Batman

 

Suite et fin du diptyque de Marini… Un “comics” américain traité à l’européenne, et un  » Joker  » qui fera date !… A ne pas rater, comme l’interview d’Enrico Marini, à découvrir dans cette chronique.

 

Force est de reconnaître que la bande dessine américaine, dans le format  » comics  » en tout cas, fait rarement dans la dentelle, selon l’expression consacrée… La psychologie des (super-)héros est le plus souvent sommaire, et l’accent est mis sur l’action, sur la violence, aussi, sur une espèce de manichéisme facile consistant à montrer le monde sous deux facettes uniquement, le bien et le mal…

Bien sûr, cette narration  » carrée  » n’est pas une règle absolue, et je me souviens du superbe  » Surfer d’Argent  » de John Buscema, qui nous montrait (enfin) un personnage venu d’ailleurs, certes, possédant des super-pouvoirs également, mais à l’âme torturée.

Et c’est dans cette lignée-là que s’inscrit, résolument, la façon dont Marini a pris  » possession  » de Batman. Le plus symbolique des super-héros, peut-être, puisqu’il ne possède aucun super-pouvoir. Le plus humain, donc, des personnages de papier qui, nés aux Etats-Unis, sont partis à la conquête du monde entier.

Dans le premier volume, Batman découvrait qu’il était peut-être père d’une gamine pour le moins décidée… Une enfant kidnappée par son ennemi préféré, Le Joker…

Ici, plus que dans le premier tome, Enrico Marini fait ressentir à Batman des sentiments résolument quotidiens, des sentiments qui sont ceux de tout un chacun. Batman, sous ses pinceaux, sous ses couleurs, peut être au bord de la haine, dans sa quête vers une possible paternité… Il se bat, souffre, réellement, du cœur comme du corps. Et au petit matin, il a les traits fatigués, les joues rongées par une barbe naissante…

Et puis, il y a le Joker… Caricatural, bien entendu, puisque tel est son personnage, cet anti-héros se révèle fou, sans doute, démesuré, certainement, mais sa présence est essentielle, surtout, pour faire ressortir le charisme et la volonté de Batman. Le Joker, ici, devient, en quelque sorte, la vraie part d’ombre de Batman, ce qu’il n’était pas vraiment dans toutes les autres aventures de l’homme chauve-souris. On est proche, en fait, de Stephen King… Avec une véritable approche psychologique, voire même philosophique, de cet être emblématique de l’histoire de la bd !

Enrico Marini: le personnage de Batman
Enrico Marini: le joker face à Batman

Mais n’ayez pas peur, surtout, de vous ennuyer à la lecture de ce Batman… L’action est au rendez-vous, et elle ne manque pas de puissance, et de force. D’érotisme, aussi, léger, mais bien présent… De références, encore, à d’autres mythes de la bd ou du cinéma.

Et puis, il y a la présence de cette gamine, fille potentielle de Batman, enlevée par le Joker. Alina… Une fillette délurée, qui sait ce qu’elle veut, et qui résiste au Joker, mais aussi à la compagne du Joker et à ses hommes de main… Tous, faut-il le souligner, aussi fous les uns que les autres. Aussi essentiels aux envolées lyriques du récit que nous offre Marini!

Alina est-elle la fille de Batman ?… Peut-être, peut-être pas, mais la certitude, c’est que Batman se sent, vis-à-vis d’elle, investi d’une mission. Peut-être parce qu’il fut, lui aussi, en manque de parents, lorsqu’il était enfant…

Enrico Marini: la « gamine »

 

Le talent d’Enrico Marini en fait un des dessinateurs réalistes les plus efficaces, les plus inventifs aussi, du neuvième art.

Ici, il s’est littéralement plongé dans un univers qui, graphiquement, n’était pas vraiment le sien. Et il s’y révèle d’une totale perfection. Ses perspectives, son sens du mouvement, sa force d’évocation, son plaisir à faire de chaque visage un portrait de sensations et de sentiments, sa manière d’utiliser la couleur, également, en utilisant, c’est vrai, les codes américains, mais en y ajoutant un sens narratif typiquement européen, tout cela fait de ce Batman à l’européenne un des meilleurs Batman qui aient jamais été dessinés !

Enrico Marini: le dessin

 

 

En arrivant au bout de ce deuxième (et dernier) Batman dont l’auteur complet est Enrico Marini, en découvrant l’ultime page, la toute dernière image de cet album (non, n’allez surtout pas la voir, lisez tout le livre avant de la découvrir, cette pleine planche absolument splendide !…), en refermant ce livre, on n’a qu’une seule envie…. Celle de ne pas voir le mot fin s’inscrire… Celle que DC permette à d’autres auteurs de nous raconter, un jour, la suite des aventures de ce Batman terriblement humain, et de cette petite fille dont le caractère, et même le physique du visage, promettent -et méritent- bien des approfondissements !

