Jérôme K. Jérôme Bloche : 28. Et Pour Le Pire

Jérôme K. Jérôme Bloche : 28. Et Pour Le Pire

Cela fait des années que Jérôme et Babette s’aiment, vivent ensemble… Vont-ils enfin se marier ?… Et si oui, dans quelles conditions ?… A découvrir dans cet album qui nous prouve, une fois de plus, tous les talents de son auteur, Alain Dodier !

copyright Dupuis

Depuis bien longtemps, j’espérais pouvoir un jour croiser les pas de ce dessinateur classique qui, à sa manière, dès le début des années 80, a réussi à créer un personnage tout à fait particulier, un « privé » lunatique, un binoclard rêveur, un monsieur toutlemonde se perdant dans des aventures policières sombres… Avec deux scénaristes d’abord, et non des moindres, Le Tendre et Makyo, tout seul ensuite, Alain Dodier s’est offert le luxe, ainsi, de réinventer le « polar », tout en respectant les codes de cet art littéraire qui s’ouvre, toujours, sur la tragédie humaine, celle de l’existence, celle de la folie, celle des horreurs, quotidiennes elles aussi.

copyright Dodier

Jérôme K. Jérôme… Hommage, bien évidemment, à cet écrivain Britannique auteur du célèbre « Trois hommes et un bateau », hommage à un humour, aussi, quelque peu décalé, pratiquement surréaliste parfois, et littérairement particulièrement bien construit.

Toutes ces caractéristiques, à commencer par le côté « écriture », sont totalement présentes dans tous les albums de ce héros qui n’en est pas vraiment un, mais qui le devient par les interventions bizarres de quelques hasards saugrenus.

copyright dupuis

Et donc, dans cet album, on va parler de mariage… Mais de bien plus, d’abord !

En essayant de passer pour la énième fois son permis de conduire, Jérôme va sauver une jeune mariée prête à se jeter dans le vide. Rebecca, cette jeune femme toute de blanc vêtue, attendrit le détective qui décide de lui redonner goût à la vie. Mais voilà… Cette jeune femme est-elle vraiment l’oie blanche désespérée qu’elle semble être… C’est là tout le contenu de cet album, avec des rebondissements, avec des personnages récurrents, comme l’ami prêtre, la concierge ou l’épicier, avec des ouvertures, comme toujours, sur les réalités actuelles, à commencer par le harcèlement.

Mais, avec, aussi, de l’humour et du sentiment, sans cesse mêlés, et qui forment, avec les mots, la trame d’un livre dans lequel tous les personnages ont du corps, de l’âme, de la vérité.

copyright dupuis

Jérôme est, à sa manière, l’antinomie des héros à la Chandler ou même à la Malet. Il appartient bien plus à cette race de personnes qui ne sont acteurs que par erreur, qui, d’observateurs, deviennent intervenants par la magie d’une rencontre, d’un regard étonné, d’une aide à donner.

Il est ce naïf qui était cher à Guth, ou à Voltaire.

Et ce qui est extrêmement agréable aussi, c’est qu’en trame de fond, c’est l’amour, dans ce qu’il peut avoir de plus libre, en dehors des contingences de la routine, qui reste le fil conducteur de l’existence de ce « privé » qui n’est finalement qu’un vieil adolescent…

copyright dupuis

Et je vous propose d’écouter Alain Dodier répondre à mes petites questions…

Le dessin de Dodier est fluide, avec un découpage toujours efficace, avec un travail sur les physionomies qui n’est jamais caricatural, avec une présence du mouvement parfois pratiquement cinématographique. Et les couleurs de Cerise, sans tape-à-l’œil, sont parfaites…

Un livre à lire, une série vraiment importante de la bd tous publics, de la bd populaire. Populaires : ce que devraient être toutes les bandes dessinées, finalement !

copyright dodier

Jacques et Josiane Schraûwen

Jérôme K. Jérôme Bloche : 28. Et Pour Le Pire (auteur : Alain Dodier – couleurs : Cerise – éditeur : Dupuis – 72 pages – mars 2022)

