Urbex – De la bd pour adolescents ?… Pas seulement, loin s’en faut !

Urbex – De la bd pour adolescents ?… Pas seulement, loin s’en faut !

D’un côté, Vincent Dugomier, le scénariste des « Enfants de la résistance ». De l’autre côté, Clarke, un dessinateur surdoué, avec des albums aussi différents que Mélusine et Rencontres Obliques ou Akkad. Au total : une collaboration haut de gamme !

copyright Le Lombard

L’exploration urbaine, cette mode qui consiste à aller visiter des lieux créés et ensuite abandonnés par l’homme, est au centre de cette série qui compte à ce jour deux albums.

Lorsque je parle de mode, c’est très relatif… Certes, de nos jours, les shootings urbex se multiplient, tout comme les explorations de jeunes et, surtout, de moins jeunes aventuriers de l’inconnu ressemblent à de l’archéologie du contemporain.

Mais l’homme n’a-t-il pas toujours, et surtout dans son enfance, aimé les frissons que peut provoquer l’entrée pratiquement interdite dans un univers sans normes, hors de toutes les habitudes ?

Nombreux sont les livres, les contes aussi, qui nous parlent de demeures abandonnées dans lesquelles les voyageurs égarés se perdent encore plus ! Et, dans le cinéma, cette démarche est le déclencheur de bien des films d’horreur !

Et c’est bien dans ce monde-là, entre horreur et fantastique, entre quotidien et irréalité, entre cauchemar et habitudes, que nous convient Dugomier et Clarke.

Je ne vais pas tenter de vous résumer les histoires que les deux premiers volumes de cette série mettent en scène. Pour ne rien déflorer des intrigues, sans doute, mais aussi parce que, au-delà de ces intrigues, le scénario de Vincent Dugomier foisonne de thématiques variées, qui s’entremêlent sans cesse, et se font ainsi les éléments d’un tableau de groupe dont on ne possède, comme les héros de ces deux auteurs, que quelques clés…

copyright le lombard

Les héros, oui…

Alex et Julie, deux adolescents qui se révèlent, mais en ne le découvrant que peu à peu, être deux âmes indissociables. Et cette découverte commence lorsqu’ils pénètrent dans la Villa Pandora… Une villa fantôme… Une demeure qui a quelque chose à dire, donc à montrer… Une maison de laquelle s’échappent, comme en une neuve mythologie, bien des secrets, bien des souffrances, bien des fantômes… Cette villa Pandora n’existe pas, sauf pour les deux amis… Elle les a choisis, et ils ne savent pas pourquoi… Mais en y croisant des ombres humaines, des fantômes, ils acquièrent la certitude qu’ils ont, ensemble, une mission: aider ces fantômes croisés et tous porteurs de drames, les aider pour s’aider eux-mêmes, pour ne plus être prisonniers de leurs propres chairs, de leurs propres esprits, de leurs propres passés.

Je le disais, les thèmes sont nombreux, ils interagissent sans arrêt, au long d’une narration qui réussit, cependant, à ne pas être éclatée, à ne perdre aucun lecteur en cours de route.

Je dirais qu’on se trouve presque dans du policier à la Agatha Christie, mitonné d’un fantastique à la Jean Ray, et d’une once de surréalisme à la Breton, dont on sait qu’il s’est nourri des travaux de Freud.

Alex et Julien se sentent comme des détectives psys de l’Urbex. Mais ce qui n’est d’abord qu’un jeu fantastique devient très vite une quête dont on devine qu’elle est vitale, qu’elle leur est essentielle !

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Dugomier est un auteur dont on sait tout l’intérêt qu’il porte à l’enfance, avec sa série phare, bien entendu, « Les enfants de la Résistance », mais aussi avec « Muriel et Boulon », série humoristique mettant en scène une amitié improbable entre une gamine et un robot… Dugomier est aussi un auteur qui aime varier les plaisirs, s’intéressant aux voitures, par exemple, ou au fantastique avec l’excellente série des « Démons d’Alexia ».

En d’autres temps, je l’imagine bien romancier dans une collection pour adolescents comme l’était la collection Signe de Piste… Et Pierre Joubert aurait été un illustrateur époustouflant pour les récits qu’il aurait pu imaginer dans le monde du scoutisme !

