Corto Maltese : Le Jour De Tarowean

Corto Maltese : Le Jour De Tarowean

C’était un fameux défi pour Canales et Pellejero (à écouter dans cette chronique) que de redonner vie à un des personnages les plus mythiques de la bande dessinée. Avec ce troisième épisode, on peut parler, croyez-moi, d’un défi totalement réussi !

Le Jour de Tarowean © Casterman

Que s’est-il passé avant « La Ballade De La Mer Salée » ? Comment Corto Maltese s’est-il trouvé abandonné et attaché en plein océan ? C’est ce que ce livre nous raconte, avec un talent qui dépasse, et de loin, ces reprises sans âme qui, de nos jours, en bd, se multiplient pour le pire bien plus souvent que pour le meilleur !

Hugo Pratt a créé, avec Corto Maltese, un personnage qui dépassait le simple cadre d’un récit dessiné. Il en a fait un héros romantique, aventurier, anarchiste, ésotérique, humainement et graphiquement. Un être humain « à part », apparu dans la Ballade de la Mer salée attaché à un radeau en pleine mer.

Après deux albums qui tentaient de se positionner au plus près de l’œuvre de Pratt, Canales et Pellejero, ici, en « osant » s’aventurer dans une histoire que personne ne connaissait, celle de Corto avant Corto, font œuvre originale, abandonnent, en quelque sorte, le côte un peu verbeux de leurs deux précédentes collaborations pour créer une œuvre résolument neuve.

Le Jour de Tarowean © Casterman
Juan Díaz Canales : Corto avant la Ballade…

Je parlais de Corto Maltese en tant que héros, ou anti-héros, foncièrement romantique. Le talent de Juan Díaz Canales, scénariste extrêmement doué, c’est d’avoir voulu en faire un être humain plus complexe que simplement ancré dans des codes plus ou moins précis de la littérature. Mêlant à l’intrigue, toujours touffue, dense plutôt, des tas de thématiques comme l’humanisme, comme la tolérance, en racontant une histoire de fureur, de sang, de mort, de désespoir, d’amour, de destruction, Juan Díaz Canales construit un récit entre réalité et fiction qui humanise Corto Maltese sans pour autant en estomper les puissances originelles.

Le Jour de Tarowean © Casterman
Juan Díaz Canales : la mort, le réalisme

Avec Pratt, Corto Maltese était un personnage ancré dans un passé dont il était l’observateur, souvent, plus que le moteur. Avec Canales et Pellejero, on se retrouve dans un univers similaire, mais jamais semblable… Le dessin est plus fouillé, le texte plus présent, les personnages sont connus, Raspoutine et le moine par exemple, mais Corto devient de plus en plus acteur de son propre destin. Et les réalités qu’il encontre, qu’il vit, ramènent aussi à nos présents, puisqu’on parle d’environnement, de migrants, d’intégrisme religieux et de pouvoir, d’intégrisme alimentaire et de science, de rejet et de nécessité à ne pas oublier ses origines…

Le Jour de Tarowean © Casterman
Juan Díaz Canales : des ponts avec aujourd’hui

Je le disais, le dessin est plus fouillé, plus constant même, que chez Pratt. Mais Rubén Pellejero ne trahit à aucun moment le « maître », tout en peaufinant les décors, tout en faisant des épures de Pratt la base de ses propres interprétations de la nature, des êtres humains, de leurs dérives, de leurs rencontres. Il joue encore plus que Pratt avec les ombres et les lumières, et ce sont ces ombres qui, d’une certaine manière, rythment le récit… Le visage du moine toujours dans la pénombre, les ombres sur le sable de certains des personnages importants… Corto Maltese est un personnage clair-obscur, et le dessin de Pellejero en rend toutes les complexités, et celles de ses environnements, avec une intelligence totale !

