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Au Cœur Du Désert – Un western librement construit autour d’un livre de Joseph Conrad (et une exposition à Bruxelles!…)

Un homme à la poursuite de son frère, de son enfance, dans un monde dont les repères ne sont que violents… Une quête humaine racontée à petites touches !

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Comment vous parler de Maryse et Jean-François Charles, les auteurs de cet album ?

Avec tendresse… Parce que, au-delà de leur métier d’artistes du neuvième art, ils sont tout simplement gentils… Humains… Ils peuvent se révéler d’une profonde amitié en des moments où la nécessité d’une main tendue se fait sentir, et je sais de quoi je parle !

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Avec souvenance, aussi, parce que leurs livres, depuis bien des années, occupent une place de choix dans les albums qui m’ont fait aimer la bd sous toutes ses formes. Les « Pionniers du nouveau monde » fut (et reste encore, avec un autre dessinateur aux commandes) une série « western » à la fois classique dans sa forme et originale dans son propos. Michel Deligne, éditeur, ne s’est pas trompé en éditant cette série, en demandant aussi à Jean-François d’illustrer quelques couvertures de « Casey Ruggles », en s’inspirant du dessin étonnant de modernité de l’Américain Warren Tufts. Du western, encore…

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Et les voici de retour dans cet univers aux codes bien établis qu’est celui des aventures vécues dans l’Ouest américain. Avec un pari osé : adapter dans ce monde-là une histoire écrite par Joseph Conrad, « Au cœur des ténèbres », se déroulant dans une tout autre réalité que celle du western. Ils ont donc pris la liberté de s’inspirer du récit originel de Conrad, sans le dénaturer, loin de là, mais en le confrontant à des situations différentes. Cela dit, cette démarche à partir du roman de Conrad n’est pas neuve… Coppola avait fait de même avec son somptueux « Apocalypse now »… De même, oui, et avec une réussite tout aussi évidente !

Le récit que nous livrent Maryse Charles au scénario, et Jean-François Charles au dessin (et au scénario aussi…), suit, à la fois de près et de loin, le déroulé du livre de Joseph Conrad, en changeant de lieux, certes, en changeant de moments de l’Histoire, bien évidemment, mais en ne changeant rien de l’aspect terriblement universel d’une quête humaine indispensable. Nous sommes donc, avec les Charles, dans l’ouest américain, en une époque où, la guerre de Sécession terminée, il restait aux pouvoirs de l’argent à récupérer les territoires que des « sauvages » croyaient être les leurs. Un jeune lieutenant, Norman Pyle, reçoit pour mission de retrouver son frère aîné, un héros de guerre qui a tourné les talons et pris la tête d’un groupe d’Indiens en révolte. Le retrouver, et lui rendre la raison… De quelque manière que ce soit…

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Cette mission devient vite, pour ce jeune homme pétri de certitudes militaires, un chemin qui le conduit à lui-même, en une sorte de quête inattendue qui va obliger ce militaire aux obéissances bien apprises à regarder le monde tel qu’il est, à regarder les gens dans toute la démesure de leurs quotidiens si rarement enchantés. Et, ainsi, Les Charles nous proposent un portrait de ces Etats-Unis qui ont tant fait rêver et que la grande Histoire, depuis « Little Big Man » ose nous montrer tels qu’ils étaient. Un portrait étrange, puisque ne s’attardant nullement sur les détails des découvertes du jeune Norman…

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Parce que c’est de cela qu’il s’agit, pour ce militaire : traverser un monde, en observateur, graver au fond de sa mémoire une femme battue par son père violeur… Y graver aussi ce racisme que la guerre de Sécession n’a nullement supprimé, loin s’en faut… Y graver le mélange de deux époques, entre les convois de gens espérant trouver ailleurs le bonheur qu’ils n’ont pas, et le chemin de fer apportant peu à peu un progrès sans âme… Y graver les mille injustices d’une société dans laquelle les armes tuent les mots… Y graver les paysages démesurés cachant la démesure des Indiens abandonnés et haïs… Y graver l’omniprésence de la violence, une violence qui n’a même pas besoin de haine pour exister… Y graver aussi les souvenances les plus personnelles, et découvrant ainsi que toute aventure, sordide ou sublime, commence dans l’enfance… Y graver cette évidence que, dans cet Ouest tellement de fois imaginé, la femme n’avait pratiquement aucune existence propre…

