Les Aigles de Rome : Livre V

Les Aigles de Rome : Livre V

 

La bande dessinée historique a ses hérauts : Enrico Marini en est peut-être le plus démesuré des membres, et il le prouve encore une fois dans ce superbe cinquième volet des Aigles de Rome !

Les aigles de Rome – © Dargaud

Cela faisait trois ans qu’on attendait ce nouvel album d’une série épique, fouillée, intelligente… Le voici, enfin, et l’attente de tous les admirateurs de Marini n’est pas déçue, loin de là ! Ce livre cinq est, tant au niveau du scénario que du dessin, une totale réussite.

Nous sommes toujours au tout début de notre ère. Et cet album se consacre presque exclusivement, cette fois, à une bataille, cruelle, brutale, violente, sans pitié, une guerre totale opposant les légions romaines et les hordes de barbares germaniques. Une bataille qui va humilier la grande et omnipotente Rome, et qui met en scène, en face-à-face, les deux personnages centraux de cette saga épique : Marcus, le Romain, et Arminius, le Germain. Ils furent amis, les voici définitivement ennemis, et sans aucune possibilité de retour en arrière. Ennemis et se battant, tous deux, pour des idées opposées de liberté et de pouvoir.

Ce cinquième volume se caractérise par une superbe maîtrise graphique de la part d’Enrico Marini. Une maîtrise qui rend parfaitement la tragédie humaine des personnages qu’il semble diriger comme un metteur en scène de cinéma, qui rend encore mieux, et sans pudeur, la violence et la brutalité des combats, la cruauté innommable des combattants, et le pouvoir de la mort, au-delà de tous les autres pouvoirs.

Enrico Marini: la violence

Enrico Marini: liberté et pouvoir

Les aigles de Rome – © Dargaud

Maître d’œuvre complet de sa série, Enrico Marini a longuement mûri son scénario, c’est évident. Le temps qu’il a mis à nous offrir (et le terme est bien choisi…) ce nouvel épisode de sa série, il l’a mis à profit pour faire de son récit une véritable fresque à la fois historique et humaine. Même dans ses scènes de combat, et ce livre en est émaillé, il réussit à nous faire plonger, nous les lecteurs, au cœur de la bataille et de l’horreur, grâce à sa manière de faire corps, graphiquement, avec son scénario, grâce à sa façon de dessiner toutes les scènes importantes à hauteur d’homme, sans effets inutiles, de perspectives entre autres.

Et comment ne pas mettre en évidence aussi son travail de la couleur, son talent, par exemple, à rendre compte de la brume de laquelle sortent les guerriers… Il y a là un travail similaire à celui, en noir et blanc, d’un Whrigtson, aux Etats-Unis, par exemple…

Enrico Marini: du scénario au dessin

Les aigles de Rome – © Dargaud

Ce qui nourrit également la richesse à la fois du scénario et du dessin de Marini, c’est le soin qu’il a pris à se documenter. Dans ce domaine, il appartient totalement à la lignée d’un Jacques Martin. Mais son talent est de réussir à ce que sa culture, son érudition même, n’interfèrent à aucun moment sur la construction narrative de son album. Parce que la finalité n’est pas de nous plonger dans une œuvre historique, mais de nous faire assister à un spectacle né d’une imagination fertile, mais d’une imagination soucieuse de respecter à la fois le rythme d’une aventure épique et la véracité historique.

Enrico Marini: la documentation

Les aigles de Rome – © Dargaud

Une aventure épique, oui, voilà ce qu’est cette série et, singulièrement, ce livre cinquième. Une tragédie, aussi, et surtout peut-être, puisque les thèmes qui sous-tendent toute l’histoire que nous raconte Enrico Marini sont profondément tragiques et « universellement » tragiques. L’amour, la haine, l’amitié, la paternité, la trahison, les normes imposées par une société, quelle qu’elle soit, c’est bien de cela qu’il s’agit, depuis le début de cette série, mais encore plus dans ce volume-ci, où Marcus se doit de se battre pour son pays, certes, mais surtout pour sauver la femme qu’il aime et l’enfant qui est sien mais qu’il n’a pas pu éduquer. Un enfant, on le sent, on le devine, qui va, dans les albums suivants, prendre de plus en plus de place !…

Enrico Marini: l’amitié

Enrico Marini: la paternité

Les aigles de Rome – © Dargaud

Enrico Marini est, à mon humble avis, un des tout grands dessinateurs réalistes et historiques de la BD.

Son graphisme et son sens du scénario réussissent à intégrer des influences, certainement, mais à en faire quelque chose de formidablement personnel ! Le Scorpion était une série pleine de puissance, déjà… Mais c’est ici, me semble-t-il, dans ces  » Aigles de Rome « , que tout son talent, tout son art osons le dire, explose littéralement.

Lisez ce livre V et, si ce n’est déjà chose faite, plongez-vous dans les quatre volumes précédents pour découvrir toute la valeur d’un Enrico Marini dont la place se situe aux côtés des plus grands, de Delaby à Hermann…

 

Jacques Schraûwen

Les Aigles de Rome : Livre V (auteur : Enrico Marini – éditeur : Dargaud – novembre 2016)

L’Armée de l’Ombre : T4 – Nous étions des hommes (un album et une exposition à Bruxelles !)