Frans Masereel – 25 Moments De La Vie De L’Artiste

Frans Masereel – 25 Moments De La Vie De L’Artiste

Cet album de BD vient à son heure pour nous faire le portrait d’un artiste essentiel de l’art du vingtième siècle ! Un portrait graphique puissant pour un homme qu’on ne peut pas résumer à un seul des aspects de son art !

copyright Casterman

Frans Masereel, je l’ai découvert, dans les années 70, au travers d’une petite exposition dans le cadre du domaine de Bokrijk, en Belgique. Je me souviens encore de l’éblouissement qui fut mien devant ces gravures étonnantes, d’un expressionnisme humain exceptionnel. Je me souviens aussi d’avoir trouvé, quelques années plus tard, deux petites gravures signées de sa main, vendues pour pratiquement rien sur une brocante. Le monde de l’art n’a rien à envier à celui de la politique, finalement, il n’a que très peu de mémoire…

Si j’ose cette comparaison, c’est parce que l’œuvre de Masereel est politique, dans la mesure où l’idée socialiste fait bien plus que sous-tendre ses travaux, toujours axés sur l’être humain perdu dans des réalités qui le dépassent et qu’il cherche sans cesse à appréhender : les villes, les guerres, les bâtiments en ruines, les foules, les décors plus quotidiens…

copyright casterman

Depuis quelques années, enfin, le nom de Masereel revient à l’avant-plan… Pas pour son talent exceptionnel, mais parce que des spécialistes ont décidé d’en faire le précurseur du « roman graphique ». Ce qui n’est pas faux, bien entendu, mais ce qui est loin de résumer le génie de cet artiste belge et universel.

Certes, avec plusieurs de ses contemporains, Masereel a initié ce qu’on appelait alors, au début du vingtième siècle, l’art du « roman muet ». Il est même considéré comme l’auteur du premier livre de ce genre, en 1918, avec « 25 images de la passion d’un homme ». Mais Masereel a abandonné cette manière de conjuguer silence et dessins pour raconter une histoire à la manière des fims muets dès la fin de la deuxième guerre mondiale. Et à sa mort, en 1972, plus personne ne citait cette manière particulière, mais désuète, d’aborder des réalités humaines et sociales.

Mais donc, la bande dessinée est passée par là… Les auteurs de « romans graphiques » actuels, engoncés dans un style qui est fait, avouons-le, de bric et de broc, avec des vrais chefs d’œuvre et bien des pensums égocentriques sans aucun intérêt, ces auteurs et leurs spécialistes ont eu besoin d’un alibi artistique sans faille pour justifier leurs petits délires trop souvent nombriliques… Ils ont choisi Frans Masereel, grâce entre autres au génial Art Spiegelman, et tant mieux puisque cela nous permet, aujourd’hui, de redécouvrir un artiste d’exception !

copyright Casterman

Et de le faire, par exemple, avec ce roman graphique-ci, qui est une totale réussite ! Un album de BD, tout simplement, qui, « à la manière » de Masereel, mais sans chercher aucunement à l’imiter, nous raconte la vie de ce graveur… Sa vie, ses rencontres, ses succès, ses peurs, ses amours, son regard.

copyright Casterman

Comme toute existence, ce livre, qui en est l’illustration, se partage en chapitres. 25, très exactement…

De Blankenberghe à Gand, les premiers chapitres le voient grandir dans une bourgeoisie de gauche, y découvrant à la fois des idées novatrices et le chant, le piano, le dessin.

