Comme Un Chef

Comme Un Chef

Benoît Peeters se livre à une autobiographie particulièrement gourmande. Aurélia Aurita la dessine avec simplicité et générosité. Et tous deux sont interviewés dans cette chronique !

 

 

Comme un Chef©Casterman

Benoît Peeters : l’éclectisme

 

 

Comment définir Benoît Peeters ?… Il fait partie de ces artistes du mot incapables de se cantonner dans un seul domaine. Ami et complice de François Schuiten, il est bien sûr le scénariste assez démesuré des « Cités Obscures » (qu’on réédite, d’ailleurs, pour le moment, dans un format extrêmement agréable…). Mais il a aussi scénarisé l’excellent « Dolorès », dessiné par Anne Baltus, et quelques albums pour Frédéric Boilet.

Mais Benoît Peeters, c’est aussi un des grands spécialistes de « Tintin », un analyste de l’Histoire de la bande dessinée (Töpffer, par exemple), un amoureux de la photographie, un romancier et un essayiste.

Et cet album paru dans la collection « écritures » de chez Casterman nous le dévoile plus intimement, puisque c’est d’une vraie biographie dessinée qu’il s’agit. Mais d’une biographie axée sur un, aspect encore méconnu de Benoît Peeters : son amour de la cuisine… de la gastronomie… et les éblouissements nombreux de sa jeunesse !

 

 

Comme un Chef©Casterman

 

Benoît Peeters: le travail passion

 

Aurelia Aurita : le travail

 

Aurelia Aurita : spontanéité dans le dessin

 

C’est une biographie, oui, qui nous fait découvrir un Benoît Peeters jeune, amoureux, passionné très tôt par la cuisine, étudiant et rencontrant Roland Barthes, passant de Belgique en France, de France en Belgique, découvrant la bande dessinée avec « A Suivre », la grande cuisine avec les Frères Troisgros, cultivant une amitié gastronomique et intellectuelle avec le chef belge Willy Slawinski… C’est un parcours de vie, d’abord, surtout, d’une existence caractérisée par deux constantes : le travail et la passion ! Et ce sont sans doute ces deux constantes, partagées d’ailleurs par la dessinatrice Aurélia Aurita, qui font de ce livre un peu plus qu’une simple biographie !

Le dessin d’Aurélia Aurita, d’ailleurs, proche du style « blog », est vif, rapide, spontané même. Ce qui ne l’empêche pas d’être, quand il le faut, descriptif, réussissant, par exemple, à exprimer, par le trait, le plaisir qu’un regard gourmand peut ressentir devant un plat hors du commun !

 

Comme un Chef©Casterman

 

Benoît Peeters: la collaboration

 

 

En fait, ce qui caractérise vraiment ce livre, qui ne raconte rien d’autre, finalement, qu’une série de rencontres vécues par Benoît Peeters, et qui ont toutes, à leur manière, orienté sa vie, la caractéristique première de cet album, c’est la collaboration, la façon presque intime dont dessinateur et scénariste ont construit un récit linéaire, lisible et, ma foi, extrêmement gourmand. Gourmand, oui, même quand les trajets d’existence de Benoît Peeters ne sont pas ceux de la gastronomie, même quand il nous dit qu’il faut toujours ruser avec les livres, donc la lecture, pour en découvrir toutes les richesses, toutes les poésies. Ce livre est un livre de goût, au sens le plus large du terme, et il n’aurait pu être une réussite sans une collaboration étroite et, oui, osons le dire, sensuelle, entre ses deux auteurs…

Comme un Chef©Casterman

 

Benoît Peeters: la générosité

 

Aurelia Aurita: la passion, thème universel

 

Une existence, quelle qu’elle soit, vaudrait-elle la peine d’être vécue sans passion, sans réussir à aller au-delà des mots et de leurs mensonges, des apparences et de leurs faux reflets ? Ce que ce livre nous dit, c’est que seules, peut-être, comptent les sensations, elles qui naissent par hasard, qui se font indéfinissables, et qui continuent à faire vivre les espérances de l’enfance.

On peut aimer manger, aimer en parler, et, pourtant, se taire… La cuisine et la littérature, donc aussi la bande dessinée, ont un point commun que ce livre-ci réussit à montrer sans le définir : c’est la musique… Celle des mots, celle aussi des plats qui se suivent dans un menu, la musique et ses rythmes intangibles, ces rythmes qui peuvent permettre au silence d’être parlant.

