Trois « séries » de chez Casterman

Trois « séries » de chez Casterman

Des contes venus tout droit du monde de l’enfance, des animaux qui se révoltent contre un pouvoir absolu, un sénateur romain et ses souvenirs : voici trois albums qui ne demandent qu’à compléter votre bibliothèque !

Les Contes de Grimm

Les Contes de Grimm © Casterman

Après nous avoir fait redécouvrir Perrault, la scénariste Béatrice Bottet nous replonge dans l’univers des frères Grimm.

Plus que des écrivains complets, les frères Grimm furent des amoureux de la culture populaire, et leurs « contes » furent d’abord des récits traditionnels allemands. Des récits qui, au fil des siècles, se sont fameusement édulcorés, tout comme avec Perrault, d’ailleurs. C’est que le conte, dans la civilisation occidentale, est devenu symbole de la littérature pour les enfants.

Avec la complicité du dessinateur Terkel Risbjerg, Béatrice Bottet rend à ces contes enfantins leur contenu initial. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit de textes des frères Grimm illustrés. Il y a une réécriture, incontestablement, une actualisation de langage, tout comme de la construction graphique. Le texte est clair, vif, il va à l’essentiel, et le dessin flirte avec l’illustration jeunesse tout en respectant les codes précis du découpage du neuvième art.

Un bon bouquin qui montre que les contes de notre enfance étaient souvent très adultes aussi !

Les Contes de Grimm (dessin : Terkel Risbjerg – scénario : Béatrice Bottet – 64 pages – novembre 2020)

Le Château des Animaux : 2. Les Marguerites de l’hiver

Le Château des Animaux 2 © Casterman

Le premier volume de cette série nous faisait découvrir une ferme abandonnée des hommes et rendue à ses animaux… Mais livrée, surtout, à la dictature de Silvio, taureau au pouvoir absolu, aidé par des chiens aux cruautés serviles. Pour en savoir plus, n’hésitez pas à aller relire ma chronique de l’époque : https://bd-chroniques.be/index.php/2020/04/13/trois-albums-de-chez-casterman/.

Voici donc la suite… Et la décision prise par Miss B, suivie d’abord par quelques-uns des animaux de la ferme, puis par la grande majorité de ceux-ci, de se révolter. Mais pas n’importe comment : d’une manière non violente !

On se trouve ainsi dans un livre qui devient presque doctrinaire, faisant penser au combat qu’a mené en son temps Gandhi. Rester dans la légalité, chercher le dialogue en demandant, fermement, des améliorations d’abord symboliques. S’éloigner, ainsi, de l’anarchie, à tout prix, se révolter, mais sans révolution. Avec cette phrase qu’on pourrait mettre en exergue de ce deuxième volume : « je suis prête à mourir pour notre cause, mais pas à tuer pour elle ».

Xavier Dorison est un scénariste chevronné, un scénariste qui aime surprendre ses lecteurs. On est loin, ici, (pour le moment du moins) de sa série Undertaker. N’allez pas croire cependant que cet album est « bisounours » ! Il y a de la mort, il y a de la souffrance, il y a des personnages qui n’ont rien de manichéen, il y a du désespoir. C’est une vraie vision, dans la veine de « La Ferme des Animaux » de Georges Orwell, de notre société, de nos possibilités de révolte, de nos politiciens et de leurs pouvoirs aussi.

Le dessin de Félix Delep est, quant à lui, somptueux, avec un talent extraordinaire pour les expressions des visages de tous les animaux que peuplent cette série. Avec, également, un travail sur la couleur, la neige par exemple, qui fait bien plus qu’uniquement servir l’ambiance du récit.

Une des excellentes séries de ces derniers temps, à ne pas rater !

