AKKAD

AKKAD

SF et fable aux accents contemporains

Clarke continue à éblouir avec ses histoires chorales à l’humanisme évident…

Akkad © Le Lombard

Akkad… Il s’agit d’un acronyme qui reprend l’initiale de cinq prénoms, les prénoms des cinq jeunes, presque encore des enfants, qui sont au centre de ce livre.

On peut résumer l’histoire assez simplement. Dans un avenir plus ou moins proche, le Terre connaît une invasion extraterrestre. Des espèces de grands doryphores qui occupent un espace terrestre et le font disparaître. Pour les vaincre, le gouvernement américain tente une expérience ultime : augmenter l’intelligence de cinq adolescents pour qu’ensuite, unis, ils puissent inventer l’arme qui sauvera l’humanité. Mais voilà… L’intelligence mathématique abstraite que deviennent, ensemble, ces cinq jeunes, reste empreinte aussi d’une réalité émotionnelle qui, elle, reste incontrôlable.

Clarke : les 5 personnages

Ce livre, c’est de la science-fiction traditionnelle, dans la mesure où on peut retrouver des thèmes chers à Asimov, Brown, ou même King. Mais dans la mesure où on sent également des réminiscences d’un livre de Daniel Keyes, « des fleurs pour Algernon », on dépasse les codes habituels de la science-fiction. Pour l’auteur de Akkad, Clarke, la SF n’est pas un but en tant que tel. Ce qui l’intéresse, ce sont ses personnages…

Clarke : la sf
Akkad © Le Lombard

Clarke, l’auteur de Mélusine, prouve depuis quelques albums qu’il a un talent puissant pour nous faire rencontrer des personnages. Et ce livre choral, au-delà du récit, aborde bien des sujets qui nous parlent de notre aujourd’hui. Avec des réflexions sur la guerre, quelle qu’elle soit, qui balaie tous les scrupules. Avec une analyse géopolitique de ce qu’est devenue notre humanité.

Clarke : un peu de géopolitique

Avec, de la part de la science, une déconnection de la réalité qui résume l’humain à être une interface, qui résume l’intelligence à la seule mathématique. C’est un livre étonnant, dans lequel personne n’est héros, un livre dont la construction ressemble à un entonnoir : plusieurs histoires s’y racontent en parallèle et, petit à petit, se mélangent et n’en font plus qu’une.

Clarke : la narration
Akkad © Le Lombard

Et puis, c’est un livre au thème envoûtant, celui du temps… Le temps qui, tel le serpent de la légende, se mord la queue pour sans cesse, qui sait, renaître à lui-même. C’est également une fable, et Clarke reste toujours à hauteur de ses personnages, ce qui rend son album vivant, de bout en bout, loin de tous les stéréotypes souvent accrochés aux livres de sf actuels. C’est une fable, oui, mais rien n’est jamais définitif, et donc toute morale à la Esope n’y a pas sa place !

Clarke : une fable

Son dessin ne cherche pas d’effets spectaculaires, et la couleur de Mathieu Barthélémy crée une belle unité d’ensemble au récit. C’est un livre déconcertant, mais c’est un livre qui vient à son heure et qui est d’une belle intelligence ! Les personnages sont l’essentiel du récit, et le dessin, sans aucun effet spécial, sans aucune démesure, est exactement ce qu’il fallait pour une telle histoire.

Clarke : les personnages
Akkad © Le Lombard

Clarke est un auteur « sérieux » qui aime mêler les thématiques dans tous ses albums, mais en gardant toujours à l’avant-plan des êtres humains ballottés par le hasard, la science, la guerre, la bêtise humaine.

Et dans ce livre-ci, comme dans les précédents de cet auteur à l’évidente qualité, tant au niveau du graphisme que du scénario, ce sont les femmes qui occupent les places prépondérantes du récit, de la narration. C’est par elles que l’intrigue évolue, c’est par elles que l’aboutissement peut se réaliser.

