Dans les contes, il ne pleut jamais – les miroirs sans cesse réinventés de la mémoire

Dans les contes, il ne pleut jamais – les miroirs sans cesse réinventés de la mémoire

Il y a de ces bandes dessinées qu’on ne peut apprécier qu’en acceptant de s’y perdre, du regard comme de la sensation. C’est le cas avec ce livre qui nous emmène dans des ailleurs envoûtés, donc envoûtants…

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Un château… Son habitant, Erasme Deer, accompagné de son cuisinier, Goulasch… Une époque que l’on peut situer, sans doute, dans la première partie du vingtième siècle… Une haine évidente de la population vis-à-vis de ce baronnet, une haine mêlée de peur. Mêlée de souvenance, aussi… Et cet homme, Erasme, qui aime ces sentiments qu’il provoque tout en les regrettant parfois, le temps de se plonger dans l’écriture, dans une forme étrange de création littéraire.

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Résumer ce livre est impossible, tant il s’amuse à désarçonner le lecteur de bout en bout… On pense se trouver face à une histoire dans laquelle la grande Histoire a sa place, et nous voilà soudain emportés dans une forme d’onirisme étrange… On croit lire une forme presque surréaliste de conte de fées, et on se découvre immergés dans une approche freudienne de la vie… Mille pistes de compréhension sont ouvertes, ne se ferment jamais, se mélangent comme se mélangent, dans un labyrinthe, les chemins du possible.

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Chendi, l’auteur de ce livre, est-il dessinateur, écrivain, poète, metteur en scène, démiurge ?… Excellente question… Son dessin, d’une sorte de classicisme tranquille, habituel presque ai-je envie de dire, donne à son récit une forme sereinement habituelle, régulière… Un découpage qui ne prend pas trop de risques, des décors travaillés, omniprésents, des personnages qui ne sont pas que des silhouettes, une progression dans la construction graphique et une manière sans heurts de nous montrer le réel et l’irréel, les vivants et les fantômes, l’imaginaire et le souvenir. Et il faut souligner, dans ce graphisme, le jeu des regards qui se tournent, non pas vers le lecteur, mais vers des points précis qu’il appartient au lecteur, dès lors, d‘identifier, de définir…

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Ce dessin est aussi symbolique, avec de nombreuses références picturales qu’il est amusant de découvrir au fil des pages. Il prend également un vrai relief grâce à une couleur qui donne vie à cette narration éclatée qui semble n’être que folle et automatique comme l’aimaient les surréalistes. Oui, finalement, ce livre est une forme dessinée et peinte de poésie surréaliste… Ou, plus largement, de cette poésie qui fut celle du bateau ivre ou du grand Isidore Ducasse… Un écrivain qui était autant comte que le personnage central, ici, est baronnet…

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Une phrase, présente dans cet album, mérite d’être épinglée, elle qui, à sa manière, nous explique le contenu de ce livre : « Le monde change seulement de culotte, mais le cul reste le même. » ! Erasme, personnage omniprésent de page en page, est assailli par le besoin d’écrire, de raconter. Et, ce faisant, il s’ouvre, en conscience, vers un ailleurs tangible, vers un monde de l’imaginaire qui lui devient univers essentiel, vers un monde qui est celui, aussi, de la mémoire… La sienne… Tumultueuse…

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Erasme Deer veut rêver, comme dans les contes de son enfance, à quelque chose de définitif. Mais il ne fait qu’assister à son propre passé, même oublié. La mémoire est un arbre immense dont il faut détruire le tronc pour qu’elle puisse s’ancrer à l’existence. Mais, ce faisant, elle renie les fées et leurs magies pour se fondre dans des angoisses sans cesse renouvelées. Erasme Deer ne se plonge-t-il pas dans son passé pour le réinventer, comme le fait tout un chacun, finalement, dans notre monde de plus en plus aseptisé ? L’auteur, Chendi, nous dit à sa manière que nous serons toujours, lui comme nous, les « héros » de nos propres contes. Et que ce fait nous oblige à être à la fois vivants et déjà morts, peut-être…

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Ce n’est sans doute pas un livre « grand public »… Mais c’est un livre intelligent, un livre prenant lorsqu’on prend la peine de se laisser emporter par les mots, les dessins, et leurs rythmes, comme par un poème qui ne parle que de nous… Erasme Deer ne cultive-t-il pas, pour nous, une sorte de folie dont un autre Erasme a fait l’éloge ?…

