La Fin Du Monde En Trinquant

La Fin Du Monde En Trinquant

Une fable grinçante et souriante

A partir d’une réalité historique avérée, Jean-Paul Krassinsky nous concocte une aventure haute en couleurs, qui n’est pas sans rappeler quelque peu notre actualité et les peurs et les angoisses provoquées par le coronavirus.

La Fi!n Du Monde En Trinquant © Casterman

Depuis Esope, on sait combien la fable animalière peut se révéler infiniment plus mordante que la simple critique sociétale. En bande dessinée, cette manière de raconter des histoires est présente depuis bien longtemps, et on ne peut pas oublier Calvo, par exemple, ou Spiegelman.

Krassinsky use de la même méthode pour nous parler de peur, d’angoisse, de haine, de diktats administratifs, de science aux ordres du pouvoir. Autant de thèmes qui sont toujours d’actualité. Mais qui, au creux de cette histoire, se vivent dans une Russie du 18ème siècle, avec l’astronome cochon Nikita Petrovitch et son adjoint stupide, le chien Ivan. Nikita prévoit une catastrophe terrible, la chute d’une comète en pleine Sibérie. Mais à la Cour de la Grande Catherine, on ne l’écoute pas. Le voilà donc parti vers cette Sibérie qu’il considère proche de l’apocalypse, pour apporter de l’aide à des habitants qui se révèlent n’être que des brigands.

Le scénario est mené tambour battant, sans digressions inutiles. Et il se base sur l’Histoire, la grande, celle que l’on dit majuscule, pour en démontrer, avec un sourire cynique, les errances, les erreurs et les horreurs.

La Fi!n Du Monde En Trinquant © Casterman
Jean-Paul Krassinsky : la construction du scénario
Jean-Paul Krassinsky : la base historique

Parce que ce livre est un portait de la haute société russe, certes, de toutes les hautes sociétés, finalement, ancrées dans leurs certitudes. Le héros de ce livre, d’ailleurs, n’échappe pas à ce portrait vitriolé, lui qui, du haut de sa science, prêt à faire des « bonnes œuvres », ne connaît rien de l’existence en dehors des salons bourgeois de Moscou.

Je parlais de portrait, je devrais parler de portraits pluriels, tant il est vrai que Krassinsky, l’auteur, décoche ses flèches dans tous les sens, nous montrant la déliquescence de l’administration devenant pouvoir absolu, nous parlant d’un antisémitisme qui, à l’époque, en Russie comme en France, comme partout sans doute, était une réalité d’état, pratiquement !

La Fi!n Du Monde En Trinquant © Casterman
Jean-Paul Krassinsky : un antisémitisme d’état

Le scénario de ce livre ne cherche pas l’originalité à tout prix, et c’est tant mieux. Car il s’agit d’un album avant tout délassant, cruel ici, tendre là, inattendu souvent, mais toujours rythmé à la perfection. Et même si l’auteur nous dit que « les obscurantismes révèlent en eux-mêmes les mécanismes qui les mènent à leur perte », il le fait avec un humour féroce, en usant en en abusant (mais avec talent !) des codes de la fable et, plus généralement, de l’humour. Nikita et Ivan, d’évidence, reproduisent le schéma des grands duos de ‘humour cinématographique, de Laurel à Hardy, de Bourvil à De Funès, du flic stupide à Charlot…

La Fi!n Du Monde En Trinquant © Casterman
Jean-Paul Krassinsky : la duo en tant que moteur « comique »

Le dessin est d’une belle souplesse, avec un sens très expressionniste de l’approche des visages. Le texte, quant à lui, mise à la fois sur les dialogues bien typés et sur des réflexions beaucoup plus « écrites », littéraires, pratiquement. Le montage est vif, privilégiant le mouvement des corps et des expressions, sans pour autant oublier l’importance des paysages. Et, à ce titre, la couleur joue dans ce livre un rôle extrêmement important, créant des profondeurs de champ qui, comme au cinéma encore, permettent de mettre en évidence des éléments clés de chaque séquence.