Voilà… Une aventure artistique se termine… Elle fut une réussite totale, à tous les niveaux, le dessin, la couleur, le scénario, l’humour, l’action…

Et Enrico Marini est déjà reparti vers d’autres aventures, européennes, avec, entre autres, le retour sans doute du  » Scorpion  » …

Avec ce Batman, en tout cas, il a prouvé que la bande dessinée était, profondément, véritablement, un langage universel…

Enrico Marini: la fin? …

Jacques Schraûwen

Batman : The Dark Prince Charming 2 (auteur: Enrico Marini – éditeur: DC et Dargaud)

La Ballade Des Dangereuses: le portrait d’une incarcération, d’un trajet de vie…

La Ballade Des Dangereuses: le portrait d’une incarcération, d’un trajet de vie…

Valérie Zézé, le personnage central de cette bande dessinée, est un être vivant… Un être qui, dans cette chronique, se livre avec franchise… Un album à lire, à faire lire, à commander chez votre libraire!

 

La ballade des dangereuses – © La boîte à bulles

Le résumé de ce livre est extrêmement simple à faire : Valérie Zézé, une toxicomane, est incarcérée, pour la huitième fois, dans la prison de Berkendael à Bruxelles. Un emprisonnement qui va la mener à tout faire pour se retrouver elle-même, pour s’évader de ses prisons intérieures et physiques, pour reprendre pied dans une existence ouverte sur les autres.
Vous l’aurez compris, au-delà de cette réalité qu’a été l’enfermement pour l’héroïne de ce livre, les auteurs ont voulu dépasser le simple côté anecdotique pour nous parler, profondément, d’un trajet humain. Il y a le portrait d’une femme à la fois paumée et d’une force morale étonnante, il y a aussi le portrait de son trajet dans cette prison, avec un côté didactique qui permet au lecteur lamda de comprendre que la prison, quoi que puissent en dire d’aucuns, ce n’est pas, loin s’en faut, un hôtel de passage pour des délinquants qui s’y refont une santé !
Anaëlle Hermans, au scénario, et sa sœur Delphine, au dessin, ont longuement rencontré Valérie pour construire un livre qui ne se contente pas de s’attarder sur les apparences, mais qui s’enfouit profondément dans les vérités plurielles d’un être humain à la dérive et cherchant, avec espoir et désespoir mêlés, à se (re)construire. Le tout est traité avec intelligence et, surtout, sans aucun jugement moral. Ce n’est pas un livre manichéen, c’est un livre, tout simplement, humain et, donc, humaniste !

Anaële Hermans: Le scénario
Anaële Hermans: Pas de jugement moral …

 

La ballade des dangereuses – © la boîte à bulles

Le quotidien carcéral, décrit dans cet album, est celui de la souffrance, de la colère aussi, de l’abrutissement imposé par le rythme des heures, des jours, des mois, imposé aussi par une télévision, dernière fenêtre sans doute sur le monde extérieur, mais fenêtre trop souvent entrouverte à la seule médiocrité de télé-réalités imbéciles de toutes sortes.

Pour échapper à ce train-train déshumanisant, chacune, derrière les barreaux, cherche sa propre voie. Il est une voie qui, dans cette  » ballade « , est mise en évidence : celle de la religion… Valérie Zézé se convertit à l’Islam, et elle y trouve un début d’équilibre et une possibilité de prise de parole qui vont influer profondément sur son évolution personnelle.
Là aussi, les auteurs parviennent à dépasser les clichés de plus en plus répandus pour nous montrer, avec simplicité toujours, une réalité, celle de la religion, qui mêle différents intérêts, différentes attentes. Ce n’est pas d’intégrisme qu’on parle, ce n’est pas l’intégrisme qui anime Valérie et ses  » sœurs « … C’est, plus humainement, une fenêtre qui s’ouvre plus largement sur, non pas une rédemption, mais une possibilité de se redresser… C’est en tout cas un regard sur la religion en prison, quelle qu’elle soit finalement, original et quelque peu inattendu.