« Comme Un Chef », c’est un livre de générosité, c’est aussi un livre de passion, oui. Et la passion restera toujours un thème universel, capable de toucher tout le monde au plus profond de l’âme, quand elle s’accepte ou se veut curieuse !

 

Comme un Chef©Casterman

 

La bande dessinée peut parler de tout, avec tout le monde, comme le cinéma, le théâtre, la littérature… Luchini en est un exemple essentiel… Benoît Peeters aussi, qui nous emmène à sa suite dans une poursuite sereine, tranquille, mais en priorité humaniste, du plaisir de vivre… De tous les plaisirs que peut faire jaillir une vie vécue avec le regard et l’esprit continuellement ouverts !

 

Jacques Schraûwen

Comme Un Chef (dessin : Aurélia Aurita – scénario : Benoît Peeters – éditeur : Casterman)

Le Cimetière des Innocents : 1. Oriane et l’Ordre des Morts

Le Cimetière des Innocents : 1. Oriane et l’Ordre des Morts

Dans cette chronique, consacrée à un livre qui mêle Histoire et Fantastique, allez à la rencontre et écoutez deux auteurs aux talents pluriels et complémentaires : Fourquemin et Charlot !

Le Cimetière des Innocents©Bamboo Grandangle
Charlot: les personnages

 

Le cimetière des innocents était une réalité, un lieu entouré de maisons, un endroit où s’entassaient des morts par centaines… L’odeur était fétide, sans aucun doute… Surtout que, outre les tombes mêlées les unes aux autres, s’y trouvait aussi un reclusoir, c’est-à-dire une petite construction totalement close, à l’exception d’une ouverture permettant à la nourriture d’y être jetée, une petite maison-prison dans laquelle survivait, pendant un temps plus ou moins long, une recluse, une femme qui se consacrait exclusivement à Dieu pour protéger les humains…

Et ce cimetière des innocents, en un seizième siècle qui connaît les horreurs des guerres de religion, est le lieu choisi par Philippe Charlot et Xavier Fourquemin pour nous raconter l’histoire d’un jeune huguenot à la recherche des restes de son père, et d’une jeune fille dont le père pense avoir trouvé la pierre philosophale. Leur amitié, tourmentée dès le départ, sera tout, au long de ce premier album, sauf un voyage de sérénité !…

Mais il sera un voyage, oui… De l’un vers l’autre, des deux, ensemble, vers un monde de cruautés inhumaines, vers des ailleurs que ce premier tome ne fait encore qu’esquisser.

C’est le voyage de quelques personnages, aussi, autour d’un cimetière, autour de la pierre philosophale, autour du pouvoir, autour des reliques, des personnages nombreux qui, tous, par le talent de Philippe Charlot, existent pleinement… Il y a un prêtre, un mercenaire, des assassins, un « méchant » dont on ne voit pas le visage. Il y a tout, dans ce livre, pour que le plaisir des yeux et de la lecture soit constant !

 

Le Cimetière des Innocents©Bamboo Grandangle

Charlot: le fantastique

 

Philippe Charlot fait partie de ces scénaristes qui aiment à mélanger les genres, qui aiment faire le choix de la poésie plutôt que de l’aventure pure. Et c’est ce qu’il fait ici, utilisant le personnage du père de la jeune femme comme moteur « fantastique » de son récit. Tout se construit, d’abord, autour de la grande Histoire, tout continue à s’ériger dans la petite histoire de deux héros, un jeune protestant, une jeune athée, tout se termine par des pouvoirs possédés par Oriane, cette jeune femme, et qui pourront contrer la mort et ses inéluctables néants. Des pouvoirs qui lui sont donnés par ce qui ressemble à une pierre philosophale…

 

Le Cimetière des Innocents©Bamboo Grandangle

Fourquemin – scénario et dessin : plaisir d’univers sombres travail sur le décalage, l’ombre, la lumière

 

Vous l’aurez compris, cette série naissante se balade, et nous balade, entre vérité historique et imagination pure, entre horreur et poésie, entre morts et vivants. Il fallait, pour que les mots de Philippe Charlot atteignent leur but, un dessin capable non de les illustrer, mais de les compléter, de les précéder même. Et le graphisme de Xavier Fourquemin, aidé par le travail sur la couleur de Hamo, atteint totalement ce but ! Ce dessinateur aime les ambiances, le passage de l’ombre à la lumière, les univers sombres, les décors porteurs de mystères. Mais il aime aussi les expressions, les sourires révélateurs, les personnages qui ont du corps et du mouvement. Et c’est ce qui fait aussi de cette bd une réussite passionnante dont on attend, avec déjà de l’impatience, la suite !