La Fi!n Du Monde En Trinquant © Casterman
Jean-Paul Krassinsky : le dessin et l’écriture
Jean-Paul Krassinsky : les couleurs, la profondeur de champ

Il est vrai que ce livre est déjà sorti de presse il y a quelques mois… Mais, en ces temps de confinement, il serait bon, me semble-t-il, de sortir du train-train habituel des « nouveautés », et de prendre le temps de (re)découvrir des livres auprès desquels on serait passés sans vraiment les voir… Les bonnes bandes dessinées méritent bien plus qu’une présence passagère sur les étals des libraires ! Des libraires auxquels vous pouvez, en ces temps de disette culturelle, commander de quoi passer le temps avec intelligence, sourire, humour…

Jacques Schraûwen

La Fin Du Monde En Trinquant (auteur : Jean-Paul Krassinsky – éditeur : Casterman – 230 pages – date de parution : août 2019)

La Fi!n Du Monde En Trinquant © Casterman
Le Fils de l’Ursari

Le Fils de l’Ursari

Prix Jeunesse de l’Association des Critiques de la Bande Dessinée

Je le dis avec plaisir : membre de l’ACBD, c’est sur cet excellent album que s’était porté mon choix… Un livre ancré dans l’actualité, un livre qui nous parle de nous, de nos différences, de nos richesses !

Le Fils de l’Ursari © Rue de Sèvres

Il s’agit bien d’un prix « jeunesse », pas d’un prix « enfance » ! Je pense, en effet, que l’histoire qui est racontée dans ce livre se destine à un public adolescent, à des jeunes qui méritent qu’on leur offre la possibilité, la chance même, de porter des regards de tolérance sur le monde qu’ils sont en train de construire. Ou qu’ils vont bientôt devoir construire !

Cet album nous raconte un trajet humain… Celui d’un gamin, Ciprian, dont le père est montreur d’ours. Ciprian qui appartient au monde des gens du voyage, et connaît, sur les routes et dans les villages, ce qu’est le sentiment d’être regardé comme un étranger, partout, d’être chassé, d’être un objet de crainte.

La famille de Ciprian, comme tant d’autres Roms, se fait embobiner par un « passeur », et s’en vont, le cœur en joie, vers ce qu’ils espèrent être le lieu d’une nouvelle existence : Paris.

Le Fils de l’Ursari © Rue de Sèvres

Seulement, Paris, ce n’est, pour eux, qu’une ville aux fausses lumières. Une cité qui ne les accueille qu’en bidon-ville… Et la dette contractée pour pouvoir venir confronter leurs rêves à une sordide réalité, cette dette va obliger toute la famille à obéir… A mendier… A voler…

Ciprian, agile, intelligent, devient donc, sans vraiment s’en rendre compte, délinquant. Mais cet enfant aux yeux brillants, toujours écarquillés, est d’abord et avant tout observateur. Observateur de la ville, de ses rues, de ses passants. Observateur, aussi, très vite, de gens qui se retrouvent dans un jardin public pour jouer à un jeu qu’il appelle « lézecheck ». Un jeu qu’il ne connaît pas, mais dont il va, rien qu’en regardant des « vieux » y jouer, comprendre et assimiler les techniques, les règles, les stratégies.

Le Fils de l’Ursari © Rue de Sèvres

Cet album nous montre donc plusieurs univers côte à côte. Celui d’immigrés qui n’ont qu’un seul pouvoir, celui d’obéir à ceux qui les ont menés dans un paradis artificiel. Celui, aussi, des gens qui, ici, ailleurs, partout, ont des regards de juges, des regards haineux vis-à-vis de ces étranges individus venus d’ailleurs. Celui également d’un quotidien qui ressemble à la lutte ardue pour survivre. Celui, enfin, d’une véritable espérance, de la possibilité de faire de ces échecs (symbolisme évident…) une trouée lumineuse vers des destins nouveaux et à taille résolument humaine ! Et ce grâce à des Parisiens qui, venus pourtant de milieux dits répressifs, désirent faire de toutes les différences d’aujourd’hui toutes les richesses de demain.

Et pour lier tous ces univers, toutes ces personnalités, les auteurs ajoutent des ingrédients qui font que ce livre n’a rien d’une œuvre soucieuse uniquement « d’engagement » et d’éducation ! C’est un vrai récit passionnant qui nous est offert, c’est une aventure, une quête, avec de la vie, de la mort, des larmes et des sourires, un polar urbain qui devient une aventure humaniste, au sens le plus large et le plus noble du terme.

