Cas de force majeure

Cas de force majeure

La bande dessinée, à l’instar de tous les arts, peut se faire le reflet de notre monde, de notre société, de ses règles, de ses dérives… C’est le cas avec cet album qu’on peut véritablement qualifier d’engagé…

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Et je pense que le moment est bien choisi d’en parler, juste entre deux tours d’une élection, en France, qui a laissé la place à bien des discours dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils manquaient de nuances. Remedium, l’auteur de ce livre, est dessinateur de bd, mais aussi enseignant. On lui doit un livre choc, paru il y a deux ans : histoires d’enseignants ordinaires. Il y parlait des vrais problèmes de l’enseignement dans un pays qui fonctionnarisait de plus en plus ce métier, cette vocation, en faisant le choix de parler d’êtres humains, de laisser la place à des témoignages, en dehors de toute fiction, avec un style à la fois direct et froid, un style qui ouvrait chez le lecteur la voie à la réflexion non formatée. Et Remedium récidive aujourd’hui avec un nouvel opus consacré cette fois à un autre problème de société, la violence policière…

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Le titre est direct : cas de force majeure…

Son sous-titre l’est encore plus : histoires de violences policières ordinaires. Un livre dont le contenu n’a pas plu au pouvoir en place, avant même son édition, puisque le ministre Darmanin n’a pas apprécié du tout ce projet ! Du coup, l’éditeur de Remedium a déclaré forfait… Ce que n’a pas fait, heureusement, un autre éditeur, Stock.

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De quoi s’agit-il, dans ce livre ?…

D’une analyse du problème des interventions policières et de leur liberté d’appréciation lors d’une interpellation ?

Non… Aucune analyse… Remedium nous livre, toujours dans un style dépouillé, simple, traité virtuellement, une vingtaine de comptes-rendus qui s’avèrent être, à leur manière, des vrais témoignages. Avec, comme point de départ la volonté assumée de ne laisser l’espace qu’à des victimes. Des victimes de toutes sortes, d’ailleurs, certaines ayant fait la une de l’actualité pendant un petit temps, d’autres totalement invisibilisées par les médias. Avec un sens presque photographique du dessin et de la mise en page, Remedium nous parle d’un producteur de musique tabassé dans son studio, d’une jeune femme enceinte empoignée sans ménagement par une policière pour absence de casque, et qui perdra son bébé. Il nous parle d’une vieille femme qui, pendant une manif, a vu arriver dans son appartement une grenade lacrymogène qui la blesse, des blessures dont elle mourra ensuite…

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Il s’agit d’un pamphlet, mais les faits, eux, sont indéniables également ! Pour le dernier exemple que j’ai donné, le rapport officiel ne parle que d’une mort accidentelle… Il est donc normal, pour la justice, pour la police, qu’une grenade lacrymogène explose dans un appartement situé à un quatrième étage ! cet album est engagé… Il est aussi militant, comme l’est son auteur, ayant grandi dans ce que pudiquement le pouvoir français, toutes idéologies confondues, appelle des « quartiers ». Des quartiers dans lesquels il est devenu enseignant, professeur des écoles. Le monde dont il parle, de livre en livre, c’est bien plus qu’un microcosme, c’est un univers que le silence et l’impunité obscurcissent de plus en plus.

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Mais la vraie orientation du travail de Remedium, ici aussi, c’est de dépasser la simple colère et de dire aux lecteurs, le plus simplement du monde, de réfléchir, de se renseigner, de chercher à comprendre. Les livres de Remedium, c’est l’ouverture en dehors des normes ronronnantes d’un dialogue et d’une réflexion… D’actualité, sans aucun doute, face à Macron et Le Pen qui, en ce qui concerne le pouvoir discrétionnaire de la police, sont d’un avis assez similaire !

Jacques et Josiane Schraûwen

Cas de force majeure (auteur : Remedium – éditeur : Stock – janvier 2022 – 94 pages)

La Trilogie Berlinoise – 1. L’Été De Cristal

La Trilogie Berlinoise – 1. L’Été De Cristal

Les années trente, le monde qui, inexorablement, se dirige vers les pires des horreurs, l’Allemagne nazie, les jeux olympiques de Berlin, et un détective privé qui, d’observateur, va devoir devenir acteur…

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J’ai découvert Philip Kerr, il y a plusieurs années, grâce à une quatrième de couverture qui promettait une plongée imaginaire dans une société atrocement réelle.