Mais nous sommes en 2022, et son talent, c’est de parvenir à nous parler de l’enfance, de l’adolescence, sans aucune mièvrerie, et en osant aborder des réalités terribles, comme la pédophilie, comme la naissance sous x, comme l’automutilation, comme les traitements inhumains imposés aux gueules cassées de la première guerre mondiale. Et cela, tout en nous parlant aussi de la famille et des difficultés de chaque jour à l’assumer, de l’amour, préoccupation essentielle de l’adolescence, des rapports de force dans les cours de récréation, des personnages que la société peut nous obliger à interpréter…

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Urbex, bien plus loin que la seule aventure fantastique, c’est aussi un regard sur notre monde… Ce sont les âges de la vie, au travers des fantômes rencontrés, vus par les yeux de l’adolescence. C’est le refus de croire qu’on peut protéger les enfants en leur cachant la vérité. C’est montrer que des charlatans peuvent se cacher avec talent dans les habits d’experts, comme ce psychiatre qui, petit à petit, prend une place de plus en plus importante dans cette série.

Et puis, Urbex, c’est également une réflexion sur la mort, la souffrance, le désir, dans une perspective qui laisse au passé la place qui est la sienne : une vase qu’il faut parfois remuer ! Je vous le disais, il y a des tas de niveaux de lecture différents dans ces deux albums, et dans ceux à venir. C’est de la bd pour adolescents, certes, c’est aussi de la bd pour leurs parents, incontestablement !

Et Clarke participe pleinement à tout cela, par son dessin extrêmement fouillé, parfois, par un graphisme qui accentue les angles de fuite pour ajouter à l’ambiance des mouvances frissonnantes. Et que dire de son approche dessinée des visages de ses personnages, toujours expressifs, jamais caricaturaux !

Un dessin qui aime les pénombres et les contrastes, ce en quoi le travail de mise en couleurs de Mikl s’avère une parfaite réussite, lui aussi !

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A la fin du deuxième épisode, les deux héros ont un but : celui de « voyager léger »… Un but dont on devine qu’il sera extrêmement difficile à atteindre ! Et quand je dis qu’on le devine, c’est grâce à un système narratif qui mêle intimement le dialogue et la voix off… Une voix off qui semble ne pas savoir elle-même de qui elle provient !

Cela nous promet des suites à ne pas rater !

Et je tiens à insister sur un fait : bien sûr, c’est une série, mais je pense que chaque album peut aussi se lire en one-shot… On y perd une partie du récit, une partie donc de la compréhension poétique de ce récit, mais on ne se perd pas dans le rythme de l’aventure… Urbex: une superbe réussite!

Jacques et Josiane Schraûwen

Urbex – Villa Pandora et Douleurs fantômes (dessin : Clarke – scénario : Vincent Dugomier – couleurs : Mikl – éditeur : Le Lombard – parution du deuxième épisode : août 2022)

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Le Jeu des Dames – un regard souriant et sérieux sur un Moyen-Âge à redécouvrir !

Le Jeu des Dames – un regard souriant et sérieux sur un Moyen-Âge à redécouvrir !

Un scénario historique particulièrement bien documenté, une dessinatrice d’une efficacité extraordinaire, une aventure humaine et féminine inattendue… Un album à ne pas rater !

copyright Editions la muse

Il fut un temps, des années 60 aux années 80, pendant lequel la bande dessinée est devenue adulte dans des revues comme Pilote, entre autres. Mais elle l’est devenue aussi et surtout grâce à des éditeurs qui ont osé ruer dans les brancards de l’habitude, avec une multipliction de « petites » et grandes revues, comme A Suivre, Charlie mensuel, Linus, Tousse Bourrin, Ah Nana, et j’en passe ! Glénat n’a-t-il pas commencé par vendre par correspondance « Marie-Gabrielle » de Pichard ? Et n’a-t-il pas, ensuite, utilisé le fonds de l’essentiel Michel Deligne pour créer une maison d’édition dans laquelle la modernité et le classicisme faisaient un bon ménage ?

Les années passent… Et les éditeurs qui ont résisté aux ravages des modes et de la rentabilité sont devenus bien installés, plus commerçants, le plus souvent, que participant profondément à la création.

copyright éditions la muse

Et j’ai l’impression que, de nos jours, la bande dessinée qui vit, qui ne ronronne pas, se trouve de moins en moins chez ces éditeurs « reconnus », encore moins chez les bobos qui ne jurent que par une bande dessinée « alternative » au nombrilisme évident… Non, la bande dessinée libre, et de qualité, elle se déniche chez des petits éditeurs qui aiment leurs auteurs, qui peaufinent avec eux des livres inattendus et parfaitement lisibles.

Et c’est le cas, incontestablement, avec ce « Jeu des Dames » passionnant, passionné, intelligent, parfaitement maîtrisé de bout en bout, de l’élaboration jusqu’à l’édition…

copyright éditions la muse

Dans les bandes dessinées historiques, à quelques remarquables exceptions près (Juillard, Craenhals, Forget…), les héros sont exclusivement masculins.