On le voit ensuite à l’académie des Beaux-Arts ruer dans les brancards et suivre les conseils d’un professeur qui voit en lui autre chose qu’un jeune révolté. Il voyage, il découvre la gravure sur bois qui, immédiatement, fait bien plus que le séduire. Il découvre l’amour, s’installe à Paris, y fait des rencontres littéraires qui influencent son art et en font un chemin de récits humains et humanistes. Et puis, il y a la première guerre mondiale et ses tueries innommables qui le poussent à se battre, au long de ses dessins, pour la paix, celle des âmes et des corps, des idées et de leurs représentations. Le succès arrive, la renommée, les rencontres, avec Zweig, par exemple, ou Rolland. Avec Picasso, aussi, pendant la guerre d’Espagne. Il y a des illustrations, des expositions… La seconde guerre mondiale, aussi… Et puis, après la guerre, il y a sa présence en Allemagne, un pays qui doit se reconstruire, et pas uniquement matériellement, un pays dans lequel il devient professeur, comme pour montrer, haut et fort, que l’art se doit d’être plus puissant que la haine et ses dérives vengeresses… Il le dit, d’ailleurs, à Munster : « Il n’y a pas d’art sans paix » !

copyright Casterman

C’est tout cela, c’est tout cette existence que nous raconte de livre dû à deux auteurs totalement complémentaires : le scénariste Julian Voloj et le dessinateur Hamid Sulaiman.

Un premier travers a été évité grâce à un découpage graphique et descriptif, grâce à quelques phrases ici et là : celui de se contenter d’une biographie convenue. Tel n’est pas le cas, loin s’en faut ! C’est une biographie-hommage !…

Le deuxième travers qui eût été possible, c’est de vouloir un dessin qui « imite » celui de Masereel, ce graphisme mêlant l’âme flamande, belge, à une forme d’expressionnisme sombre et lumineux tout à la fois. Hamid Sulaiman a réussi l’exploit de nous restaurer l’âme de Masereel plus que sa gestuelle artistique et son graphisme. Traduire la gravure chère à Masereel en un dessin, à l’encre, cela tenait de la gageure, et ce pari est totalement abouti !… Et le dessin, d’une puissance incontestable, de Sulaiman est à admirer, lui aussi, en prenant, avec le regard, du recul pour mieux en découvrir, comme chez Masereel d’ailleurs, les détails perdus dans la masse du dessin…

Nous nous trouvons ici dans une évocation, pas une imitation, et c’est cette évocation qui nous donne envie de mieux découvrir encore toute l’œuvre de cet artiste au génie humaniste… Même si nombre de pages s’inspirent de manière très frontale, très directe, de dessins de Masereel lui-même !

copyright Casterman

Cela dit, ce que doit permettre aussi ce livre, c’est que ses lecteurs aient envie, vraiment, de voir toute l’étendue du talent de Masereel, et de lui rendre la place qui est sienne dans l’univers artistique belge ! Une place que j’avais déjà soulignée ici, dans mes chroniques, il y a deux ans et demi : https://bd-chroniques.be/index.php/2019/12/29/la-ville/

Jacques et Josiane Schraûwen

Frans Masereel – 25 Moments De La Vie De L’Artiste (dessin : Hamid Sulaiman – scénario : Julien Voloj – éditeur : Casterman – 320 pages – février 2022)

Adelin & Irina : La Révolte Des Esclaves

Adelin & Irina : La Révolte Des Esclaves

Semblant d’héroïc fantasy et mythologie revisitée dans cet album foisonnant (un peu trop…) mais attachant !

L’impératrix des Amazones, la très jeune et très capricieuse Gazolba, va fêter son anniversaire avec faste, orgueil et festin somptueux.

Seulement, dans la capitale du royaume des Amazones, pour certaines, la gloire des années anciennes, des conquêtes sanglantes, de l’hégémonie évidente de la gent féminine sur l’univers, ce passé manque terriblement ! Jusqu’à ourdir un complot pour ôter le pouvoir de cette enfant sans intérêt et restaurer un régime fort ! Il y a des complots, des compromissions, des alliances, le tout sous la houlette de la baronne Ulcera.

copyright Nico

Et puis, il y a les esclaves. Parce que cette société ne survit, finalement, que grâce à ces hommes sans importance qui n’en revêtent une qu’en devenant les objets des mille quotidiens de ces Amazones. Des esclaves qui voient arriver un avatar de Conan et de Spartacus qui ne veut que se révolter, des esclaves aussi soutenus par quelques femmes qui veulent l’émancipation de ces êtres trop considérés comme inférieurs.