Jacques et Josiane Schraûwen

Dans les contes, il ne pleut jamais (auteur : Chendi – éditeur : Mosquito – juin 2024 – 96 pages)

L’Emprise – Histoire d’une manipulation

L’Emprise – Histoire d’une manipulation

Les grands mots et les grands discours sont souvent réducteurs, lorsqu’on aborde des sujets dits de société. La bande dessinée peut, elle, se faire proche de chacune, de chacun, au travers du quotidien d’un témoignage…

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Et c’est bien le cas avec cet album-ci. Deux femmes en sont les autrices. Fiamma Luzzati au dessin, et Camille Eyquem au scénario. Deux femmes en sont la trame, également. La trame d’un récit qui n’a rien de fictionnel, on le sent, très vite, on le ressent, profondément. Un récit qui, en commençant par nous parler d’amour, nous raconte l’envers du miroir, la mensongère vérité des apparences du quotidien. Une histoire « vécue » qui, sans pudeur, nous montre une lente plongée dans un enfer volontairement accepté…

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Lucrezia vient de se marier, à Portofino. Sa fête de mariage, somptueuse, avec de très nombreux invités bien « branchés », se termine doucement. Au bar d’un hôtel tranquille, la jeune mariée vient se reposer et entame la discussion avec un cliente. Agnès, au cours de cette conversation, dit à Lucrezia que sa belle histoire d’amour lui remet en mémoire une autre histoire… La sienne : « A l’époque, j’étais la jeune fille sage, col roulé, préoccupée de bien faire. C’était mon premier poste : attachée de presse dans une start-up. Le directeur venait de changer. »…

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Cet album, dès lors, va devenir l’illustration de ce souvenir raconté. Un souvenir souriant, tranquille, amoureux encore… Un souvenir qui, petit à petit, va révéler une réalité dans laquelle la fête et le sourire s’estompent sans heurts pour faire place à des attitudes qui n’ont plus rien d’amoureux. En racontant son passé, Agnès nous fait son portrait de jeune fille attendant le Prince Charmant, certes, mais aussi et surtout le portrait de cet homme qu’elle a aimé, qu’elle a épousé, dont elle a eu un enfant : Skipper…

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Et c’est là que la bande dessinée en dit bien plus que mille et une interventions psys. Sans chercher d’effet, Fiamma Luzzati nous prend comme témoins de cette histoire… Des témoins qui ne se posent aucune question, qui regardent vivre un couple parfait, qui appellent cela, sans doute, une fusion d’âme et de corps. Et elle le fait sans écorcher en quoi que ce soit, ce qu’ont été, au fil du temps les sentiments d’Agnès… Sentiments, sensations, émotions, déceptions, appartenances, quotidiennes dépendances…

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On comprend assez vite, bien évidemment, qu’il ne s’agit pas d’une femme malheureuse qui vient s’épancher auprès d’une inconnue heureuse… On comprend très vite, oui, que l’homme dans l’emprise duquel Agnès est tombée est le même que celui que vient d’épouser Lucrezia. On comprend aussi, dès lors, que cette bande dessinée est, bien sûr, un témoignage, mais qu’elle se révèle surtout une sorte d’autopsie froide d’une relation amoureuse dans laquelle le pouvoir occupe la place centrale…

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Et le talent des deux autrices est, justement, de faire que cette autopsie n’a rien de froid, de frigide… Bien sûr, elle nous décortique les attitudes d’un dominant narcissique, menteur, mythomane, possessif, mais elle nous dévoile surtout les raisons, intimes ai-je envie de dire, qui font qu’une femme se laisse ainsi prendre dans des filets déshumanisants. Ce livre n’est pas un appel au secours, il n’est pas non plus la négation du sentiment amoureux. Il est une sorte d’appel à l‘intelligence, celle de ne pas idéaliser une situation, mais de pouvoir garder son œil critique… Un appel qui reste sans écho, narrativement parlant, puisque Lucrezia garde ses illusions de grande amoureuse idéale, et que Skipper, le prédateur « sentimental », aura encore bien d’autres proies…

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Le sujet, vous l’aurez compris, n’est pas une bluette tranquille… Son traitement, cependant, n’a rien d’un mélo. Le dessin de Fiamma Luzzati est pour beaucoup dans la limpidité de la lecture de ce livre : un dessin simple, presque simpliste même, des personnages aux gestes et aux apparences souvent presque esquissées, mais mis en évidence dans des décors dont le flou pratiquement photographique les met toujours à l’avant-plan du récit, donc du témoignage partagé.