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On peut, je pense, être étonné par cette manière dont, scénaristiquement et graphiquement, ce livre se déroule… Mais il y a là, sans doute, la vraie fidélité au roman de Joseph Conrad : suivre simplement les regards d’un homme tout au long d’une ballade qui, finalement, est d’abord et avant tout intime et, donc, solitaire… Le roman (comme le film, comme cette bd) n’est pas formaté… C’est ce qui en fait le succès qui ne se dément pas au fil des années. Ce roman, ce film de Coppola, ce somptueux album des Charles, tout cela se construit, avec une sorte de poésie cruelle, autour d’histoires ébauchées puis abandonnées, pour laisser la place, en définitive, à l’évolution du personnage central… Pour laisser la place, finalement, à la mort, bien évidemment… Conrad comme Charles nous parlent de l’inéluctable évidence de tout trajet humain.

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En lisant cet album, en me laissant emporter par le rythme très particulier de sa narration, me sont revenus, comme pour le personnage central, des souvenirs… Ceux des premières lectures faites des œuvres de ces deux auteurs intimement confondus, du plaisir à lire leurs premiers livres, mon épouse et moi, sur les étals de chez Michel Deligne… Mais je me suis souvenu aussi d’autres lectures, qui avaient passionné l’adolescent que j’étais : Dylan Stark, de Pierre Pélot… Des romans d’une intensité exceptionnelle, de la vraie littérature intelligente pour adolescents… Les code du western, comme dans « Au cœur du désert », sont omniprésents… Mais ils n’existent que pour montrer que tous les destins humains ne peuvent se faire qu’avec révolte, qu’avec humanisme en même temps… Et, à ce titre, ces romans et cette bd se font totalement universels…

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Cette réminiscence m’amène à vous parler du dessin de Jean-François Charles. Les couvertures des romans de Pierre Pélot étaient dessinées par l’immense Pierre Joubert… Les illustrations des textes de Pierre Pélot paraissant dans le magazine Tintin étaient, elles, du tout immense Hermann… Et le dessin de Jean-François Charles réussit à ce qu’on y retrouve les souffles de Joubert comme de Hermann, mais avec une évidente et essentielle personnalité… Charles, ici, mène à son accomplissement une démarche qu’il avait entamée avec « China Li » : laisser le dessin, souvent, parler seul… Se faire illustration… En pleines pages, aussi… Il fait œuvre de dessinateur mettant des dessins sur des mots,  il fait aussi œuvre de peintre, laissant la trame des toiles rythmer les traits de ses pinceaux sur les planches de cet album…

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Vous l’aurez compris, ce livre est une superbe réussite… Que vous pouvez, en outre, regarder de tout près dans la Galerie Champaka, jusqu’au 17 mai, au 27 de la rue Allard, à 1000 Bruxelles.

Et je pense que c’est dans des livres comme celui-ci, des one-shots, que Jean-François Charles exprime pleinement l’étendue de son talent… Pour son plaisir, celui de sa scénariste et épouse, et le nôtre…

Jacques et Josiane Schraûwen

Au Cœur Du Désert (dessin : Jean-François Charles – scénario : Maryse Charles et Jean-François Charles – éditeur : Le Lombard – mars 2025 – 90 pages et un dossier)

Arsène Lupin Et Le Dernier Secret De Nostradamus

Arsène Lupin Et Le Dernier Secret De Nostradamus

Un « nouvelle » aventure du gentleman cambrioleur cher à Maurice Leblanc… Une réussite de la bd de divertissement !

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Ce que j’aime dans la lecture de manière générale, dans le monde de la bande dessinée plus spécifiquement, c’est l’éclectisme que ces médias culturels peuvent nous offrir, à nous les lecteurs. Historiquement, la bd a d’abord été, d’ailleurs, destinée à un jeune public… Historiquement aussi, c’est en offrant des héros de papier souvent « politiquement incorrects », mais sympas quand même, que cet art a connu, à ses origines, quelques-uns de ses beaux succès.