Le Jour de Tarowean © Casterman
Rubén Pellejero : le dessin

Lorsqu’on pense à Corto Maltese, c’est souvent en noir et blanc. En tout cas, c’est vrai pour moi ! Mais ici, la couleur occupe une place importante, prépondérante même à certains moments de la narration. Là aussi, Rubén Pellejero est un orfèvre, et ses dégradés comme ses jeux de lumière sont d’une richesse de palette exceptionnelle… Corto Maltese connaît désormais une existence nouvelle qui reste sans cesse respectueuse de ce que furent ses aventures en compagnie d’Hugo Pratt !

Le Jour de Tarowean © Casterman
Rubén Pellejero : la couleur

Je sais que certains amoureux de l‘œuvre de Pratt vont trouver à redire au travail de Pellejero et Canales. Mais même avec quelques défauts, comme l’abondance de texte peut-être, ce n’est pas du travail, c’est une œuvre artistique à part entière.

Corto Maltese, avec ce nouvel album, devient véritablement un personnage de Pellejero, un héros de papier auquel son nouveau dessinateur réussit à insuffler une nouvelle âme, une nouvelle puissance !

Jacques Schraûwen

Corto Maltese : Le Jour De Tarowean (dessin : Rubén Pellejero – scénario : Juan Díaz Canales – éditeur : Casterman – paru en novembre 2019 – 78 pages)

Chaplin En Amérique

Chaplin En Amérique

Un premier tome qui, immédiatement, nous emmène dans tout ce qui a fait l’univers magique de « Charlot ». Une totale réussite !

Chaplin en Amérique © Rue de Sèvres

Dans le monde de la culture, il est des personnages qui semblent défier le temps, des artistes qui, grâce à un talent visionnaire très souvent, deviennent des icônes que tout le monde continue à connaître même après leur disparition. C’est le cas, de manière incontestable, avec Charlot qui, dans le cadre du cinéma muet d’abord, parlant ensuite, a pratiquement inventé le mouvement plus parlant que les mots, la tendresse plus forte que le pouvoir, le regard comme acteur essentiel de l’émotion.

Et voici donc Charlot héros d’une série BD dont le premier volume vient de sortir. Une série, en trois volumes, qui va nous raconter la genèse d’un homme ambitieux et sûr de son talent. Une série, plutôt, qui va nous montrer Charlie Chaplin SE raconter, par petites touches, sans mélo, avec une vraie passion. Et tout cela grâce à la construction narrative du scénariste, Laurent Seksik, une narration qui oscille entre la biographie et l’imaginaire, nous livrant ainsi un portrait subjectif et probablement plus vrai que tout ce qui fut officiellement raconté !

Chaplin en Amérique © Rue de Sèvres
David François : la construction narrative

Charlie Chaplin se raconte, surtout au présent de son ascension, de la conquête qu’il fait du cinéma et de ses infinies possibilités, technologiques autant qu’humaines. Charlie Chaplin raconte aussi son passé, un passé qui se révèle par petites touches, sans mélo même si ses premières années furent une jeunesse à la Dickens ! Et pour ce faire, le dessinateur David François ne fait pas d’effets spéciaux, il se contente d’estomper ses dessins en même temps que les misères et les douleurs morales et physiques de son personnage central. Et c’est au travers de ces petites touches que se dessine Charlot, progressivement, que s’explique son besoin de succès plus que d’argent, l’importance qu’a eue pendant toute son existence la famille, la fratrie…

Chaplin en Amérique © Rue de Sèvres
David François : les flash-back

Parler de Charlie Chaplin, dessiner la vie de Charlot, c’est aussi se plonger, et plonger le lecteur, dans la grande Histoire du cinéma. Et c’est un vrai plaisir que de croiser, de page en page, comme Chaplin a croisés dans la réalité, des acteurs, des metteurs en scène, Sennett et d’autres. Tous ces gens qui, sans même s’en rendre compte bien souvent, ont permis à Chaplin de devenir Charlot, à Charlot de vivre de gloire et de richesse, d’amours totalement immoraux, de tristesses et de bonheurs fugaces. La force du scénariste est de nous montrer tout cela à hauteur d’homme, sans post-jugement, mais sans rien édulcorer non plus. Son scénario est intelligent, il nous dévoile le premier film de propagande, il nous exhibe une misogynie évidente chez Chaplin, il nous montre ses fulgurances et ses failles, et le tout avec un sens du dialogue sans faux-pas et plus révélateur que de grandes envolées lyriques !