Face à cet état de fait, dans une société actuelle qui nous parle de parité, d’égalité, de manière péremptoire et souvent peu tolérante et peu intelligente, les éditions La Muse lancent une collection intitulée tout simplement « Femmes D’Histoire ». Et dont le contenu historique est essentiel…

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Cela ne signifie pas pour autant que le côté romanesque est absent de la bande dessinée dont je veux vous parler. Une bd dans laquelle la dessinatrice Isa Python prouve à la fois son talent et sa capacité à s’enfouir dans des univers très différents les uns des autres. Il y a ses livres dessinés sur le vif, dans lesquels l’humour grinçant aurait plu à Maître Audiard… Il y a eu également un livre érotique, très érotique même, « Mal tournée », un album mêlant avec folie l’humour, la poésie et le fantasme…

copyright éditions la muse

Ici, dans ce Jeu des Dames, elle nous emmène au quinzième siècle, en Bourgogne, dans la ville de Semur-en-Auxois. L’évêque Rolin va devenir cardinal, et honorer de sa présence (payante rubis sur ongle) cette cité tranquille.

Cette « investiture » se déroule dans un environnement politique extrêmement tendu, avec des haines profondes entre France et Bourgogne, avec des menaces de guerre, encore, toujours. Avec un complot destiné à faire assassiner le futur cardinal et à en faire porter la responsabilité sur la France.

Pour empêcher ce complot de s’accomplir, ce qui amènerait des vengeances terribles sur cette petite ville, quelques femmes vont, dans l’ombre, sans violence, avec ruse et réflexion, se mettre en action.

Et réussir, sous la direction de la solide Benoîte!

copyright éditions la muse

Vous l’aurez compris, le scénario de Marc Rey est historiquement extrêmement fouillé. On peut s’y perdre, c’est vrai… Mais en fin de volume se trouve un carnet historique particulièrement bien fait, simplement, dans lequel chaque lecteur peut aller comprendre, en quelques phrases, l’environnement du récit imaginaire, mais véritablement plausible. L’Eglise et le pouvoir, les priorités entre les ordres religieux, la peine de mort, les jeux de la royauté, de la justice, la vènerie, tout cela permet à l’histoire racontée dans ce livre d’être marquée, véritablement, du sceau de la vérité. Historique et humaine ! Avec, même, de ci de là, des clins d’oeil, à Breughel, ou même à Audiard et son célèbre « Raoul »…

Ce scénario est ainsi également très fouillé au niveau de ses contenus que j’appellerais quotidiens, des contenus mis en scène par la dessinatrice Isa Python, passionnée, on le sent, par l’Histoire, la grande et la petite. Nous sont montrés la vie citadine, les intérieurs des nantis comme des petites gens, la tonte des moutons, les étuves ou bains réellement publics, le goût de l’argent et celui de la chair, avec, de ci de là, des comparaisons que les auteurs permettent à leurs lecteurs… On nous fait découvrir, ainsi, l’existence, en ce lointain quinzième siècle, des « bons pauvres »… Ce qui, tout compte fait, n’est pas tellement lointain de ce qu’on connaît aujourd’hui dans nos rues dites civilisées…

copyright éditions la muse

Du côté du dessin, il n’y a strictement rien à redire. Le découpage narratif est très efficace, et permet très vite au lecteur d’oublier ses lacunes dans la connaissance du Moyen-Âge, et de comprendre que l’imagerie qu’on a de la place de la femme en cette époque historique est très caricaturale…

Le graphisme d’Isa Python, tout en finesse, tout en expressions et en gestuelles, donne vie, physiquement, à chaque personnage, tous reconnaissables les uns des autres. Grâce entre autres au travail de l’auteure sur les perspectives…

Elle a un talent rare, aussi, celui de dessiner les sourires de ses personnages en fonction des sentiments qu’ils éprouvent. Et comment ne pas souligner la beauté toute simple et extrêmement parlante des pages totalement muettes…

copyright éditions la muse

Quant à la couleur, due à Olivier Lancelot-Mauduit, elle est empreinte, d’évidence, de la complicité profonde que cet artiste a avec la dessinatrice. Là aussi, je vous invite à vous arrêter sur les pages muettes !

Ce livre m’a été un vrai coup de cœur. Sans manichéisme, sans féminisme outrancier, mais avec un regard franc et direct sur la vie en commun, dans un cadre historique bien précis, ce Jeu des Dames mérite que vous soyez nombreuses et nombreux à le découvrir, à le faire découvrir…

Jacques et Josiane Schraûwen

Le Jeu des Dames (dessin : Isa Python – scénario : Marc Rey – couleur : Olivier Lancelot-Mauduit – Editions La Muse – juin 2022 – 81 pages)

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Sow – 1. Les Dieux Célestes

Sow – 1. Les Dieux Célestes

Après avoir envahi les étals des libraires spécialisés pendant des années, pour le meilleur et pour le pire, l’heroic fantasy a calmé ses ardeurs éditoriales depuis quelque temps. Ce qui devrait permettre aux albums appartenant à cette thématique d’être de meilleure qualité.