Clarke : les femmes
Akkad © Le Lombard

C’est un album parfois déconcertant, oui, c’est un livre toujours étonnant, c’est un livre rythmé, un album qui, de par les thèmes qui y sont abordés, entame un dialogue, une réflexion plutôt, avec le lecteur. Un livre, sans aucun doute, qui aura sa place dans votre bibliothèque…

Jacques Schraûwen

Akkad (auteur : Clarke – couleur : Mathieu Barthélémy – éditeur : Le Lombard – 120 pages – janvier 2021)

Trois « séries » de chez Casterman

Trois « séries » de chez Casterman

Des contes venus tout droit du monde de l’enfance, des animaux qui se révoltent contre un pouvoir absolu, un sénateur romain et ses souvenirs : voici trois albums qui ne demandent qu’à compléter votre bibliothèque !

Les Contes de Grimm

Les Contes de Grimm © Casterman

Après nous avoir fait redécouvrir Perrault, la scénariste Béatrice Bottet nous replonge dans l’univers des frères Grimm.

Plus que des écrivains complets, les frères Grimm furent des amoureux de la culture populaire, et leurs « contes » furent d’abord des récits traditionnels allemands. Des récits qui, au fil des siècles, se sont fameusement édulcorés, tout comme avec Perrault, d’ailleurs. C’est que le conte, dans la civilisation occidentale, est devenu symbole de la littérature pour les enfants.

Avec la complicité du dessinateur Terkel Risbjerg, Béatrice Bottet rend à ces contes enfantins leur contenu initial. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit de textes des frères Grimm illustrés. Il y a une réécriture, incontestablement, une actualisation de langage, tout comme de la construction graphique. Le texte est clair, vif, il va à l’essentiel, et le dessin flirte avec l’illustration jeunesse tout en respectant les codes précis du découpage du neuvième art.

Un bon bouquin qui montre que les contes de notre enfance étaient souvent très adultes aussi !

Les Contes de Grimm (dessin : Terkel Risbjerg – scénario : Béatrice Bottet – 64 pages – novembre 2020)

Le Château des Animaux : 2. Les Marguerites de l’hiver

Le Château des Animaux 2 © Casterman

Le premier volume de cette série nous faisait découvrir une ferme abandonnée des hommes et rendue à ses animaux… Mais livrée, surtout, à la dictature de Silvio, taureau au pouvoir absolu, aidé par des chiens aux cruautés serviles. Pour en savoir plus, n’hésitez pas à aller relire ma chronique de l’époque : https://bd-chroniques.be/index.php/2020/04/13/trois-albums-de-chez-casterman/.

Voici donc la suite… Et la décision prise par Miss B, suivie d’abord par quelques-uns des animaux de la ferme, puis par la grande majorité de ceux-ci, de se révolter. Mais pas n’importe comment : d’une manière non violente !

On se trouve ainsi dans un livre qui devient presque doctrinaire, faisant penser au combat qu’a mené en son temps Gandhi. Rester dans la légalité, chercher le dialogue en demandant, fermement, des améliorations d’abord symboliques. S’éloigner, ainsi, de l’anarchie, à tout prix, se révolter, mais sans révolution. Avec cette phrase qu’on pourrait mettre en exergue de ce deuxième volume : « je suis prête à mourir pour notre cause, mais pas à tuer pour elle ».

Xavier Dorison est un scénariste chevronné, un scénariste qui aime surprendre ses lecteurs. On est loin, ici, (pour le moment du moins) de sa série Undertaker. N’allez pas croire cependant que cet album est « bisounours » ! Il y a de la mort, il y a de la souffrance, il y a des personnages qui n’ont rien de manichéen, il y a du désespoir. C’est une vraie vision, dans la veine de « La Ferme des Animaux » de Georges Orwell, de notre société, de nos possibilités de révolte, de nos politiciens et de leurs pouvoirs aussi.

Le dessin de Félix Delep est, quant à lui, somptueux, avec un talent extraordinaire pour les expressions des visages de tous les animaux que peuplent cette série. Avec, également, un travail sur la couleur, la neige par exemple, qui fait bien plus qu’uniquement servir l’ambiance du récit.

Une des excellentes séries de ces derniers temps, à ne pas rater !