 

Le Cimetière des Innocents©Bamboo Grandangle

Fourquemin – évolution du dessin – lisibilité et narration – décors, ambiances, attention… évolution :

 

Une histoire comme celle que nous racontent Hamo, Charlot et Fourquemin, peut certes être déstabilisante. Mais elle se doit d’être lisible, compréhensible, plausible de part en part, comme toute œuvre fantastique sans apprêt, comme le sont les romans de Béalu, par exemple, ou de Gérard Prévot. Et le Fourquemin d’il y a quelques années, efficace dans les albums de cette époque, a laissé ici la place à un dessinateur qui prend plus de temps pour faire de son graphisme un véritable outil de narration. Son dessin est au service du scénario, et sa manière ici de peaufiner les décors, là de les estomper voire de les nier, tout cela permet à l’album d’être d’une totale lisibilité, et de laisser aux ambiances graphiques le temps et le pouvoir de conduire progressivement à des moments narratifs essentiels.

 

 

Le Cimetière des Innocents©Bamboo Grandangle

 

J’ai toujours été séduit par le dessin de Xavier Fourquemin. Je le suis tout autant par le plaisir historique et imaginatif de Charlot, qui, d’ailleurs, récemment, nous a gratifiés d’un excellent album consacré au tango.

Et je suis totalement « fan » de cette série débutante, sans aucun doute ! C’est de la bande dessinée intelligente, qui unit l’aventure et la réflexion, la fable et l’Histoire, l’écriture et le dessin, le tout dans une belle osmose qui ne pourra, j’en suis convaincu, que vous plaire…

 

Jacques Schraûwen

Le Cimetière des Innocents : 1. Oriane et l’Ordre des Morts (dessin : Xavier Fourquemin – scénario : Philippe Charlot – couleurs : Hamo – éditeur : Bamboo Grandangle)

 

Le Cœur Des Amazones

Le Cœur Des Amazones

Un album et une exposition à Wavre jusqu’au 15 avril 2018

Achille, Patrocle, la guerre de Troie, les Amazones : un album étonnant, sensuel, qui réécrit de vieilles légendes pour les rendre presque actuelles… Une chronique dans laquelle écouter les deux auteurs de cet album passionnant et passionné !

Le présent de toute civilisation est fait, qu’on le veuille ou non, de clichés venus du fond des temps, d’images qui nous furent léguées par des récits épiques qui, comme chez Homère, mêlant réalité historique et invention pure, ébauchent, en quelque sorte, le portrait d’une époque.

La Grèce antique, ainsi, est sans doute la  civilisation qui a le plus fécondé la nôtre, et tout le monde a entendu parler ne fut-ce qu’un tout petit peu de la guerre de Troie, de Zeus, d’Artémis, ou des Amazones, ces guerrières qui vivaient en autarcie sans aucun besoin des hommes sinon pour la reproduction.

C’est cette légende-là que Géraldine Bindi a voulu réinventer, réécrire. Pour elle, se plonger dans ce qu’aurait pu être cette tribu de femmes qui, par révolte contre l’asservissement par les mâles qu’elles ont vécu, ont à  la fois cultivé une science de la guerre et une haine de toute virilité.

Mais, ce faisant, elles se sont livrées, nous dit la scénariste, à d’autres soumissions, celles de dieux qui n’usent de l’humain que comme objet de jeux justement inhumains.

Et le récit de cet album, dès lors, abandonne peu à  peu la simple relation historique ou légendaire, littéraire de toute façon, pour ouvrir des perspectives avec le monde et la société tels que nous les vivons aujourd’hui : la religion, les haines, qu’elles soient celles des sexes ou des couleurs de peau, la peur, la violence, et, en définitive, la mort.

La mort, oui, mais aussi la rébellion… Une rébellion initiée par les jeunes Amazones refusant de continuer à ne plus pouvoir aimer ni être aimées, refusant de nier la base même de l’existence charnelle, le désir, des jeunes qui reçoivent l’appui de quelques anciennes qui veulent elles aussi abandonner aux dieux la haine qui les a fait vivre pendant trop longtemps. Et là, incontestablement, la fable s’adressant à ce qui se vit aujourd’hui, chez nous, est parfaitement assumée…

Géraldine Bindi: réécrire les vieilles légendes
Géraldine Bindi: réécrire la rébellion

 

Pour que le paysage qu’elle veut montrer d’une époque, à la fois réelle et rêvée, pour que ce portrait soit crédible, passionnant autant que passionné, il fallait à Géraldine partager ses mots avec un dessinateur de facture classique.

