Dickens & Dickens

Dickens & Dickens

Dans l’Angleterre victorienne, une histoire complète en deux volumes qui nous parle de littérature, de bas-fonds, d’ombre, de lumière, d’érotisme et de morale bien-pensante… Le tout au long d’une intrigue qui semble plonger dans le fantastique !

 

 

Il est de ces époques propices à des récits dans lesquels l’âme humaine est mise à nu. Albion sous le règne de la Reine Victoria en est un exemple évident : une société dans laquelle se faisaient face la richesse la plus ostentatoire et la misère la plus profonde, un monde dans lequel la littérature croit pouvoir tout comprendre et tout analyser, et une cité, Londres, dans laquelle la fange fait naître des êtres à la fois amoraux, immoraux, truands et hommes d’honneur, mais d’un honneur particulier…

Dans ce dix-neuvième siècle qui voit la capitale britannique s’enorgueillir de la première exposition universelle, Griffo et Rodolphe nous font suivre les pas de Charles Dickens, autant connu à l’époque qu’il l’est encore aujourd’hui.

On pourrait, et cela a déjà été fait maintes fois d’ailleurs, dessiner la vie de Dickens à la manière d’une biographie nourrie d’éléments officiels. Ici, c’est d’une non-biographie qu’il s’agit plutôt, consacrée à un artiste immortel fasciné par l’horreur, la mort, la pauvreté. Une non-biographie mêlant, avec un sens de l’inventivité assez remarquable, la réalité de ce que fut cet écrivain et un environnement imaginaire et teinté de mystère… D’un mystère que, d’ailleurs, Charles Dickens n’aurait pas renié !…

 

 

Charles Dickens, personnage central de ce récit en deux tomes, se découvre un jour un double… Un homme de son âge, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau.

Dickens est un écrivain reconnu, ambitieux, orgueilleux, puisqu’il se sent plus réputé encore que la Reine Victoria. Son double, lui, est tout le contraire. Truand notoire, chef de bande, il règne dans les quartiers les plus mal famés de Londres. Dickens est un notable pétri de bienséance, Charlie, lui, a un langage ordurier, renie toute morale et ne cherche que son plaisir.

Et ce Charlie prend, de temps à autre, la place de Charles. Le truand sans foi ni loi vit la vie de l’écrivain qui se révolte dans ses écrits contre la misère, la prostitution, la peine de mort, sans rien connaître réellement, malgré tout, de ces gens dont il pense défendre l’honneur et la dignité !

Cette histoire pourrait être une histoire à la Dickens, ou, plus proche de nous, à la Jean Ray, c’est-à-dire une histoire dans laquelle le  » fantastique  » et l’horreur occupent la première place.

Mais il n’en est rien, et Rodolphe réussit à construire un scénario qui n’a pratiquement aucune zone d’ombre, un scénario plus proche du portrait d’une époque, au travers d’un fil conducteur s’apparentant au polar, que de l’immersion dans l’inconnu, dans l’impossible. Ce  » Dickens & Dickens  » reste plausible de bout en bout, même si les dernières péripéties plongent, elles, véritablement dans l’improbable ou, du moins, l’inexplicable.

 

 

Griffo, au dessin, fait preuve, comme d’habitude d’ailleurs, d’une belle virtuosité.

Ce qui lui plaît, à lui aussi, c’est le rendu d’une époque. Son dessin aime à montrer l’opposition de deux mondes opposés, celui de la bienséance et celui des bas-fonds, et, ce faisant, aime aussi à décrire avec une belle impudeur les amours vécues par la bourgeoisie et celles vécues par la plèbe…

Il attache un soin tout particulier aux décors intérieurs, beaucoup plus présents, dans ce diptyque, que les décors extérieurs. Mais pour les uns comme pour les autres, il y a une précision dans le détail qui rend profondément tangible cette Angleterre Victorienne pétrie d’une morale intransigeante et d’un déni de l’horreur d’une société de  plus en plus délétère.

Et il faut souligner, également, la couleur qui ajoute encore à l’expressionnisme qu’aime Griffo lorsqu’il s’approche des visages.