Le Fils de l’Ursari © Rue de Sèvres

Le dessin de Cyrille Pomès aime, très souvent dans ce livre, se créer à hauteur de son héros, à hauteur d’enfance donc, avec des perspectives qui, volontairement, créent des évidences parfois extrêmement particulières. Alternant les plans rapprochés avec des regards appuyés sur les décors dans lesquels vivent ses personnages, Cyrille Pomès insiste avec une sorte de légèreté poétique, sur les impressions de chacun, de chacun, sur les émotions que tous les personnages vivent, et on ne peut que saluer le superbe travail du dessinateur à la fois sur la lumière et sur les yeux…

Il est des livres dont on sent, très fort, qu’ils ont été créés pour le noir et blanc. Ici, il n’en est rien, et il faut, absolument, souligner le talent d’Isabelle Merlet qui s’est totalement impliquée dans la nécessité de faire de ce livre un vrai message d’ambiance, de ressenti, de poésie, de partage, donc de tolérance !

Le Fils de l’Ursari © Rue de Sèvres

Je ne suis pas un grand fan, je l’avoue, des prix littéraires, trop souvent, me semble-t-il, accordés par quelques-uns qui veulent montrer que le «populaire » manque, pour eux, de caractère et donc d’intérêt !

Ici, avec de Fils de l’Ursari, il n’en est rien. Il s’agit véritablement d’un livre populaire, dans le sens le plus noble du terme, un livre qui parle des gens, qui parle de l’aujourd’hui, sans manichéisme et avec un sens aigu du récit dans ce qu’il doit avoir de plus agréable à la lecture !

Un livre « jeunesse », oui… Un livre pour adolescents, sans aucun doute… Un livre, aussi, pour tous les adultes soucieux de regarder leur monde avec les yeux de l’enfance et de tous ses possibles !

Jacques Schraûwen

Le Fils de l’Ursari (auteur : Cyrille Pomès, d’après le roman de Xavier-Laurent Petit – couleur : Isabelle Merlet – éditeur : Rue De Sèvres – 130 pages – date de parution : avril 2019)

Le fils de l’ours

Le fils de l’ours

Légende, amour, nature, sensualité : tout l’univers de Jean-Claude Servais

Cela fait quarante ans et cinquante albums que Jean-Claude Servais partage avec nous ses regards emplis des brumes de Gaume, d’Ardenne ou de Bretagne. Autant de livres qui, tous différents les uns des autres, sont une longue ode dessinée à la gloire de la nature, véritable patrimoine tangible de l’humanité !

Le Fils de l’ours © Dupuis – Aire Libre

En me baladant dans le monde de Jean-Claude Servais, en me promenant au hasard de ses récits, je ne peux m’empêcher de penser à quelques grands comédiens. A Jouvet, par exemple, reconnaissable immédiatement de par sa voix, de par sa démarche… Mais créant, de film en film, de pièce de théâtre en pièce de théâtre, à chaque fois une œuvre neuve, nouvelle.

Jean-Claude Servais, c’est le chantre essentiel d’une nature qui, de nos jours, se fait de plus en plus envahir par de vénales nécessités économiques et politiques. Jean-Claude Servais, c’est un de ces auteurs dont on reconnaît le style dès le premier regard, et ce depuis ses débuts. Jean-Claude Servais, c’est d’abord et avant tout un raconteur d’histoires… Des histoires qu’il aime nourries de l’Histoire majuscule, mais aussi, et surtout peut-être, de ce que sont les légendes humaines qui se promènent dans les villages de l’Ardenne, de la Lorraine, de l’Alsace, ces légendes qui parlent mieux que les essais les plus fouillés de ce qu’est l’âme des habitants de ces lieux, de ces villages, de ces pays… Jean-Claude Servais, c’est un artiste orfèvre qui, de ses mots comme de ses dessins, passe de la légende au récit ancré totalement dans le réel, celui d’hier comme celui d’aujourd’hui.

Le Fils de l’ours © Dupuis – Aire Libre
Jean-Claude Servais : De la légende au récit…

Dans son nouveau livre, donc, Jean-Claude Servais s’inspire d’une légende mettant en scène des ours. Il s’en inspire pour nous raconter une histoire de gémellité, de sexualité, de virilité, de sensualité. D’amour, de passion, de mensonges et de haine. Comme dans la plupart de ses livres, Jean-Claude Servais utilise comme moteurs de sa narration deux éléments indissociables pour lui : la nature et le désir… La nature, par ce qu’elle est sans doute la seule religion possible qui puisse réconcilier l’homme avec lui-même, le désir parce qu’il est, animal ou humain, le creuset dans lequel toutes les émotions, des plus nobles aux plus infâmes, peuvent naître.