Le Château des Animaux : 2. Les Marguerites de l’hiver (dessin : Félix Delep – scénario : Xavier Dorison – 56 pages – novembre 2020)

Alix Senator : 11. L’Esclave De Khorsabad

Alix Senator 11 © Casterman

La plupart des albums « classiques » d’Alix, le héros gaulois de Jacques Martin, pouvaient se lire comme des one-shots.

Avec cette série qui nous montre un Alix vieillissant, aux cheveux blancs, sénateur à Rome, il en va autrement : les auteurs ont choisi d’en faire une série dans laquelle chaque album trouve ses sources dans l’album précédent. Ce qui fait, reconnaissons-le, qu’on peut se perdre un peu dans le récit… Heureusement, un résumé succinct commence ce livre et permet, dès lors, de ne pas trop s’égarer !

Comme avec Jacques Martin (qui dessinait pour un public jeune), mais avec sans doute une vision plus violente et plus sanglante de l’Antiquité, Alix Senator mêle intimement l’Histoire et l’Aventure. Dans cet album-ci, il est question de malédiction, de dieux divers et de leurs servantes et serviteurs, d’un trésor à retrouver, d’un Roi qu’on ne voit pas, de trahison, de maladie héréditaire. Les Assyriens, les Perses et les Parthes, sans oublier les Romains au travers de la personne d’Alix, se côtoient, nouent des liens d’amitié ou de haine.

Valérie Mangin, la scénariste, a une connaissance historique fouillée, qui donne une bonne part de sa valeur à cette série. Même en montrant Alix laisser se faire décapiter un de ses amis…

Cela dit, depuis quelques albums, la base même des aventures d’Alix Senator se situe ailleurs que dans les simples péripéties que la hasard (ou les dieux…) lui imposent. C’est à une quête identitaire qu’il se voue, désormais, en cherchant à assumer son passé, tous ses passés.

Le dessin de Thierry Démarez a pas mal évolué, en onze albums. Au début, on sentait l’influence graphique de l’immense Delaby… A présent, ce dessin est moins « hyper-réaliste », plus proche des codes de Jacques Martin sans en être dépendant. Et je tiens à insister sur la part importante de la couleur de Jean-Jacques Chagnaud qui crée, dans cet album, une véritable trame narrative essentielle !

Une série qui continue, d’album en album, à s’affirmer, même si, parfois, elle déroute par la multiplication des références aux épisodes précédents.

Alix Senator : 11. L’Esclave De Khorsabad (dessin : Thierry Démarez – scénario : Valérie Mangin – couleur : Jean-Jacques Chagnaud – 48 pages – novembre 2020)

Jacques Schraûwen

Comès d’Ombre et de Silence

Comès d’Ombre et de Silence

Une exposition à Bruxelles, un livre dans lequel se plonger

Il y a déjà sept ans que Didier Comès s’en est allé de l’autre côté du miroir des apparences. Mais son œuvre reste et continue à faire de lui un acteur majeur du neuvième art, ainsi que le prouvent le livre et l’exposition orchestrés, tous deux, par Thierry Bellefroid.

Comès © Casterman

Dans son livre, Thierry Bellefroid se fait le biographe de Didier Comès, il le suit dans toute son existence, nous emmenant avec lui pour découvrir, derrière son univers graphique, un artiste qui mit du temps, sans doute, à devenir un des maîtres absolus du noir et blanc et de la narration graphique, mais pour qui, toujours, la qualité a été une nécessité.

Thierry Bellefroid : Devenir Comès

Ce livre, à l’iconographie importante, est certes érudit, mais il reste, de bout en bout, totalement lisible, sans apprêt, sans intellectualisme toujours trop facile. Thierry Bellefroid s’attache à nous faire connaître l’homme qu’il a côtoyé. Aucun artiste, il est vrai, ne peut se résumer au seul apogée de sa carrière, et c’est aussi le cas, bien évidemment, avec Comès, né pendant la seconde guerre mondiale dans un village annexé par l’Allemagne nazie. Il nous parle de son enfance, des rencontres qu’il fit et qui le construisirent, artistiquement parlant, rencontres professionnelles, rencontres d’amitié, d’admiration, d’amour.