Chaplin en Amérique © Rue de Sèvres
David François : Charlot et l’Histoire

Humour, émotion, amitié, amour, et, surtout jeu… On aurait pu s’attendre à un dessin extrêmement réaliste pour construire ce livre, on aurait pu s’attendre à des couleurs rendant compte du réel. Il n’est rien, que du contraire ! Le dessin de David François refuse le réalisme, il se fait même expressionniste… Il crée ainsi, sans ostentation, un lien entre la bande dessinée, le cinéma américain muet, et le cinéma européen, allemand surtout. Et, ce faisant, David François parvient à rendre universelle l’existence de Chaplin, génie en gestation d’un art qui n’en était pas encore un.

David François, de même, travaille les couleurs pour que celles-ci expriment pleinement les sensations profondes de ses personnages, leurs dérives, leurs espérances. Un peu comme si l’ambiance et le décor, finalement, suivaient en intensité les rêves et les échecs de Charlot !

Chaplin en Amérique © Rue de Sèvres
David François : le dessin et la couleur

Charlie Chaplin, le cinéma, l’Amérique et ses possibles, voilà les éléments premiers de cette nouvelle série bd. Mais des éléments qui s’agencent pour nous raconter aussi, et surtout peut-être, le vingtième siècle et ses mille et une mutations !

Jacques Schraûwen

Chaplin En Amérique (dessin : David François – scénario : Laurent Seksik – éditeur : Rue De Sèvres – 75 pages – parution : septembre 2019)

Les Couloirs Aériens

Les Couloirs Aériens

Vieillir, aimer, se souvenir, se découvrir…

Etienne Davodeau fait partie de ces rares dessinateurs dont on n’est jamais déçus, quel que soit le thème de ses livres. Et avec ces « couloirs aériens », il nous éblouit, encore une fois, par son regard d’observateur, réaliste mais sans aucune cruauté…

Les Couloirs Aériens © Futuropolis

Qu’il nous emmène à sa suite dans des reportages ou dans une œuvre de fiction, ce qu’Etienne Davodeau aime, c’est de s’attarder au quotidien des choses, des gestes, des sentiments. Et comment mieux pénétrer l’âme humaine dans ce qu’elle a en même temps d’éphémère et d’infini qu’en la décrivant consciente de l’âge qui est le sien.

C’est bien cela que nous raconte ce livre. Yvan, du haut de ses cinquante ans, ne reconnaît plus son existence dans les miroirs de ses quotidiens, de ses habitudes. Il n’a plus de travail, il ne sait plus très bien ce que font et vivent ses enfants, son épouse a un boulot qui l’éloigne irrémédiablement de lui et de leur couple, ses parents sont morts et il doit vendre leur maison, le tout dans une ambiance très froide avec son frère…

Dans ce livre, écrit à trois, chacun peut se retrouver, se voir, s’apercevoir, même fugitivement, tant il est vrai que nous avons toutes et tous un peu le même passé. Et les photos qui émaillent ce livre y créent le rythme de la vie, tout simplement, de ses souvenances sans importance et pourtant essentielles.

Les Couloirs Aériens © Futuropolis
Etienne Davodeau: Yvan
Etienne Davodeau: les photos

Les couloirs aériens sont ici ceux de la nature, d’abord, ce Jura qui accueille Yvan comme il a accueilli les trois auteurs de ce livre. Les couloirs aériens, ce ne sont pas ceux de ces avions qui, ostensiblement, vont aider une ville en difficulté, en guerre, comme Berlin en son temps, comme bien d’autres lieux encore de nos jours. Les couloirs aériens sont ici ceux de l’amitié. Mais une amitié qui se reconnaît comme d’abord et avant tout imparfaite. On avoue tout se dire, entre amis, mais on ne s’avoue jamais vraiment tout !