Un livre qui n’a rien à voir avec les pensums moralisants qui se multiplient… Un livre capable de faire réfléchir… Capable aussi, sans doute, et je l’espère, de montrer à toute une chacune la différence entre un prédateur ignoble et l’Amour… Toutes les histoires d’amour ne finissent pas mal, loin s’en faut, et j’en sais d’essentielles ! Mais il y en a bien trop qui ne sont que des manifestations d’une forme de pouvoir absolu… C’est cela que ce livre nous montre, en nous remettant en mémoire que les seuls contes de fée qu’on doive aimer, quand on rêve d’amour, sont ceux que l’on écrit, silencieusement, à deux, librement…

Jacques et Josiane Schraûwen

L’Emprise – Histoire d’une manipulation (dessin : Fiamma Luzzati – scénario : Camille Eyquem – éditeur : Dunodgraphic – avril 2024 – 124 pages)

Artips – Histoire(s) de l’Art en BD – quinze peintres, quinze anecdotes « quotidiennes » les concernant

Artips – Histoire(s) de l’Art en BD – quinze peintres, quinze anecdotes « quotidiennes » les concernant

Les éditions « petit à petit » aiment faire de la bande dessinée un outil d’approche simple de la grande Histoire, sous toutes ses formes.

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Artips, de son côté, occupe une place de choix sur internet, y racontant l’art par le petit bout de la lorgnette, mais toujours avec un souci de vérité historique. Il était donc naturel que ces deux médias voient leurs routes se croiser, dans un partenariat qui a donné vie à cet album, consacré à l’Art… Un album dont on peut qualifier le but, incontestablement, de « vulgarisation artistique » !

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De quoi s’agit-il, en fait ?…

Tout calmement, et avec simplicité et humour, d’aborder des moments importants de l’Histoire de la création artistique au travers de petits récits sans prétention racontant des petites histoires souriantes mettant en scène quelques-uns des noms les plus importants de l’Histoire de l’art.

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Quinze créateurs se retrouvent donc dans les pages de ce livre. De Vinci à Géricault, d’Ingres à Monet, du Facteur Cheval à Klein, de Vermeer à Warhol, du quinzième au vingtième siècle, cet album nous invite à découvrir quelques anecdotes étonnantes parfois, routinières d’autres fois, qui ont conduit ces artistes à créer une de leurs œuvres.

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Je le disais, tout cela se fait sans prétention aucune… Il ne s’agit pas d’un pensum, mais d’une quinzaine d’historiettes de trois pages qui nous prouvent que le hasard préside très souvent à des moments essentiels de l’évolution de l’humanité, donc de l’art. Le hasard, parfois créé de toutes pièces par un peintre comme Klein, par exemple, ou Dali…

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Un hasard mêlé aussi de technologie, comme chez Warhol ou Vermeer… Un hasard qui a permis des rencontres d’amitié et de talent, porteuses de réflexion, donc d’évolution des techniques artistiques. Avec Cézanne et Zola, ou Eiffel et Maupassant…

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Quinze artistes, quinze anecdotes, quinze petits dossiers également, qui replacent chaque œuvre abordée dans son époque, sans grand discours didactique, mais avec une véritable clarté. Un seul scénariste, aussi, mais plusieurs dessinateurs. Que je ne connais pas tous, ce qui rend encore plus agréable la lecture de ce livre, puisqu’elle permet aussi la découverte de talents graphiques actuels. Je tiens quand même à souligner les « épisodes » de Vincent Duteuil, d’Alain Paillou, de Nathalie Bodin, Joël Alessandra ou Thierry Chavant et Coralie Nagel, qui me paraissent sortir du lot, comme on dit…

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Un livre agréable, donc, sans prétention (je me répète…), mais bien fait, instructif sans être pédant, nous baladant ici sur le radeau de la Méduse, là dans un Palais Idéal, ailleurs sur la tour Eiffel et devant la cathédrale de Rouen.

Une « vulgarisation » agréable, aussi et surtout peut-être, à lire et à regarder !

Jacques et Josiane Schraûwen

Artips – Histoire(s) de l’Art en BD (scénario : Céka – dessin : divers dessinateurs – éditeur : petit à petit – 96 pages – mai 2024)