J’ai immédiatement été séduit.

Par son approche totalement classique, d’abord, de son personnage central, Bernie Gunther, dans la lignée d’écrivains comme Raymond Chandler, Stuart Kaminski ou Dashiell Hammett, voire même Léo Malet et son Nestor Burma.

Par sa véritable plongée historique, en même temps, et sans angélisme, dans un univers qui laisse l’absolu d’un pouvoir se justifier par le silence, l’acquiescement même, de toute une population. L’art de Kerr, mort en 2018, a été de restituer, grâce à ses mots et ses intrigues, un pays avec ses demeures, ses lieux de plaisir, ses lieux de décision, ses décors, ses personnages. C’est bien plus que de l’évocation qu’on trouve dans ses romans, c’est une approche sociologique d’une époque, certes, bien précise, mais dont les vérités nous posent des questions extrêmement présentes.

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Adapter une œuvre littéraire en bande dessinée (ou au cinéma) n’est jamais chose aisée, et les exemples sont malheureusement nombreux de parutions sans grand intérêt.

Au vu du talent et de la puissance d’écriture de Kerr, on pouvait se méfier d’une telle tentative à son égard !

Mais en choisissant la voie de la fidélité immédiate, linéaire, au roman originel, grâce au texte qui, de bout en bout, laisse en quelque sorte la voix de Kerr garder le pouvoir sur le récit dessiné, le scénariste Pierre Boisserie a évité les écueils, les trahisons.

Et le dessin de François Warzala, celui d’une ligne claire dans la tradition des œuvres de Floch ou Jacobs plus que de Tintin, est exactement ce qu’il fallait pour ce genre de récit : l’approche en demi-teinte d’une déliquescence tout en brutalités démultipliées.

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Cela dit, résumer ce livre tient de l’impossible, tant s’y retrouvent mêlées moult et moult thématiques.

Bien sûr, il s’agit d’une enquête… La fille d’un industriel est assassinée, et Bernhard Gunther est engagé par le père pour prouver le meurtre, et récupérer, aussi, le contenu d’un coffre. Gunther, qui a été un enquêteur doué de la police allemande, avant de l’avoir quittée pour des raisons d’incompatibilité d’humeur avec le troisième Reich. Et cette enquête bien payée va le conduire dans les lieux les plus importants du nazisme, avec Göring et Himmler !…

Mais au-delà du seul côté « polar » historique, ce livre nous parle du vol d’œuvres d’art orchestré par un Etat, de la place de la femme dans une société totalitariste, de l’homosexualité, d’une sorte de mafia organisée avec l’appui des plus hautes sphères du pouvoir, du pouvoir teinté d’absolutisme de l’argent et de l’économie.

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Gunther ne prend pas vraiment position. Il fait son boulot, il observe. Est-il désabusé ?… A certains moments, oui, mais sans aucun engagement. Il se force, et on le sent dans cet album, tant au niveau du graphisme que du scénario, à se distancier de ce qui arrive aux Juifs, de ce que devient la vie quotidienne des Berlinois parmi lesquels il en est peu, très très peu même, à penser à une quelconque révolte…

Tout comme Philip Kerr, les auteurs de cette bande dessinée ont choisi de nous montrer ce qu’est ce quotidien, celui de la montée du nazisme, celui aussi des jeux olympiques qui vont voir Jesse Owens devenir un symbole haïssable par Hitler et sa clique… La vie quotidienne, c’est une accumulation de petits détails, dessinés ici et là, pour ponctuer simplement la fluidité de la narration : l’ersatz d’essence, les drapeaux qui se multiplient, les soirées mondaines et l’omniprésence du cinéma et de la propagande.

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Et puisqu’on parle de cinéma, comment ne pas souligner le découpage de cet album, qui se fait mise-en-scène efficace.

Comment, aussi, ne pas souligner aussi le travail du dessinateur pour cadrer des regards et des attitudes qui en disent plus, toujours, qu’un long texte. Tout comme dans sa manière, presque à la Berthet, de dessiner les femmes, fatales ou simplement croisées dans les méandres des rues et de leurs nuits.

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Au-delà de toute caricature, ce livre est une belle réussite, sans aucun doute…

Avec, cependant, un petit bémol.

