Ce livre nous parle d’une guerre qui en a préparé d’autres : celle d’Espagne. Et cet album le fait avec une intelligence et un humanisme profonds ! Un livre paru il y a sept ans, à rechercher, à acheter, à lire, à faire lire !

Pourquoi ai-je mis tant de temps avant de me plonger dans cet album ?… Ses 430 pages, sans doute… Son dessin vif, rapide, en noir et blanc… Sa thématique, une guerre dont je ne connaissais pas grand-chose… Pourtant, Josiane l’avait lu, et m’avait dit que je devais absolument le lire aussi !
Il m’a donc fallu sept ans avant de répondre à sa demande, à son conseil ! Et ce livre a été, pendant plusieurs jours, ma lecture de chevet…
Pourquoi, bon Dieu, ai-je attendu tellement longtemps avant de lire ce Dr Uriel ?

A l’heure où l’Europe, cette institution sans mémoire et ne se justifiant qu’à coups de décrets et d’ordonnances sans âme, à l’heure où ce continent parle en rugissant de guerre et d’armement, il est bon de se souvenir qu’elle fut le théâtre, jusqu’il y a peu, de quelques dictatures sanglantes… L’Allemagne, la Russie et l’Italie, bien sûr ! Mais aussi l’Espagne, le Portugal, la Grèce ! Les Européens aiment à donner des leçons de démocratie au monde entier, alors que c’est quand même encore chez nous, ici, tout près, qu’on a mis en prison, en Espagne démocratique, des élus !
A l’heure où le ronflement des drones remplace le bruit des bottes, il est grand temps de reparler de la guerre telle qu’elle fut, telle qu’elle est, telle qu’elle sera si la foule imbécile continue à fermer les yeux sur la réalité…

Je fais partie d’une génération qui a connu le temps perdu du service militaire… Ces dix mois m’ont au moins permis de devenir farouchement antimilitariste ! Et cette bande dessinée dont je vous parle aujourd’hui, sans discours, sans post-jugement, sans aucun manichéisme, est un hymne à cet antimilitarisme, une approche qui n’a rien de lyrique des clichés d’héroïsme que, de nos jours, on re-multiplie !
Le docteur Pablo Uriel, en 1936, fraîchement diplômé, fait son apprentissage de médecin dans un petit village tranquille… Ce jeune homme quelque peu timide, sportif, lie des amitiés simples, de tous les jours, des amitiés faites de discussions bien plus que de convictions, même politiques. Mais l’amitié s’éteint, s’estompe dans les feux de l’Histoire quand éclate, dans ce pays ensoleillé, une guerre civile dont on sait qu’elle servit à Hitler comme à Mussolini à préparer de bien tristes et répugnants lendemains.

Uriel penche, sans plus, vers les républicains… Mais la guerre surgit, dans son petit village, et ce sont les Franquistes qui y prennent le pouvoir… Et ce jeune homme de 23 ans, dont la seule vraie conviction est celle de son métier, va se retrouver obligé, non pas de choisir un camp, mais de subir ce que les quotidiens de l’horreur vont lui imposer. Pendant trois ans, Pablo Uriel va être balloté par la guerre, passant d’un camp à l’autre par la force de sa vocation, par la grâce de ce métier qui ne lui sert plus à guérir, mais à pratiquer une médecine sans moyens, une médecine ne calmant qu’à peine les douleurs infligées par les combats, une médecine « paléolithique », amputant des membres dans un environnement de mouches puantes…

Pendant trois ans, Pablo Uriel va ainsi suivre les méandres de la grande Histoire… Et c’est cette existence-là qui est racontée, dans ce livre, par Sento, le propre gendre de ce médecin… Et ce qui est remarquable dans cet album « biographique », c’est d’abord de nous montrer une vie réelle, sans rien inventer, une vie qui, même dans l’angoisse de la mort, même dans la simple peur d’un lendemain sanglant, résiste, ce qui est remarquable, c’est de nous faire voir que le quotidien et ses relations humaines, familiales, cherchent sans cesse à garder des « habitudes » pour ne pas sombrer… Le docteur Uriel écrit à sa famille, régulièrement, quel que soit le « camp » où il se trouve prisonnier, et ce sont ces échanges qui font qu’il ne s’écroule jamais totalement. Il ne s’agit pas d’espérance, non, mais, simplement, de liens « normaux » dans un monde devenu « anormal », des liens qui, simples, oui, deviennent essentiels pour de possibles survies.

Ce qui est encore plus remarquable dans ce livre, dans cette espèce de journal d’une guerre impitoyable à laquelle Picasso, avec Guernica, a donné forme d’éternité, ce qui est même exceptionnel, c’est que son auteur, rendant hommage à son beau-père, ne cherche à aucun moment à nous parler d’un quelconque héroïsme… Il ne porte, surtout, aucun jugement sur une guerre qui a vu tant de gens normaux obligés, avant, le plus souvent, de mourir, de choisir un camp… C’est un livre humain, humaniste même, et son graphisme, qui donne une impression de rapidité, d’urgence, enlève à ce récit toute possibilité d’être manichéen… Sento, avec cet album, rejoint à sa manière les livres de Tardi… De Céline… De quelques autres… Avec, à mettre en exergue, cette phrase à lire dans ce livre : « La première solde, c’est pour l’uniforme, la seconde, pour le linceul » !
Même si cet album a déjà quelques années, recherchez-le, toutes affaires cessantes ! Il se trouve, pour moi, en tout cas, au rayon des vrais livres importants, de ces albums qui font de la bande dessinée un art à part entière, un art humain, d’abord, avant tout !
Jacques et Josiane Schraûwen
Dr Uriel (auteur : Sento – éditeur : La Boîte à Bulles – 2018 – 430 pages)