Une passionnante réussite que ce  » Dickens & Dickens « …

Avec, pour ma part, un regret, malgré tout… Il semble que les correcteurs aient oublié une part de leur travail. Quelques fautes d’orthographe, en effet, auraient pu (dû) être corrigées, et quelques mots, parfois, manquent dans les textes…

 

 

Jacques Schraûwen

Dickens & Dickens (deux volumes – dessin : Griffo – scénario : Rodolphe – éditeur : Vents d’Ouest)

Du moment qu’on s’aime

Du moment qu’on s’aime

Un peu d’amour ?… Un peu d’humour ?… De l’humour grinçant ?…. Chereau, inspiré par Guitry, joue avec tout cela, dans ce livre haut en couleurs ! Et le sourire est  toujours au rendez-vous !

 

 

Du moment qu’on s’aime ©Pixel Fever  Editions

 

L’amour et ses absurdités, ses concessions, ses habitudes, voilà, incontestablement, un thème souvent retrouvé dans les dessins d’humour. Mais force est de reconnaître que, souvent, au-delà d’un simple exercice de réécriture de situations mille fois évoquées, cet humour-là ne brille rarement par son originalité.

Chereau, ici, a choisi, pour la suite de ses gags d’une page, une vraie construction narrative, et c’est déjà une première originalité. On commence la lecture par le jour du mariage, on la termine par la toute vieillesse. Il ne manque que la mort pour que l’histoire de l’amour soit complète, en quelque sorte !

Premier dessin : un invité à un mariage porte un toast : « je lève mon verre aux mariés qui pensent encore qu’ils vont s’aimer pour toujours »…

Ultime dessin : un couple de vieillards regarde un album photo. Le mari dit : « Regarde là : c’est quand on était heureux. » ; l’épouse répond : « Bah ! Du moment qu’on s’aime ! »…

Entre ces eux vignettes, c’est toute une vie qui défile, de la jeunesse à la lassitude, de l’étreinte aux enfants, de l’éducation à la maturité, de la maturité au manque de désir.

 

Du moment qu’on s’aime ©Pixel Fever  Editions

 

La deuxième originalité, c’est de montrer l’amour sous toutes ses formes, amour hétérosexuel, amour parental, amour homosexuel, amour déviant, même, dans l’un ou l’autre dessin.

Et l’image que nous donne ce livre est à la fois extrêmement sombre, puisqu’elle nous montre qu’hommes et femmes ne peuvent qu’être différents dans leur manière de vivre, de penser, d’aimer, que l’habitude est  destructrice de sentiment, que l’incompréhension entre partenaires amoureux, quels qu’ils soient, ne peut jamais être évitée.

Mais cette image est aussi empreinte d’une vraie tendresse. L’auteur, certes, aime à caricaturer le monde de l’amour, mais il le fait sans méchanceté, avec un regard, même, parfois poétique, qui tempère la noirceur initiale du propos.

Ce n’est pas un album de BD… Mais c’est  un livre qui parvient, en usant de l’arme de l’humour descriptif, à  nous faire réfléchir à nos propres réalités amoureuses. Et à comprendre, aussi, que vieillir est et restera toujours un long voyage amoureux !

Un petit bémol, malgré tout : il y a quelques fautes d’orthographe qui auraient pu (dû) être corrigées !…

 

Jacques Schraûwen

Du moment qu’on s’aime (auteur : Chereau – éditeur : Pixel Fever  Editions)

 

Duel

Duel

Au départ, il y a une nouvelle écrite par Joseph Conrad et parue au début du vingtième siècle. Ensuite, il y a un excellent film de Ridley Scott, sorti en 1977, avec Harvey Keitel et Keith Carradine. Aujourd’hui, c’est la bande dessinée qui remet à l’honneur, avec une belle réussite, cette histoire puissante !…

 

Joseph Conrad est un des monuments de la littérature internationale. Adapter ses écrits, faire de ses mots le matériau d’un tout autre média, ce n’est certainement pas chose évidente ! Cependant, la force de Conrad, sa puissance d’évocation, son sens aigu de l’aventure racontée, tout cela est un terreau sur lequel l’imagination des  » adaptateurs  » peut s’épanouir totalement. Le tout est de ne pas trahir le propos originel… Ridley Scott ne l’a pas fait, il a construit un film épique et passionnant. Et Renaud Farace n’a osé aucune trahison non plus, même si, pour faire d’une nouvelle, d’un presque-roman une épopée humaine dessinée, il a pris quelques libertés avec le récit de Conrad. Des ajouts bienvenus, en fait, puisqu’ils étoffent la linéarité de la narration, en l’enrichissant, en choisissant, également, un point de vue qui, peut-être, n’était pas mis au premier plan par l’écrivain.