Au vu de la pléthore des personnages plus ou moins secondaires, ou plus ou moins principaux, et de leurs patronymes, le lecteur a parfois tendance à se perdre… Mais, finalement, on retrouve le fil, et on se laisse alors emporter par un rythme qui forme, en fait, toute la construction narrative de ce livre !

Jacques et Josiane Schraûwen

La Trilogie Berlinoise – 1. L’Été De Cristal (Dessin : François Warzala – scénario : Pierre Boiserie, d’après Philip Kerr – éditeur : Les Arènes BD – 2021 – 144 pages)

Jérôme K. Jérôme Bloche : 28. Et Pour Le Pire

Jérôme K. Jérôme Bloche : 28. Et Pour Le Pire

Cela fait des années que Jérôme et Babette s’aiment, vivent ensemble… Vont-ils enfin se marier ?… Et si oui, dans quelles conditions ?… A découvrir dans cet album qui nous prouve, une fois de plus, tous les talents de son auteur, Alain Dodier !

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Depuis bien longtemps, j’espérais pouvoir un jour croiser les pas de ce dessinateur classique qui, à sa manière, dès le début des années 80, a réussi à créer un personnage tout à fait particulier, un « privé » lunatique, un binoclard rêveur, un monsieur toutlemonde se perdant dans des aventures policières sombres… Avec deux scénaristes d’abord, et non des moindres, Le Tendre et Makyo, tout seul ensuite, Alain Dodier s’est offert le luxe, ainsi, de réinventer le « polar », tout en respectant les codes de cet art littéraire qui s’ouvre, toujours, sur la tragédie humaine, celle de l’existence, celle de la folie, celle des horreurs, quotidiennes elles aussi.

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Jérôme K. Jérôme… Hommage, bien évidemment, à cet écrivain Britannique auteur du célèbre « Trois hommes et un bateau », hommage à un humour, aussi, quelque peu décalé, pratiquement surréaliste parfois, et littérairement particulièrement bien construit.

Toutes ces caractéristiques, à commencer par le côté « écriture », sont totalement présentes dans tous les albums de ce héros qui n’en est pas vraiment un, mais qui le devient par les interventions bizarres de quelques hasards saugrenus.

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Et donc, dans cet album, on va parler de mariage… Mais de bien plus, d’abord !

En essayant de passer pour la énième fois son permis de conduire, Jérôme va sauver une jeune mariée prête à se jeter dans le vide. Rebecca, cette jeune femme toute de blanc vêtue, attendrit le détective qui décide de lui redonner goût à la vie. Mais voilà… Cette jeune femme est-elle vraiment l’oie blanche désespérée qu’elle semble être… C’est là tout le contenu de cet album, avec des rebondissements, avec des personnages récurrents, comme l’ami prêtre, la concierge ou l’épicier, avec des ouvertures, comme toujours, sur les réalités actuelles, à commencer par le harcèlement.

Mais, avec, aussi, de l’humour et du sentiment, sans cesse mêlés, et qui forment, avec les mots, la trame d’un livre dans lequel tous les personnages ont du corps, de l’âme, de la vérité.

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Jérôme est, à sa manière, l’antinomie des héros à la Chandler ou même à la Malet. Il appartient bien plus à cette race de personnes qui ne sont acteurs que par erreur, qui, d’observateurs, deviennent intervenants par la magie d’une rencontre, d’un regard étonné, d’une aide à donner.

Il est ce naïf qui était cher à Guth, ou à Voltaire.

Et ce qui est extrêmement agréable aussi, c’est qu’en trame de fond, c’est l’amour, dans ce qu’il peut avoir de plus libre, en dehors des contingences de la routine, qui reste le fil conducteur de l’existence de ce « privé » qui n’est finalement qu’un vieil adolescent…

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Et je vous propose d’écouter Alain Dodier répondre à mes petites questions…

Le dessin de Dodier est fluide, avec un découpage toujours efficace, avec un travail sur les physionomies qui n’est jamais caricatural, avec une présence du mouvement parfois pratiquement cinématographique. Et les couleurs de Cerise, sans tape-à-l’œil, sont parfaites…

Un livre à lire, une série vraiment importante de la bd tous publics, de la bd populaire. Populaires : ce que devraient être toutes les bandes dessinées, finalement !

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Jacques et Josiane Schraûwen

Jérôme K. Jérôme Bloche : 28. Et Pour Le Pire (auteur : Alain Dodier – couleurs : Cerise – éditeur : Dupuis – 72 pages – mars 2022)