Christian Rossi fait partie d’une génération de dessinateurs qui ont participé pleinement à l’essor de la bande dessinée, à son envolée loin du carcan des  » petits mickeys « .  » Jim Cutlass « , western traditionnel, nous le montrait proche d’un univers à la Giraud. Dans un autre western, ésotérique et fantastique,  » W.E.S.T. « , il se rapprochait d’autres dessinateurs, comme Boucq, mais d’une façon toujours, graphiquement, précise et sans apprêts inutiles.

Ici, avec ses Amazones, c’est la voie de la sensualité qu’il a choisie, et on peut deviner chez lui une filiation avec Cuvelier, pour le plaisir à dessiner des corps dénudés, corps d’hommes ou de femmes, entre autres.

Le dessin de Rossi est sensuel, oui, érotique aussi, mais sans voyeurisme inutile, son réalisme se complète sans cesse d’une vraie poésie visuelle. Et la façon dont il construit son album montre à quel point il a voulu –et réussi- à faire de cette histoire dessinée un récit dans lequel le lecteur se doit de participer, du regard comme de l’intelligence… Sepia, dessins en noir et blanc presque perdus dans la brume, Rossi fait de son dessin une trame dans laquelle s’affirment les mots… Il y a le récit de la scénariste, il y a celui du dessinateur, et tous deux, intimement mêlés, permettent à une histoire de se raconter, et de se faire passionnante et passionnée.

Christian Rossi: le dessin

 

 

 

Il y a aussi chez lui une façon, presque en  » raccourci « , de raconter un fait par son dessin. Tout le monde, ainsi, sait qu’Achille fut tué par une flèche l’atteignant au talon. Pour nous montrer cet épisode, Rossi a choisi de dessiner Achille combattant, et, plus loin, dans le ciel, une flèche tirée par on ne sait qui et dont la pointe, à des mètres de distance, est dirigée vers le talon du héros mythologique. Il nous remet en mémoire, ainsi, ce qui va arriver sans avoir besoin de nous le dévoiler totalement. Et de tels détails graphiques, le livre en foisonne, ce qui rend sa lecture souvent envoûtante!

Dessinateur réaliste respectueux des proportions, des perspectives, Christian Rossi l’est aussi des décors dans lesquels ses personnages vivent, pleinement…

Et là, dans la façon dont il utilise la nature pour mettre en évidence les sentiments et les sensations de ses personnages, il fait preuve d’une superbe virtuosité. Les personnages secondaires les plus importants de ce livre ne sont pas humains : ce sont les arbres, que Rossi dessine avec une sorte d’expressionnisme poétique étonnant, une poésie, oui, qui sert totalement le récit…

Christian Rossi: la nature

Géraldine Bindi est une nouvelle venue, me semble-t-il, dans le monde du neuvième art. Sans doute son scénario appelle-t-il, de la part du lecteur, quelques prérequis… Mais ce scénario, à la fois très écrit, par une voix off qui raconte ce qui n’est pas montré, et très contemporain par des dialogues qui ne sacrifient pas à la mode d’une écriture  » à la façon de « , ce scénario est intelligent, sans vrais faux pas. Et le dessin de Rossi se révèle le liant essentiel d’une histoire compliquée, c’est vrai, foisonnante de personnages, mais qui parvient à accrocher le lecteur, de bout en bout.

La réussite d’un tel album, c’est ici une évidence, naît d’un travail commun totalement abouti, d’une collaboration artistique dans laquelle chacune et chacun a pu s’exprimer librement…

Même si le sujet peut vous paraître quelque peu rébarbatif, n’hésitez pas à vous plonger dans ce livre beau, tout simplement, tant par son histoire  que par ses mots, par ses textes que par ses dessins.

 

Des dessins, d’ailleurs, que vous allez pouvoir admirer de tout près, puisqu’ils s’exposent à Wavre, dans la librairie Slumberland, jusqu’au 15 avril 2018.

Christian Rossi et Géraldine Bindi: la collaboration

 

Jacques Schraûwen

Le Cœur Des Amazones (scénario : Géraldine Bindi – dessin : Christian Rossi – éditeur : Casterman – exposition au Slumberland de Wavre jusqu’au 15 avril)