Thierry Bellefroid : les influences

C’est un auteur de seulement 11 livres que Thierry Bellefroid nous fait connaître, de l’intérieur, avec une iconographie mettant en lumière, ou plutôt en ombre et en silence, l’évolution lente et mûrie qui fut celle de l’auteur de l’essentiel « Silence » !

Comès ©  jo@exelmans.be
 

Dans l’Histoire de cet art qu’on dit neuvième et qui se révèle aujourd’hui d’un éclectisme fabuleux, il a fallu des pionniers, des explorateurs. Il y eut ainsi le terreau extraordinaire de la revue « A Suivre », il y eut Munoz, Schuiten, et Pratt. Il y eut l’éclosion de Didier Comès, arrivé enfin, dans cette revue, au faîte de son talent et de ses aspirations, de ses inspirations.

Comès ©  jo@exelmans.be
 

Ce livre ne manque vraiment pas d’intérêt, pour les amoureux de la bande dessinée, sans doute, mais aussi pour tous ceux qui aiment un dessin aux incontestables fulgurances. Pour eux, comme pour tous les curieux, une visite s’impose au Musée Belvue, jusqu’au 3 janvier 2021. C’est là, en effet, au numéro 7 de la place des Palais, que se tient une exposition consacrée à Comès, une exposition gratuite qui nous balade, telle une ballade poétique, dans une œuvre foisonnante, une œuvre qui conjugue la force des contrastes pour mieux nous parler de la différence, de nos regards sur ce qui nous entoure, des silences, aussi, de nos mémoires, bien trop souvent.

Thierry Bellefroid : l’exposition
Comès ©  jo@exelmans.be
 

Trois salles y illustrent symboliquement ce que fut sa carrière, ce que furent ses narrations, aussi, son travail sur la lumière, sur l’envers de la lumière, sur le silence utilisé comme outil narratif complet. Ce que furent aussi ses influences et ses compagnonnages dans le monde de la bande dessinée. Et c’est ainsi qu’on peut voir face à face des dessins d’Hugo Pratt et de Didier Comès. Une manière immédiate de se rendre compte de la perfection extraordinaire de Comès dans sa manière de traiter le « noir »… Un noir profond, qui se révèle sans cesse merveilleusement lumineux…

Thierry Bellefroid : Pratt et Comès…

Un livre qui se feuillette, qui est comme un voyage dans l’œuvre d’un artiste incomparable. Une exposition dans laquelle se perdre longuement et découvrir la puissance d’évocation, graphiquement, de Didier Comès… Un excellent hommage de Thierry Bellefroid, auteur du livre et commissaire de cette exposition !

Jacques Schraûwen

Comès d’Ombre et de Silence ( auteur : Thierry Bellefroid – Casterman – 144 pages – Juin 2020 – Exposition au Musée Belvue à 1000 Bruxelles, Place des Palais 7, jusqu’au 3 janvier 2021)

© Thierry Bellefroid

Cathédrale

Cathédrale

Le génie d’un dessinateur exceptionnel !

Les collaborations « graphiques » de Jacques-Armand Cardon sont variées… Elles vont de « Hara Kiri » à « Bizarre », de « L’humanité » au « Canard enchaîné », de l’extraordinaire Jacques Sternberg à « L’écho des savanes ». Son art, depuis des années et des années, ne souffre aucune définition. Cardon dessine, et ses dessins nous racontent nos folies et nos rêveries autant que les siennes !