L’Armée de l’Ombre : T4 – Nous étions des hommes (un album et une exposition à Bruxelles !)

 

L’armée de l’ombre – © éditions Paquet

Fin d’une série consacrée à des soldats allemands de la deuxième guerre : l’armée de l’ombre est celle de tous les vaincus de toutes les guerres du monde… A découvrir aux murs d’une nouvelle galerie bruxelloise et dans un album intelligent.

L’armée de l’ombre – © Editions Paquet

Tous les militaires verts de gris qu’on a vus vivre, survivre plutôt, dans les trois premiers volumes de cette série, se retrouvent sur les chemins de la défaite. De la débâcle, plutôt… Loin des plaines glacées de l’URSS où ils ont laissé leurs dernières illusions, ils traversent un pays, le leur, cette fameuse patrie qu’un führer fou leur a fait croire éternellement victorieuse, et ils ne rencontrent que ruines, cadavres, morts, encore, toujours.

Le dessin d’Olivier Speltens, dans cet ultime épisode de sa série, est sombre, et parle, au-delà des simples apparences, de l’homme, dans son ensemble, en prenant comme point de départ ces quelques soldats qui furent des hommes, et qui, peut-être, ne seront plus jamais que des ombres, les ombres de cette armée qui, de par son idéologie, n’est plus rien.

Ce qui me plaît surtout dans le travail d’Olivier Speltens, c’est le souci qu’il a, toujours, de ne pas laisser la place au sensationnalisme, de privilégier le récit à taille humaine plutôt que la fresque historique. Et qu’il le fait en décrivant, en racontant, sans porter de jugement, même et surtout quand il nous montre quelques scènes qui auraient pu avoir leur place dans l’époustouflant film de Bernhard Wicki,  » Le Pont « , et qui révèlent l’horreur des enfants soldats.

Il y a chez Speltens une certaine pudeur, tant dans le propos que dans le graphisme, pour nous raconter l’irracontable, et le tout dernier dessin de ce livre en est un exemple absolument extraordinaire : en un raccourci d’une redoutable efficacité, Olivier Speltens réussit, sans rien en montrer, à nous parler de l’horreur de la Shoah…

Son propos, finalement, est celui de la réflexion que chaque être humain se doit d’avoir face à des idées extrêmes, de quelque ordre qu’elles soient !

Olivier Speltens: les soldats

Olivier Speltens: les idéologies et leurs perdants

L’armée de l’ombre – © éditions Paquet

La guerre, bien entendu, avec son cortège de combats, d’explosions, de morts brutales, est omniprésente. Mais elle l’est aussi, essentiellement même, au travers des décors, au travers de l’environnement dans lequel évoluent ces quelques soldats qui n’ont plus qu’une seule envie, qu’une seule espérance, se rendre aux Américains plutôt que se faire prendre par les Russes. Et les paysages dans lesquels ils évoluent se devaient d’être à l’image de leurs sentiments, de leurs sensations, de leurs abandons, de leurs déroutes intimes.

Ce sont, dès lors, les ruines que met en évidence cet album. Et la dominance de la grisaille dans la couleur en accentue le poids, la lancinante présence.

C’est d’horreur que nous parle Olivier Speltens, et c’est d’horreur que se nourrit, mais encore une fois sans ostentation voyeuse, son dessin et sa colorisation.

Olivier Speltens: la couleur

Olivier Speltens: l’environnement, le décor

L’armée de l’ombre – © éditions Paquet

Olivier Speltens est un dessinateur réaliste difficile à situer. Je le placerais, personnellement, à la croisée de deux époques : celle des années 70, avec des dessinateurs comme Paape (ou, mais dans une évidente moindre mesure, Vassaux), et celle des années 90 avec l’avènement d’une nouvelle manière de raconter la grande Histoire.

Mais sa grande originalité, ou, plutôt, la vraie force de son dessin se situe dans la manière dont il travaille les visages et, surtout, les regards de ses personnages. Dans les yeux de ses soldats éperdument perdus, on lit la peur, le remords, la fatigue, la mort à venir, la souvenance infinie, et l’indicible souffrance…

Le regard humain dans ce qu’il peut avoir de plus désespéré, oui, voilà ce qui donne à ce livre une force sans apprêts.

Olivier Speltens: les regards

 

L’armée de l’ombre – © éditions Paquet

Au cinéma, il y a eu quelques films qui ont osé (La croix de Fer, de Sam Peckinpah, par exemple) montrer la guerre 40/45 du côté des vaincus. Dans l’univers de la BD, je n’ai pas souvenance de telle démarche, je l’avoue. C’est pour moi une raison supplémentaire d’aimer vraiment cette armée de l’ombre. Aucun angélisme, une vision qui est tout sauf manichéenne de la guerre, une approche de l’horreur universelle faite à taille humaine !… Une excellente série!…

 

Jacques Schraûwen

L’Armée de l’Ombre : T4 – Nous étions des hommes (auteur : Olivier Speltens – éditeur : Paquet – décembre 2016)

Exposition à la Galerie Neuvième art, rue de Villers 2 à 1000 Bruxelles, jusqu’au 14 janvier 2017.