C’est pour cela que l’élément dramatique premier de ce livre se situe dans les territoires toujours inattendus de la mémoire. Cette mémoire qui ne peut qu’être sélective, cette mémoire qui retrouve l’image d’objets dérisoires en même temps que de sentiments envoûtants. Cette mémoire qui, au-delà de l’observation presque minutieuse de quelques personnages que nous offre ce roman graphique, est un élément moteur dans une intrigue inattendue, une intrigue qui ne se révèle qu’en toute fin d’album.

Est-ce qu’on peut guérir de ses culpabilités ? Est-ce que la mémoire n’est que pathétique ? Est-ce que la déprime, la dépression, peuvent s’estomper grâce aux regards et aux gestes des autres ? Et de quoi sont faits nos sentiments, ceux de l’amour, ceux de l’intérêt qu’on peut porter à tout ce qui nous entoure, paysages et être vivants ?

Les Couloirs Aériens © Futuropolis
Etienne Davodeau: les thématiques
Etienne Davodeau: la mémoire

Ils ont donc été trois à créer ce livre, trois amis se sachant vieillir et soucieux de ne rien perdre de ce qu’ils furent, de ce que furent, donc, leurs enfances. Ecrire à trois, dessiner seul, voir ensuite la couleur donner encore plus de vie à la narration, tout cela devient, grâce à l’intelligence et à la magie de Davodeau, une sorte de long poème doux-amer reflétant, comme le soleil sur la neige, des sentiments et des sensations toujours changeants. On ne vieillit finalement qu’au travers du regard des autres, et c’est ce regard-là qui, sous la plume de Davodeau, se fait infiniment poétique !…

Le dessin d’Etienne Davodeau ressemble à son auteur : il ne cherche à aucun moment à éblouir, il refuse tout ce qui pourrait ressembler à un effet spécial, il se veut pudique, ou en tout cas non-voyeur, jusque dans les rencontres intimes du désir. Etienne Davodeau fait vivre ses personnages, dans lesquels il s’investit puisqu’ils sont ceux de sa propre vie, et il le fait avec un graphisme sans ostentation qui réussit une parfait osmose entre le propos et son illustration. Les visages et les regards sont, d’une certaine manière, les axes premiers de lecture de ces couloirs aériens…

Quant à la couleur de Joub, elle est superbe, elle aussi, elle n’est pas sans rappeler, et c’est un compliment, la lumière exceptionnelle que Cosey, dans tous ses livres, réussit à faire vibrer.

Les Couloirs Aériens © Futuropolis
Etienne Davodeau: le dessin
Etienne Davodeau: la couleur

Une bonne bande dessinée, quel que soit son style, quel que soit le nom qu’on donne à ce style, une bonne bd, c’est une bd dans laquelle l’émotion est présente, de bout en bout.

Une bonne bd, même quand elle se définit comme étant « de fiction », c’est une histoire dans laquelle le ou les auteurs ne parlent que de ce qu’ils connaissent, que de ce qu’ils ont vécu, expérimenté, regardé, observé.

Une bonne bd ne peut exister, à mon avis, que par le talent d’auteurs à nous montrer une surface des choses qui est fragile, une surface sous laquelle ils se montrent, eux, en même temps que nous.

Et à ce titre, ces couloirs aériens sont une excellente bande dessinée ! Un livre, tout simplement, qui parle de la vie, telle qu’elle est, qui parle de nous, de nos angoisses, de nos pessimismes, de nos optimismes, de nos mémoires et de nos enfances o toujours retrouver…

Les Couloirs Aériens © Futuropolis
Etienne Davodeau: la vie

Je pense que nul ne peut rester indifférent à la lecture de ce livre… Je pense qu’Etienne Davodeau est un des auteurs les plus importants de la bande dessinée d’aujourd’hui.

Je pense que « Les couloirs aériens » se doivent d’occuper une place bien en vue dans votre bibliothèque !

Jacques Schraûwen

Les Couloirs Aériens (dessin : Etienne Davodeau – scénario : Etienne Davodeau, Joub, Christian Hermenier – couleur : Joub – éditeur : Futuropolis – date de parution : septembre 2019 – 103 planches)