Le Château des Animaux : 2. Les Marguerites de l’hiver (dessin : Félix Delep – scénario : Xavier Dorison – 56 pages – novembre 2020)

Alix Senator : 11. L’Esclave De Khorsabad

Alix Senator 11 © Casterman

La plupart des albums « classiques » d’Alix, le héros gaulois de Jacques Martin, pouvaient se lire comme des one-shots.

Avec cette série qui nous montre un Alix vieillissant, aux cheveux blancs, sénateur à Rome, il en va autrement : les auteurs ont choisi d’en faire une série dans laquelle chaque album trouve ses sources dans l’album précédent. Ce qui fait, reconnaissons-le, qu’on peut se perdre un peu dans le récit… Heureusement, un résumé succinct commence ce livre et permet, dès lors, de ne pas trop s’égarer !

Comme avec Jacques Martin (qui dessinait pour un public jeune), mais avec sans doute une vision plus violente et plus sanglante de l’Antiquité, Alix Senator mêle intimement l’Histoire et l’Aventure. Dans cet album-ci, il est question de malédiction, de dieux divers et de leurs servantes et serviteurs, d’un trésor à retrouver, d’un Roi qu’on ne voit pas, de trahison, de maladie héréditaire. Les Assyriens, les Perses et les Parthes, sans oublier les Romains au travers de la personne d’Alix, se côtoient, nouent des liens d’amitié ou de haine.

Valérie Mangin, la scénariste, a une connaissance historique fouillée, qui donne une bonne part de sa valeur à cette série. Même en montrant Alix laisser se faire décapiter un de ses amis…

Cela dit, depuis quelques albums, la base même des aventures d’Alix Senator se situe ailleurs que dans les simples péripéties que la hasard (ou les dieux…) lui imposent. C’est à une quête identitaire qu’il se voue, désormais, en cherchant à assumer son passé, tous ses passés.

Le dessin de Thierry Démarez a pas mal évolué, en onze albums. Au début, on sentait l’influence graphique de l’immense Delaby… A présent, ce dessin est moins « hyper-réaliste », plus proche des codes de Jacques Martin sans en être dépendant. Et je tiens à insister sur la part importante de la couleur de Jean-Jacques Chagnaud qui crée, dans cet album, une véritable trame narrative essentielle !

Une série qui continue, d’album en album, à s’affirmer, même si, parfois, elle déroute par la multiplication des références aux épisodes précédents.

Alix Senator : 11. L’Esclave De Khorsabad (dessin : Thierry Démarez – scénario : Valérie Mangin – couleur : Jean-Jacques Chagnaud – 48 pages – novembre 2020)

Jacques Schraûwen

Agatha Christie en bande dessinée : deux albums à découvrir

Agatha Christie en bande dessinée : deux albums à découvrir

Agatha Christie, cette année, aurait eu 130 printemps. Et son œuvre est toujours à la mode : il suffit de voir les séries télés et les films qui, régulièrement, s’attaquent avec plus ou moins de succès à ses romans.

La Mystérieuse Affaire De Styles

(dessin : Romuald Gleyse – scénario : Jean-François Vivier – couleur : Patrick Larme – éditeur : Paquet – 64 pages – juillet 2020)

Agatha Christie © Paquet

Il y a cent ans très exactement, Agatha publiait son tout premier roman. Un livre dans lequel la grande guerre, celle de 14/18 au cours de laquelle Agatha Christie fut infirmière bénévole, est présente, mais bien plus en filigrane qu’au cœur de l’intrigue.

Nous sommes en 1917. Dans une grande demeure, la propriétaire, remariée à un homme bien plus jeune qu’elle, meurt empoisonnée. Et c’est un certain Hercule Poirot, Belge expatrié pour cause de guerre, qui va résoudre l’affaire.

Jean-François Vivier

Les romans d’Agatha Christie sont, incontestablement, devenus pour la plupart d’entre eux des classiques de la littérature policière, de la littérature populaire qu’on appelait avec mépris, il y a quelques années encore, des « romans de gare ». Pour adapter un tel roman, il n’y a, je pense, qu’un seul secret : celui de respecter l’ambiance du texte de départ, d’une part, celui de respecter la qualité littéraire, d’autre part. Et donc, ce faisant, de faire une adaptation classique elle aussi à tous les niveaux.