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Je pense, par exemple, à Bicot, aux Pieds Nickelés, aux Garnements de Rudy Dirks aux Etats-Unis… Du côté de la « littérature », il en a été de même, avec, entre autres, Fantômas… Avec aussi l’extraordinaire anti-héros, créé par Maurice Leblanc, Arsène Lupin ! Et c’est lui que nous retrouvons dans une bande dessinée de divertissement pur, dans un récit avec très peu de temps morts, avec une aventure inspirée par les romans de Leblanc, mais neuve quant à son déroulé, son contenu.

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Imaginez-vous que Nostradamus, en son temps, a prédit la date de la fin du monde ! Imaginez-vous que Lupin, après la mort de son ennemi juré, Sherlock Holmes, a pris la place, grâce à son génie du déguisement, de ce détective britannique mythique, et ce pour des raisons politiques. Imaginez-vous que tout cela va entraîner Lupin dans une série d’aventures, avec enlèvement de sa fille cachée, dans une résolution de plusieurs énigmes, le tout en compagnie de ses fidèles acolytes et d’une femme séduisante qui veut se faire nonne ! N’allez pas croire cependant que la confusion est au rendez-vous de cet album !

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Les auteurs, Jérôme Felix au scénario et Alain Janolle au dessin, parviennent, en effet, à respecter totalement le rythme et l’ambiance des aventures originelles. Le dialogue est excellent, le style mélo du début du vingtième siècle, scénaristiquement et graphiquement, avec ses rebondissements incessants, est bien le moteur du récit, les seconds rôles ont une place importante, la construction narrative en « séquences » correspond vraiment au style de Maurice Leblanc, avec toujours de l’humour et du suspense. Le tout est baigné dans une réalité historique, par petites touches, avec des références religieuses, politiques, littéraires, franc-maçonniques qui n’alourdissent en rien l’histoire racontée ! Oui, c’est de la bonne bande dessinée qui ne se prend jamais vraiment au sérieux, tout comme dans les romans de Leblanc, finalement… C’est donc un livre charmeur et réussi !

Jacques et Josiane Schraûwen

Arsène Lupin et le dernier secret de Nostradamus (dessin : Alain Janolle – scénario : Jérôme Felix – éditeur : Grandangle – octobre 2024 – 71 pages)

Ava – Quarante-Huit Heures Dans La Vie D’Ava Gardner

Ava – Quarante-Huit Heures Dans La Vie D’Ava Gardner

Ava Gardner fut une des plus belles femmes du cinéma américain, une des meilleures actrices, également. Et cet album nous la montre, entre intimité et obligations promotionnelles, avec une justesse de ton et une beauté de dessin particulièrement réussies.

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La mode est, depuis quelques années, à des biographies de vedettes, tant au cinéma qu’en littérature, donc en bande dessinée également. Il y a le meilleur, il y a le pire aussi… Parmi le meilleur, soulignons l’album bd de Jean Dufaux et Sara Briotti, « « La Callas et Pasolini », paru chez Dupuis. Parmi le pire, essayons de ne pas nous souvenir du dérisoire film « Gainsbourg » de Sfar…

Mais ici, point de tentative de suivre la mode, loin de là, puisque les auteurs ont décidé, simplement, comme le sous-titre de leur livre l’indique, de nous montrer l’actrice Ava Gardner pendant deux jours de son existence sous les paillettes. Et dans ce qu’était son quotidien…

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Nous sommes en 1954. L’actualité cinématographique hollywoodienne bat son plein avec un des chefs d’oeuvre du septième art : « La Comtesse Aux Pieds Nus », de Joseph Mankiewicz, avec Ava Gardner et Humphrey Bogart. Un film qui, par le talent de son réalisateur, ose s’aventurer dans la vie d’Ava Gardner, à la fois actrice et réelle. Le public ne s’y trompe pas, et ce film marque, sans aucun doute, à la fois la starification totale de la comédienne et l’Histoire du cinéma.