 

Anaële Hermans: la religion
Valérie Zézé: la religion

 

 

La ballade des dangereuses – © la boîte à bulles

Ce que j’ai beaucoup aimé dans ce livre, c’est sa construction, à la fois très  » observatrice « , presque journalistique, didactique même, quant à l’organisation de la vie dans le monde de la justice belge. Au niveau du scénario, Anaële Hermans a choisi de ne pas surcharger le texte et d’utiliser le dialogue comme moyen premier de narration. C’est cette forme littéraire qui permet, comme au cinéma, de rendre tangibles les vérités de Valérie Zézé, celles des autres prisonnières, celles des gardiennes, celles des juges, des avocats… Les vérités de la colère, de la violence, de la répression, de la révolte… Et celles, plurielles elles aussi, du fils de Valérie Zézé, le plus profond des liens qui la poussent à  » s’en sortir « .
Et pour que ce livre reste, comme je le disais, pudique, pour que l’horreur quotidienne du temps qui s’écoule dans l’ennui et la solitude, pour que la difficulté de se livrer que vit chaque être incarcéré, pour que la description d’une sorte d’amitié ou, en tout cas, de solidarité entre les détenues soient perceptibles, il fallait, je pense, un dessin comme celui de Delphine Hermans. Un dessin simple, presque enfantin, avec des décors parfaitement reconnaissables quand il s’agit des paysages de Bruxelles par exemple, avec une approche graphique des visages et de leurs expressions pratiquement iconiques, avec des couleurs affirmées sans jamais être brutales.
Et c’est tout cela qui fait de cet album un livre important, un livre qui peut permettre à tout le monde de comprendre sans juger ce qu’est la justice, chez nous, ce qu’est la dérive humaine, aussi.
Un livre qui, également, a contribué, selon sa propre analyse, à permettre à Valérie Zézé de s’accepter vivant dans un autre univers que celui de la délinquance et de la drogue, des  » produits  » comme elle dit…

Anaële Hermans: dialogue et dessin
Valérie Zézé: l’importance de ce livre

 

La ballade des dangereuses – © la boîte à bulles

Vous l’aurez compris, cette  » Ballade  » ne fait pas partie des livres uniquement délassants, loin s’en faut. Mais il n’est pas pour autant pesant, que du contraire. C’est un livre optimiste, oui, dans la mesure où il s’attache aux pas de Valérie Zézé qui, aujourd’hui, malgré ses peurs, ses angoisses même, a réussi à changer de vie. Grâce à ses propres volontés, certes, mais grâce aussi au travail mal connu, peu considéré également, d’une association bruxelloise, « Transit »… Une association qui comprend un centre de jour et d’hébergement pour les toxicomanes, sans aucune condition. Une association qui s’occupe, dans la proximité, des toxicomanes en recherche d’aide médicale, en recherche de travail, de formation. Une association qui privilégie le lien social, avec, malgré tout, des règles qui permettent à celles et ceux qui frappent à la porte de la rue Stephenson, à 1000 Bruxelles, de pouvoir retrouver, si elles le veulent, un cadre dans lequel se reconstruire, dans lequel la prévention n’est pas non plus un vain mot, ni la nécessité de réduire le plus possible les risques pour la santé et les relations humaines.
Une association que Valérie Zézé a bien connue, et qui a véritablement contribué à lui rendre espérance et volonté de vivre plutôt que survivre. Parce que, après ce livre, après les rencontres qu’elle a faites avec les deux sœurs auteures de cette ballade, après la prison, Valérie Zézé veut voir son existence comme une promesse et plus comme une souffrance !

Valérie Zézé: et après? …

 

La ballade des dangereuses – © la boîte à bulles

Ce livre est, à mon humble avis, un livre qu’il faut lire, pour découvrir vraiment, et comprendre enfin, ce qu’est l’enfermement… Ce qu’est la toxicomanie… Au travers du destin de Valérie Zézé, c’est un discours universel que cet album nous livre, avec un maître-mot : la proximité et la simplicité, entre les auteures et leur  » modèle « , entre le livre et ses lecteurs !
Et je veux aussi insister sur le titre :  » Ballade « … Deux  » l « , comme dans la ballade des pendus, de Villon… Ce livre est une errance à la fois extrêmement réaliste et intimement poétique, l’errance d’une femme, et puis, par les portraits rapides de toutes les autres détenues croisées de page en page, l’errance de toute une société !
Son éditeur n’était pas toujours extrêmement bien distribué, n’hésitez pas, surtout, à commander cet ouvrage à votre libraire préféré!

Jacques Schraûwen
La ballade Des Dangereuses – journal d’une incarcération (dessin : Delphine Hermans – scénario : Anaële Hermans et Valérie Zézé – éditeur : La Boîte à Bulles

Bluebells Wood : tout le talent de Guillaume Sorel !

Bluebells Wood : tout le talent de Guillaume Sorel !