Renaud Farace: les ajouts par rapport à la nouvelle

 

 

L’histoire de ce  » Duel  » est assez simple, finalement : elle met en scène deux militaires de Napoléon: D’Hubert, issu de la classe aisée, et Féraud, fils d’un maréchal-ferrant. Le premier est discipliné et respectueux des ordres, le second est sanguin, querelleur, incontrôlable. Tous les deux vivent dans une France qui voit Napoléon affronter l’Europe entière, un empereur soucieux de préserver tant que faire se peut la vie de ses meilleurs hussards. Pour cela, il a pris une décision : interdire les duels… Mais voilà, Féraud est un grand adepte de ces combats d’homme à homme. Et c’est en voulant le ramener à la raison (d’état…) que D’Hubert va se voir obligé d’accepter un duel. Un premier duel… Suivi, pendant plus de vingt ans, de bien d’autres affrontements en face à face, tous plus épiques les uns que les autres.

Le scénario de Farace laisse la part belle aux scènes de combat, bien évidemment, et l’utilisation parcimonieuse de la couleur rouge-sang dont il fait preuve dans un univers essentiellement en noir et blanc accentue encore, avec force, la violence des sentiments de haine qui habitent les deux hussards.

Le dessin de Farace, d’ailleurs, est très particulier. Les personnages, sous sa plume, frisent souvent la caricature. Le trait, même s’il est simple, force à sa manière l’expression des sentiments. Par contre, en ce qui concerne l’environnement dans lequel vivent ces personnages, on atteint là, malgré quelques anachronismes souriants, à un rendu, à une fidélité assez exceptionnelle. Finalement, ce que Farace a voulu retenir de l’histoire racontée par Conrad, c’est, certes, la suite ininterrompue, des années durant, des duels opposant deux hommes, mais c’est surtout le monde dans lequel ces deux anti-héros vivent, évoluent, et vieillissent. Et survivent, enfin, alors qu’autour d’eux seule la mort semble régner en maîtresse absolue. D’où l’importance des décors, de la nature, des êtres qui ne sont que secondaires mais dont la présence se révèle essentielle.

Renaud Farace: le dessin
Renaud Farace: l’ambiance et l’environnement

 

N’allez pas croire, cependant, que les deux protagonistes principaux de cet album manquent de consistance, ne sont que des guerriers sans âme et sans culture ! Bien sûr, ils viennent de deux milieux totalement différents. Mais tous les deux ont une envie profonde de communiquer. Par les attitudes, par les mots, par les écrits. C’est ainsi que Farace s’est amusé à montrer une relation très particulière, pratiquement maternelle, entre D’Hubert et sa sœur aînée, et qu’il s’est amusé aussi à montrer Féraud écrire à son père ou à une maîtresse. Deux lettres qui donnent une assise, un passé à Féraud, tout en le montrant en amant aimé et désiré…

 

Cela dit, l’important dans ce livre, au-delà de l’anecdote, au-delà même de la dualité humaine résumée dans les deux personnages centraux sans cesse mis face à face, l’essentiel, c’est la création et la persistance de la légende, d’une légende qui permet, à ceux qui en rendent compte, à ceux qui la regardent vivre et grandir de loin, une légende qui leur permet tout comme à « la rumeur » d’oublier l’horreur, simplement, de la mort omniprésente.

Sans légende, aucune survie n’est possible. Et celle que nous racontent Conrad, d’abord, Scott ensuite, et Farace aujourd’hui, cette légende-là touche à l’immortalité. Donc à l’essentiel de l’âme humaine lorsqu’elle s’accepte charnelle, et donc violente !

Renaud Farace: l’importance de la légende…

 

Il s’agit ici d’une nouvelle adaptation, qui n’a pas grand-chose à voir avec l’excellent film de Scott. Mais qui a tout à voir avec la nouvelle de Conrad. Plus qu’une adaptation, d’ailleurs, c’est d’une interprétation qu’il s’agit… Septième et neuvième arts ont choisi, ainsi, deux voies différentes, et, en définitive, c’est Joseph Conrad, sans aucune trahison, qui reste gagnant !

Ce  » Duel  » est un excellent roman graphique : il y a de la littérature, il y a du véritable graphisme et pas des gribouillis tendance bobo fatigué…

Un livre que les lecteurs de Joseph Conrad aimeront autant que l’aimeront les amoureux de la BD !

 

Jacques Schraûwen

Duel (auteur : Renaud Farace – éditeur : Casterman)