la mesure où, au fil des pages, on voit Pierre Loti y prendre vie… Un vrai Pierre Loti, loin de l’image très particulière qu’il a laissée dans l’inconscient collectif…

Jacques et Josiane Schraûwen

Pierre Loti – une vie de voyageur (dessin : Pascal Regnauld – scénario : Didier Quella-Guyot et Alain Quella-Villéger – éditeur : Calmann Levy – 146 pages – 2023)

Boule à Zéro : 10. Les Bras Levés

Boule à Zéro : 10. Les Bras Levés

La fin d’une aventure humaine superbement racontée ?… Peut-être… Ou pas…

copyright bamboo

C’est le mois dernier qu’est sorti de presse le dixième tome de « Boule à Zéro », une série dont j’ai déjà parlé ici… L’histoire que nous racontent ces dix albums est extrêmement simple… Zita et une adolescente de quatorze ans dans un corps enfantin… Zita est une enfant malade, vivant dans un hôpital, où on s’efforce de soigner son cancer…

Si Zita a comme surnom « boule à zéro », c’est parce que les traitements qu’elle subit l’ont rendue chauve. Et donc, depuis 2012, Ernst au dessin, aidé dans ce dixième volume par Diaz, et Zidrou au scénario nous racontent le quotidien de Zita dans l’étage des enfants gravement malades d’un hôpital comme les autres. Le quotidien, oui, les rencontres, les amitiés qui naissent malgré la présence, dans les lieux comme dans les mots, de la mort…

A l’heure où l’intelligence artificielle, le plaisir de la guerre et l’envol vers d’hypothétiques étoiles prennent le pouvoir sur l’intérêt porté à son voisin, « Boule à Zéro » est une série qui fait du bien… Même lorsque le chagrin se mêle à la lecture. Une série pour laquelle nous avions eu le coup de foudre, dès le premier album, Josiane et moi.

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C’est un thème extrêmement dur…

Merveilleusement sensible, ai-je envie de dire…

Parce que c’est cela qui sous-tend toute cette formidable aventure éditoriale : l’émotion ! Mais une émotion sans mièvrerie, sans facilité… Une émotion pleine d’humour, grâce au dessin de Ernst, souriant, lumineux, et au texte de Zidrou qui parvient, avec un talent fou, à mêler intimement les plaisirs aux chagrins, les larmes aux sourires. C’est un thème dur, oui, mais traité avec tendresse.

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Parce que le quotidien de Zita n’est fait que de cela : ses sourires, sa bonne humeur, son entrain, sa facilité à faire la nique à la mort tout en la connaissant, tout en la respectant, son bonheur à amuser les enfants de son étage, les vieux de l’étage de gérontologie, et les infirmiers et infirmières, son médecin, les aides-soignants, les proches en visite. Faire la nique à la mort, oui… Comme bien des gens atteints par cette maladie dont on nous dit chaque année qu’on en guérit de plus en plus, alors que les chiffres, eux, montrent qu’on en meurt toujours autant !

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Faire la nique à la mort en éclatant de rire. En disant, comme sur la couverture de cet album : i’m back, je suis de retour… De retour dans le monde des vrais vivants, puisque c’est là le thème de ce dixième album, intitulé « Les bras levés »…

Zita semble guérie.

On a essayé sur elle un traitement révolutionnaire, et tous les résultats sont bons… Elle peut sortir… Mieux encore, son corps d’enfant entre, enfin, dans l’adolescence… Ses seins commencent à pousser et elle a ses règles… Elle qui a toujours été souriante pour apprivoiser le bonheur de chaque instant, elle se retrouve libérée, avec des parents qui, séparés, vont sans doute se retrouver.

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Tout ce livre est construit par petites séquences, un peu comme pour nous faire suivre les adieux de Zita à tous ceux qu’elle aime dans cet établissement auquel elle a offert son âme. Avec un merle qui veut rester dans cet hôpital, et dont on dit : « la place d’un oiseau, c’est dans le ciel, pas dans un hôpital ». L’oiseau est dans le ciel, et Zita renaît enfin. Une autre citation de ce livre : « Dans un hôpital, quand ce qui nous y conduit est grave, on arrive en pleurant, on part en faisant pleurer les autres »… Et c’est en vivant, en grandissant au-delà de la maladie que Zita va devoir apprendre à devenir elle-même…

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La fin est joyeuse, comme un rayon de soleil. Une fin qui laisse peut-être bien la porte ouverte à d’autres aventures, dans la vraie, la nouvelle vie de Zita… C’est une série dans laquelle tout le monde peut se reconnaître, c’est une série époustouflante d’observation, d’espoir, de réalisme, aussi… de larmes amères et de sourires souverains… Une série, due à deux auteurs exceptionnels et à un éditeur courageux, dix albums qui se doivent se trouver en bonne place dans toute bibliothèque !

Jacques et JOSIANE Schraûwen

Boule à Zéro : 10. Les Bras Levés (dessin : Ernst et Diaz – scénario : Zidrou – couleurs : Laurent Carpentier – éditeur : Bamboo – mars 2023 – 48 pages)