Cardon © Super Loto Editions et Editions du Monte-en-l’air

Et voici donc un album qui, comme tous ses précédents, prend ses distances avec ce qu’on appelle le dessin de presse, la bande dessinée, l’illustration. Un album qui, nous dit-on, s’inspire d’abord et avant tout de la mémoire de son auteur. Cardon, né en 1936, a vécu, enfant, la guerre… Se cachant pendant un bombardement, apeuré, mais, dès le lendemain, cherchant autour de la maison des éclats d’obus à garder en souvenir. Je pense que tous les enfants qui ont vécu une guerre, quelle qu’elle soit, où qu’elle soit, ont d’identiques souvenances, étrangement… C’est en tout cas ma réalité…

Cardon © Super Loto Editions et Editions du Monte-en-l’air

Tout au long de son existence, Cardon a côtoyé, consciemment ou pas, des lieux symboliques de ce qu’est l’architecture, de ce qu’elle peut signifier pour l’homme comme bonheurs, angoisses, envolées lyriques, enchaînements.

Et de toutes ces architectures, il en est une qui est encore plus symbolique que toutes les autres, celle de ces cathédrales qui peuplent les cités et les esprits, monuments à la gloire de la foi plus que d’un Dieu sans doute, démesures de pierre, d’angles, de vide construit, ce sont elles qui, dans ce livre, sont les héros d’une balade, d’une ballade même, dans les antres de la souvenance et de l’imaginaire de Cardon.

Cardon © Super Loto Editions et Editions du Monte-en-l’air

On nous dit que ce livre est, en quelque sorte, une autobiographie dessinée… Il est en effet évident qu’on y retrouve quelques moments clés de l’existence de Cardon, dont il nous raconte, par écrit, les fondations en introduction de cet album.

Mais, si autobiographie il y a, elle est aussi inventée, imaginaire, extrapolation de toutes les révoltes et de toutes les angoisses de son auteur.

Il y a par exemple la présence de quelques figures emblématiques dans l’univers de Cardon : Agnès Varda, Apollinaire, Chaplin, entre autres.

Cardon © Super Loto Editions et Editions du Monte-en-l’air

Il y a, au travers de ces personnages, la réalité de la mort inhérente à chaque voyage humain. Cardon nous parle, silencieusement, de la Commune et des cadavres exposés devant lesquels passent indifférents de bien braves bourgeois.

La démarche de Cardon est d’une vraie originalité, faite de réalité et de surréalisme, d’absurde et de réfléchi, d’humour et de désespoir. De par sa technique comme de par sa manière de traiter le monde en cherchant à disséquer le regard qu’on peut porter sur lui, il est le compagnon de route de dessinateurs come Chaval, ou, encore plus, Serre et Gourmelin.

Je parlais d’humour, oui, un humour grinçant, esthétique, qui nous montre à voir, par exemple, François Hollande et Donald Trump.

Mais le vrai thème de cet album reste celui de la vie… D’un voyage entre naissance et mort, voyage perdu dans des décors inanimés qui cherchent, sans cesse, à emprisonner plus qu’à émerveiller.

Cardon nous parle de lui, de la geôle du travail, de l’omniprésence de la religion et de ses travers, du Christ et de l’image toujours changeante que l’humanité en a d’époque en époque. Il nous parle de la guerre, de l’aveuglement, de l’envol, de la fuite.

Cardon © Super Loto Editions et Editions du Monte-en-l’air

Ce livre se regarde, lentement, se savoure, longuement, se réfléchit, inlassablement.

Et s’il me fallait en trouver, non pas une définition, mais une sensation, ce serait : « à la fin, seule reste la pierre »…

Oui, ce n’est pas de la bande dessinée…

Mais c’est un livre que doit avoir tout amoureux du dessin, dans ce qu’il peut avoir de plus parlant, de plus rêveur. A commander, croyez-moi, toute affaire cessante, chez votre libraire !

Cathédrale, c’est l’histoire d’un voyageur en des pays qui sont aussi les nôtres…

Jacques Schraûwen

Cathédrale (auteur : Cardon – éditeur : Super Loto Editions et Editions du Monte-en-l’air – 2020)

www.superlotoeditions.fr

www.monteenlair.wordpress.com