Je parlais de religion… Et c’est vrai que, depuis plusieurs albums, la foi est présente chez Servais, celle du laboureur comme celle de celui qui détient le pouvoir. Elle est en quelque sorte l’ultime interrogation de ses personnages. Et Jean-Claude Servais utilise ainsi la religion comme révélateur, certes, des méandres de l’âme humaine, mais il le fait aussi sans manichéisme aucun, en se replongeant, et le lecteur avec lui, dans ce qui était une vérité historique en d’autres moments qu’en l’aujourd’hui.

Le Fils de l’ours © Dupuis – Aire Libre
Jean-Claude Servais : la religion

Une des autres constantes dans l’œuvre de Jean-Claude Servais, c’est la nécessité qu’il éprouve de ne pas accepter les conventions, de nous offrir, donc, des personnages, souvent féminins, pour qui la liberté est un combat ardu, qui se vit chaque jour, qui se vit en chaque geste de l’existence. Un combat qui se fait poétique, qui peut être violent, qui est toujours extrêmement bien « écrit », tant du dessin que des mots. Parce que, pour Servais, l’essentiel reste ses personnages, oui… Il leur donne vie, c’est vrai, mais de par la magie de son art, ces personnages vivent par eux-mêmes, semble-t-il… Ils échappent à l’acte créateur pour se faire profondément vivants, porteurs, donc, d’émotions.

Et c’est ainsi que la mort, toujours, est présente dans les livres de Servais, tant il est vrai qu’elle est partie prenante de toute réalité sur notre terre. Et dans ce livre-ci, c’est une évidence qui, pourtant, laisse s’ouvrir, en fin de livre, une fenêtre faite de sourire, faite de réconciliation avec elle-même d’une des deux jumelles héroïnes de cette histoire. Comme si, au-delà de la mort, cette femme acceptait, en se réjouissant d’une neuve naissance, de ne plus être le reflet d’une autre, même si cette autre était une part d’elle-même.

jean-Claude Servais © Jacques Schraûwen
Jean-Claude Servais : la vie des personnages

« Le fils de l’ours », c’est un livre qui parle de légende, qui parle d’aventure, qui parle aussi de la rumeur, celle qui enfle et qui a fait de l’ours le symbole d’une puissance virile capable de faire d’une humaine la mère d’un enfant sauvage…

Au fil de cette « fiction », on ne peut pas ne pas penser au « Livre de la Jungle » de Kipling… On ne peut pas penser non plus à ces illustrateurs exceptionnels que furent Pierre Joubert ou Paul Durand. Mais ne me faites surtout pas dire ce que je ne dirai jamais ! Jean-Claude Servais, en aucun cas, n’est le «suiveur» de ces artistes exceptionnels, et si filiation il y a, elle est celle du talent pur !

Jean-Claude Servais marque depuis quarante ans l’évolution de la bande dessinée. Son combat premier est celui de la qualité, tant au niveau des scénarios que du dessin, et de la couleur qui, ici, accompagne à la perfection son dessin, et est due à Raives. C’est aussi un de ces auteurs qui privilégient la rencontre à l’exhibition. Ses dédicaces se marquent du sceau de la simplicité, mais à chaque fois qu’on a la chance de croiser sa route, l’échange humain, et donc humaniste, est réel. Et on peut dire que chaque livre de Servais est un dialogue qu’il entame avec ses lecteurs…

Le Fils de l’ours © Dupuis – Aire Libre
Jean-Claude Servais : Les dédicaces, la rencontre, les lecteurs…

« Le fils de l’ours », c’est une histoire d’amour, d’amours multiples et parallèles, d’amours qui affrontent tous les pouvoirs politiquement corrects, des amours humaines qui s’inscrivent intimement dans les beautés d’une Nature, faune et flore, omniprésente.

« Le fils de l’Ours », c’est un livre magique, intelligent, poétique, c’est un album qui se lit comme s’écoute une musique qu’on aime et qui nous accompagne depuis toujours.

Et Jean-Claude Servais, finalement, est bien plus qu’un raconter d’histoires : c’est un enchanteur qui partage avec tout un chacun ses rêves et ses magies !

Jacques Schraûwen

Le fils de l’ours (auteur : Jean-Claude Servais – couleurs : Raives – éditeur : Dupuis-Aire Libre – 66 pages – date de parution : octobre 2019)