Et au milieu de tout cela, il y a la belle Irina, son esclave personnel Adelin, son aidante Kubika, et la capitaine Linielle de la garde impériale, pour sauver une situation qui semble incontrôlable !

Tous les éléments sont en place pour une grande saga guerrière, que nous conte cet album.

copyright Nico

Pour traiter de cet univers mêlant antiquité, cruauté, gynarchie, Histoire, violence, Nico, l’auteur de ce livre, a choisi une voie qui, elle aussi, mêle différentes narrations, ou, plutôt, différents points de vue narratifs.

Il y a d’abord l’humour, noir de préférence. Un humour totalement contre les morales bien pensantes qui fleurissent de nos jours, un humour, ai-je envie de dire, à la « Fluide Glacial » des premières années. Un humour également teinté d’une forme bien sage d’érotisme, et qui reste, malgré tout, malgré les jeux de mots parfois un peu lourds, bon enfant.

Il y a aussi l’écriture, littéraire et graphique, qui ressemble assez à une fable. Une fable sur le pouvoir et sur les « valeurs » dont il se revendique, un pouvoir qui ne peut entraîner, finalement, qu’une forme d’esclavage.

Une fable, également, sur les microcosmes qui forment la société, toute société : les obéissances aveugles, les croyances, les révoltes avortées…

Le récit prend également la forme d’une suite ininterrompue de petits moments, de petites tranches de vie, qui nous baladent, justement, dans toutes ces niches de la société.

Enfin, il y a une accumulation, comme dans la vie de tous les jours que nous connaissons, de mauvais choix, de ruades dans les brancards de l’oppression, mais pour de mauvaises raisons.

copyright Nico

Le dessin de Nico est parfois encore un peu trop rigide, mais il varie les plans, il aime s’attarder sur les visages, sur les ambiances, sur les groupes également, et ce avec réussite. C’est un dessin que l’on peut inscrire dans la filiation de Wasterlain, donc s’éloignant des codes trop précis engendrés en leur temps par les fameux « Trolls de Troy ».

Nico aime également les références… A la bande dessinée, avec Conan, comme je le disais, avec aussi, de ci de là, Hergé. A notre actualité, avec un personnage qui s’appelle Makron. Avec l’omniprésence, pour les visiteurs de cette capitale des Amazones, d’un collier qui n’est pas sans rappeler notre fameux CST « pandémique »…

copyright Nico

Pour ma part, je pense que l’histoire qui nous est racontée aurait gagné en clarté, en lisibilité, en unité, en ne multipliant pas autant ces références.

Je pense aussi que le lecteur peut se perdre dans les péripéties, nombreuses, trop sans doute, qui sont montrées et racontées, le tout au travers de personnages qui, du fait de leur nombre important, ne sont pas suffisamment fouillés pour les rendre attachants.

Un autre point négatif, à mon humble avis, c’est le texte, trop fourni, trop petit aussi… Le condenser aurait fluidifié à la fois le récit et sa mise en images.

Mais cela n’empêche en rien le plaisir que j’ai pris à la lecture de cet album. A découvrir un vrai auteur qui, j’en suis certain, tiendra les promesses offertes par sa manière d’aborder une aventure, de la narrer, de la dessiner, de la mettre en scène. Sa façon de mêler intimement l’imaginaire et le réel est extrêmement intéressante.

copyright Nico

Un livre à découvrir, donc, un auteur dont on peut attendre beaucoup…

Jacques et Josiane Schraûwen

Adelin & Irina : La Révolte Des Esclaves (auteur : Nicolas Van De Walle – éditeur : éditions du tiroir – janvier 2022 – 64 pages)