C’est ainsi que le dessin de Romuald Gleyse s’inscrit dans la tradition de la bd classique, semi réaliste, efficace. Le scénario de Jean-François Vivier ne trahit rien du roman originel, avec quelques raccourcis bienvenus.

Et le grand intérêt de ce livre, c’est de découvrir un Hercule Poirot qui n’est pas encore trop imbu de lui-même, qui plaisante, qui s’intéresse, aux femmes. C’est aussi ce qui rend ce livre très agréable à lire, à découvrir.

(copyright Jean-François Vivier)

Ils Etaient Dix

(dessin : Callixte et Georges Van Linthout – scénario : Pascal Davoz – couleur : Callixte – éditeur : Paquet – 80 pages – septembre 2020)

Ce livre est l’adaptation du roman « Dix petits nègres », qu’on a renommé pour satisfaire à une certaine vox populi… Personnellement, je n’ai jamais trouvé que le titre de départ avait quoi que ce soit comme connotation raciste, ni dans son intitulé ni dans le déroulement de son intrigue… Mais bon, acceptons ce côté politiquement correct, que Christie avait d’ailleurs accepté elle-même lors de la parution de ce roman aux Etats-Unis… L’île du Nègre devient l’île du soldat, mais, pour l’essentiel, le canevas du roman d’Agatha Christie est respecté.

Pascal Davoz : le « nouveau » titre

Sur une île, un grand lieu clos, dix personnes se font assassiner, sans aucune explication logique ni rationnelle possible. On se trouve donc en présence d’une intrigue qui, avant Agatha Christie, avait été utilisée bien des fois. Le thème du lieu clos n’était pas neuf, certes, mais Christie a réussi à rompre avec tout ce qui avait déjà été écrit sur ce sujet, faisant de ce livre un vrai chef-d’œuvre de la littérature mondiale.

Agatha Christie © Paquet

Il n’était pas évident de se lancer dans une adaptation de ce roman pratiquement choral, que des générations d’élèves ont lu le stylo à la main pour ne pas se perdre en route… Pascal Davoz a choisi une narration par séquences, pour, justement, permettre au lecteur de ne pas s’égarer dans une intrigue touffue.

Pascal Davoz : l’adaptation

Le scénario de Pascal Davoz réussit à mettre en avant tous les thèmes abordés par Agatha Christie : cette histoire parle des failles que tout être humain possède, elle tire dans tous les sens, attaquant la religion comme la justice, la médecine comme l’armée…

Agatha Christie © Paquet

Tous les personnages, dont on sait qu’il ne restera personne en fin de roman, donc de bd, sont à leur manière représentatifs d’une des couches de la société. Et tous, grâce à un scénario bien charpenté et à un dessin tout en vivacité, tous prennent vie et prennent chair tout au long des pages de cet album.

Pascal Davoz : les personnages

Tous ces personnages incarnent, à leur manière, le poids de la destinée humaine. A ce titre, il est impossible de ne pas trouver dans l’histoire ici racontée des rapports presque immédiats avec les peurs, les soumissions, les lâchetés, les silences qu’on vit aujourd’hui. C’était une force d’Agatha Christie, aussi, que de faire de ses histoires des récits universels…

Pascal Davoz : la destinée

Le principe du lieu clos permet à cette adaptation d’être très théâtrale. Cette suite d’actes et de scènes sied particulièrement bien au dessin de Callixte pour l’essentiel du livre, à celui de Georges Van Linthout pour les dernières pages. On est un peu dans la veine classique de la bd policière des années 70 et 80, Avec une couleur sans tape-à-l’œil mais simplement au service du trait, des décors, des ambiances.

(copyright Pascal Davoz)

C’est un album classique, oui, et c’est loin d’être un défaut, puisque le plaisir de la lecture est au rendez-vous.

Jacques Schraûwen