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C’est bien le cas, me semble-t-il, avec ce livre-ci.

Avec un dessin onirique à souhait, un graphisme qui aime le mouvement sous toutes ses formes, quitte à en détruire les perspectives pour mieux le faire ressentir, avec un talent qui, certes, s’intéresse aux regards, mais encore plus aux visages, le dessinateur Bojan Vukic fait du récit de Blaede une belle fresque extrêmement vivante.

Enfin, quand je dis vivante, c’est façon de parler, ou plutôt d’écrire ! Parce que la violence la plus sanglante, la mort la plus horrible sont aussi des ingrédients importants, voire essentiels, de cette série naissante.

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Tous les genres littéraires, donc dessinés également, ont leurs propres codes. L’aventure, le polar, le western… Des codes que des auteurs ont réussi, au fil des temps, à détourner, à contourner, à modifier… Bizarrement, avec l’heroic fantasy, ces détournements sont rares, très rares, trop rares, et, quand ils existent, la réussite n’est pas vraiment au rendez-vous.

Disons-le tout de suite, cet album-ci respecte, lui aussi, toute la symbolique propre à ce genre de récit.

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Avec Sow, nous nous trouvons dans un monde dans lequel les dieux se sont mêlés, ou se mêlent encore aux humains. Une planète sur laquelle se côtoient, avec plus ou moins de tranquillité, plusieurs royaumes, donc plusieurs cultures différentes, plusieurs « races » aussi…

Et dans cet univers, Bron et Mira, frère et sœur, et jumeaux, sont les gardes du corps de la jeune princesse Philel, adolescente à la curiosité omniprésente.

Et voilà que cette jolie princesse se fait enlever, avec comme raison ce qui semble être l’envie de lancer une guerre. Dans quel but ?… On ne le sait, pas encore en tout cas.

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Et les jumeaux, en poursuivant les ravisseurs, révèlent peu à peu leurs pouvoirs… Le garçon est seul à pouvoir manipuler une épée magique à la puissance redoutable, et la fille, elle, peut parler aux animaux et a, régulièrement, des visions. En outre, ils ont comme compagnon Zepp, animal de compagnie dont les pouvoirs vont se révéler au fil des pages également. Et puis, il y a un roi dragon, des jolies filles aux tenues guerrières particulièrement seyantes, une enquête, au cours de la quête de nos jumeaux, qui va s’orienter autour de leur origine… Donc de l’Histoire de cette planète.

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Vous voyez, toutes les recettes de l’heroic-fantasy sont bien présentes. Pour que la sauce prenne, il faut cependant que le scénario réussisse à ne pas être redondant par rapport aux nombreuses productions de ce genre.

Et, ma foi, c’est bien le cas…

Parce que le scénariste parvient, avec naturel, à aborder des thèmes qui sont ceux d’aujourd’hui.

Sow, c’est une saga, teintée de tradition, sans aucun doute. On y voit s’affronter, de manière directe ou pas, les dieux et les humains. On y parle de fantastique, de magie, on y aborde de front aussi la violence la plus extrême, la plus sanglante. La mort est omniprésente, et pas seulement de manière imagée… Elle est multiple dans ses aspects, dans ses origines, dans les horreurs qui la provoquent.

Mais, en même temps, on parle des mystères de la gémellité… De l’utilité politique de la guerre et de tous les conflits… De l’identité… De l’erreur des apparences, des failles de la mémoire, des impuissances face à la trahison…

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Et puis, il y a en trame de tout le récit entamé dans ce premier tome, une réflexion moins légère que ce qu’elle en a l’air sur la différence… Avec, comme postulat, pour les bons comme les méchants, que seule l’unicité de chaque être est importante, et que c’est de toutes ces unicités que peut naître l’espoir d’un monde vivable.

C’est donc un album réussi, qui donne l’envie de découvrir la suite de cette saga héroïque… Avec, cependant, à mon avis, une faiblesse : la mise en couleurs. Les tons sont très prononcés, et ils en deviennent criards, dévorant un peu le dessin, à certains moments, et le rendant moins lisible…

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Jacques et Josiane Schraûwen

Sow – 1. Les Dieux Célestes (dessin : Bojan Vukic – scénario : Blaede – éditeur : Kalopsia – 50 pages – juin 2022)