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Et Ava Gardner, quittant Cuba et son ami Hemingway, oubliant le temps d’une promotion endiablée son divorce d’avec The Voice, Sinatra, va vivre une tournée de vedette en Amérique du Sud, la terminant à Rio de Janeiro. Elle va y passer deux jours, pas plus… Et ce sont ces deux jours que nous raconte ce livre, tout simplement…

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La situation du Brésil, en 1954, politiquement et socialement, n’est pas au mieux de sa forme ! Et nombreux sont les gens, officiels ou simples citoyens, ne supportant plus la mainmise des Etats-Unis sur ce pays immense aux beautés infinies. Mais, malgré cela, les fans d’Ava Gardner sont des milliers et des milliers, dès son arrivé en avion, et ils ont le sang chaud et les mains baladeuses, face à un service de sécurité totalement incompétent. Cette visite va devenir, ainsi, pour Ava, un vrai cauchemar ! Avec sa dame de Compagnie, Rene Jordan, avec Dave, son agent, Ava Gardner va être humiliée… Mais révoltée, aussi, et surtout libre, immensément libre, échappant aux contraintes pour chercher l’amitié, la tendresse, la folie…

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Et c’est la grande qualité de cet album que de nous montrer une femme qui, en dérive à certains moments, n’en demeure pas moins une femme forte, loin des images souvent évaporées des stars de l’époque… C’est un portrait qu’Emilio Ruiz, le scénariste, trace de page en page… Un portrait à la fois très intime, sans impudeur cependant, et très public également. Son scénario, inspiré en partie par les souvenirs rédigés par Rene, l’amie, confidente, et dame de compagnie de Ava Gardner, mélange à la réalité différents éléments (imaginaires ou réels) qui empêchent le livre d’être linéaire, trop convenu…

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Il y a ainsi des références à Hemingway… A Howard Hugues aussi, qui poursuivait de ses assiduités la belle actrice dont il était follement amoureux… Il y a l’opposition communiste brésilienne… Il y a une approche du racisme et de la pauvreté pendant ces années 50 qui, in racisme décrit tel qu’il était ressenti… Il y a l’alcool et ses libérations trop éphémères… Il y a cette espèce de fascination des journalistes pour cette femme, la plus belle du monde du cinéma, une fascination qui dépasse au feu des interviews les limites de l’art pour s’enfouir dans les marais puants de ce qu’on appelle aujourd’hui le « people »…

Ce scénario est servi à la perfection par le dessin d’Ana Miralles… D’un réalisme somptueux, d’une fidélité totale aux lieux dessinés, aux personnages montrés, à la divine Gardner omniprésente de page en page, ce graphisme possède à la fois la beauté presque froide d’un cinéma et d’une époque qui n’existent plus, et à la fois une expressivité qui universalise, en quelque sorte, ce mythe qu’une femme, sur un écran et dans la vie, a été capable de créer… Ana Miralles construit son livre avec une minutie cinématographique, sans jamais lasser ses lecteurs. Son réalisme total lui permet également de nous montrer, au-delà des dialogues, ce que sont les sentiments de ses personnages, devenant ainsi, par des approches de regards de ces « acteurs », presque expressionniste, mais en douceur… En outre, sa manière d’aborder son personnage principal, Ava Gardner, est étonnante de justesse jusque dans les poses affrétées qu’elle prend, entre deux moments de liberté sensuelle… Et comment ne pas également parler des mille ambiances que sa couleur invente et réinvente au fil des pages.

Ava Gardner, ce sont plus de 70 films dans lesquels, des années 40 jusque dans les années 80, elle a fait bien plus que briller, dans lesquels elle a toujours dépassé le simple jeu pour créer des personnages qui finissaient par lui ressembler… Et un des films les plus extraordinaires du septième art, « La nuit de l’iguane », de John Huston avec Richard Burton, lui offre probablement son rôle le plus puissant, le plus proche aussi, sans doute, de sa vérité. De ses vérités…

Cette bande dessinée n’est pas « biographique »… Elle est une vraie œuvre personnelle de deux auteurs en parfait accord entre eux et avec la beauté exceptionnelle d’Ava Gardner, avec son génie du jeu. Un album pour amoureux d’une bande dessinée classique et éblouissante, et d’un cinéma dans lequel les actrices et acteurs sont et restent éternellement vivants !

Jacques et Josiane Schraûwen

Ava – Quarante-Huit Heures Dans La Vie D’Ava Gardner (dessin : Ana Miralles – scénario : Emilio Ruiz – éditeur : Dargaud – 2024 – 112 pages)