Les amours d’une sirène et d’un peintre… Un récit fantastique qui s’enfouit dans les peurs enfantines qui nous habitent, toutes et tous, et qui nous rendent adultes… Un érotisme lumineux, somptueux, et d’une noirceur terrifiante! Un album BD qui justifie pleinement l’appellation  » neuvième art  » !…

Bluebells wood – © Glénat

On doit à Guillaume Sorel quelques-uns des albums les plus réussis de ces dernières années. Son adaptation de  » Le Horla  » de Maupassant était splendide. Son album totalement personnel,  » Hôtel Particulier « , était un chef d’œuvre d’impertinence, de beauté, de fantastique tranquille.
Toujours amoureux du fantastique, de cet art de l’imaginaire qui a créé les contes de notre enfance autant que les récits de Wilde ou de Lovercraft, le voici maître d’œuvre d’une histoire qui prend ses sources chez Andersen, certes, mais pour en gommer tous les enfantillages et ne garder, finalement, qu’une fable intimiste sur la vie, la mort et le deuil. Intimiste et terrifiante…

 

Bluebells wood – © Glénat

Pour résumer ce livre, on peut se contenter d’en décrire la trame narrative. William est un peintre qui cherche à oublier sa femme décédée dans une demeure perdue loin de tout, dans un endroit battu par la mer et situé sur l’île de Guernesey. De quoi faire un signe, à travers les siècles, à Victor Hugo dont les dessins aimaient, comme ceux de Sorel, à dépasser les apparences pour se plonger dans des univers où tout, même et surtout l’indicible, semble possible.
Solitaire, à l’exclusion d’un modèle qui, dénudée, vient poser pour lui, et d’un ami qui s’efforce de le sortir de sa dépression et de le pousser à peindre à nouveau, William se trouve un jour confronté à un assaut de sirènes… A la présence de l’une d’entre elles, qui le sauve et, ce faisant, se retrouve objet de la haine de ses sœurs…
Une sirène, qui n’a rien de petite, et dont la beauté, sculpturale, réinvente l’amour et le désir au plus profond des chairs et de l’âme de William.

Bluebells wood – © Glénat

C’est  » la petite sirène  » d’Andersen… Mais une sirène charnelle… Une sirène sans prince charmant… Une sirène qui, étrangement, rappelle certaines des héroïnes rimées de l’immense Baudelaire… Un poète de mots qui fut admirateur, et même plus, de Poe, comme Guillaume Sorel est un poète de l’image, amoureux de l’horreur et du fantastique lorsqu’ils créent, aux routines du temps qui passe, des mondes où tout peut être dit, même l’inacceptable.
Une des constantes dans l’œuvre de Sorel (oui, j’ose, et haut et fort, parler  » d’œuvre  » !…), c’est le monde animal. Un monde animal qui, comme dans Le Horla, est un danger à la fois pour l’intégrité de la vie et l’intégrité de l’intelligence. Un monde animal posé à côté du monde humain, et observateur plutôt qu’acteur, ou alors, quand il se révèle acteur, presque impalpable.
Une autre de ses constantes, graphiques comme littéraires, c’est la féminité et ses mille érotismes. Comme Baudelaire, encore, toujours…
Et ici, dans cet extraordinaire (au sens premier du terme !) livre, il allie ses deux constantes, ses deux obsessions pour nous faire entrer dans un monde extrêmement humain de par ses errements, celui de la mort, celui du rêve plus fort que l’ailleurs, celui de la beauté irrémédiablement dangereuse. Un monde dans lequel les animaux ressemblent d’abord à des personnages de chez Disney, avant de se révéler membres à part entière de la grande parade de la vie et de la mort ! Donc de l’espoir et de l’horreur…

Bluebells wood – © Glénat

Un livre comme celui-ci a la qualité des meilleurs romans du genre, ceux de Claude Seignolle, de Gérard Prévot, de Thomas Owen, de Jean Ray, de Marcel Béalu… Rien n’est gratuit dans cet album, et certainement pas non plus la préface signée de Pierre Dubois.
Et encore moins les clins d’œil graphiques qui parsèment ce livre de bout en bout, avec même quelques références à des peintres précis, comme Magritte. Le surréalisme n’est-il pas, finalement, le cousin germain du fantastique ?
Et puis, il y a la  » chute « , inattendue, puisqu’elle est un retour brutal dans la réalité, une réalité inavouée et pourtant, à la réflexion, sans cesse présente au long des pages…
 » Homme toujours tu chériras la mer…  » disait Baudelaire…
La mer, la nature, la nature humaine, la rêve et l’art, essences de l’humanité, voilà ce que nous dit de chérir Guillaume Sorel, dans ce livre qui se termine par quelques-uns de ses dessins, en pleines pages, des dessins qui, de bout en bout, privilégient la couleur et l’ambiance à la seule précision réaliste.
Cet album est une véritable œuvre d’art, littéraire, graphique, picturale. Un livre, en tout état de cause, qui se doit de se trouver dans votre bibliothèque!

Jacques Schraûwen
Bluebells Wood (auteur : Guillaume Sorel – éditeur : Glénat)