La femme parfaite – Une compilation des aventures de Mademoiselle F

C’est dans le magazine Flair que cette héroïne de papier sans trop de complexes, terriblement dévergondée, foncièrement amorale a vu le jour. La voici, non dans une intégrale, mais dans un choix souriant de ses quotidiens !

Serge Dehaes a le trait vif, quand on parle de son graphisme, évidemment, mais quand on aborde, aussi, sa manière d’écrire, de raconter, de décrire ses personnages.

On peut dire de lui, sans aucun doute possible, qu’il est un « mauvais esprit », et que la femme dont il a fait son personnage principal n’a rien de parfait, loin s’en faut ! Et heureusement, d’ailleurs ! Je ne sais plus qui a dit que la perfection engendrait l’ennui (Guitry, peut-être…), mais je peux dire que, dans ce livre de quelque 160 pages, on n’a pas beaucoup d’occasions de s’ennuyer.

Cela dit, soyons quand même honnête… Le lecteur qui veut lire le livre d’une seule traite finira vite par se lasser…

« La femme parfaite » vit, dans cet album, des centaines de petits gags, et c’est en picorant, au hasard, sans but précis de lecture, qu’on s’amuse le plus.

Le mot gag, d’ailleurs, n’est pas à prendre dans le sens « bd » du terme, je pense.

Il est bien plus à considérer dans une filiation avec le métier de dessinateur d’humour en un dessin, métier de gens comme Kiraz, Bellus, Peynet, et tant d’autres.

Il est de bon ton, de nos jours, de renier ces auteurs qui, il y a des années, faisaient sourire dans les pages des magazines comme Match, ou Lui, ou Playboy. C’est oublier que ces sourires, très différents les uns des autres, parfois très « bourgeois », parfois très « anars », parfois « esquissés », parfois « peaufinés », font partie intégrante de la culture populaire. Encenser Sempé et oublier Bosc a autant de sens que de ne parler en bd que d’Hergé et dénigrer Saint-Ogan…

L’ennui naît de la perfection, il naît aussi de l’uniformité… Il y a mille et une manières de sourire et de faire sourire… Et tous ces auteurs, oubliés ou placés dans des panthéons auxquels ils n’ont probablement jamais rêvé, sont des artistes appartenant totalement, oui, à la culture, celle qui se veut populaire et qui parvient à l’être.

Et c’est bien à cette race-là, avec cette héroïne en tout cas, et dans une tradition très française, que s’inscrit Serge Dehaes. C’est dans les pages d’un magazine féminin qu’avec Mademoiselle F, il a offert à des lectrices leur portrait en miroir déformant. Des lectrices qui, très vite, ont été conquises !

Mademoiselle F : une demoiselle qui n’en est plus une depuis longtemps ! Libre, libertine, mais, en même temps, pas féministe pour un sou… Avec un côté caricatural de ses aspirations les plus profondes : aimer, un peu, beaucoup, plus du tout… Mais être aimée et désirée, oui, surtout si un bon portefeuille aide à ne pas voir, pendant un certain temps, les défauts de l’homme choisi.

En fait, personne ne sort intact des dessins de Dehaes. Mademoiselle F est frivole, ne connaît pas le mot « engagement » ou, plutôt, décide de n’en tenir aucun compte. Elle a des copines, du même milieu qu’elle… Elle a un boulot, mais elle ne s’y investit qu’un strict minimum, et n’y voit, sans doute, que le lieu et l’occasion de faire des rencontres, de plaire et d’être séduite, le temps d’une aventure ou d’un simple baiser…

Il y a des hommes, aussi… Les patrons, entre autres, les « mâles » nantis qui pensent que le charme ne peut naître que de l’opulence. Une croyance que Mademoiselle F entretient avant de leur démontrer que c’est elle, finalement, qui sort gagnante à chaque amourette.

Il y a les hommes, oui, ceux qui se retrouvent compagnons de lit ou de quotidien de Mademoiselle F et qui se rendent vite compte que, finalement, c’est elle, même écervelée, jolie comme un cœur mais femme de désir et de pouvoir, qui dirige et décide tout de ses relations, de ses amitiés, de ses amours, de ses séparations.

La femme parfaite © Editions du Tiroir

Je le disais, Mademoiselle F, c’est un portrait déformant, mais pas uniquement des femmes, loin s’en faut !

C’est, gentiment, avec un faux air machiste, un portrait personnel et personnalisé de notre société, simplement, que nous livre Serge Dehaes.

Jacques Schraûwen

La femme parfaite – Une compilation des aventures de Mademoiselle F (auteur : Derge Dehaes- Editions du Tiroir – 2021 – 160 pages)

www.editions-du-tiroir.be

Déracinée – Soledad et sa famille d’accueil

Je ne comprendrai jamais cette politique éditoriale qui tend à ne donner un temps de vie que restreint aux livres… Je croirai toujours à l’importance de parler, encore et encore, des livres que l’on aime, qu’on a aimés. Et c’est, pour moi, le cas de ce « Déracinée » !

Déracinée © La Boîte à Bulles

Prenons, voulez-vous, une famille qui vit à la campagne. Une famille nombreuse : un père, une mère, et six enfants. Parmi ces six enfants, deux filles placées en famille d’accueil.

Et la vie coule, lentement, au fil des âges et du temps qui passe.

Billie, la fille aînée de cette famille s’en est allée vivre à Bruxelles, pour y suivre des études qui ne l’enthousiasment plus.

Déracinée © La Boîte à Bulles

Un coup de téléphone de sa mère va précipiter les choses, pour elle : une de ses sœurs, Soledad, est repartie, sur décision de justice, chez sa mère biologique. Et Billie, dès lors, abandonne la grise capitale qui se pense et se voudrait européenne pour aller rejoindre sa « tribu ». Pour être aux côtés, simplement, de ses parents, de sa fratrie, de toute sa fratrie.

D’emblée, on se plonge ainsi dans le quotidien le plus banal d’une jeune femme, dans les gestes au jour le jour d’une famille, dans les interrogations de la jeunesse quant aux possibles de l’avenir, dans les angoisses et les failles, les éclats de rire et les larmes muettes.

Déracinée © La Boîte à Bulles

Une famille d’accueil, c’est une famille qui s’occupe d’un enfant retiré à sa famille biologique par la justice. Une justice qui, en Belgique du moins, se soucie peu, finalement, de tout ce qui peut ressembler à un sentiment, pour ne s’intéresser qu’au seul aspect matériel d’une protection de l’enfance.

Ce livre ne nous parle de combat pour récupérer un être aimé, il ne nous parle pas de révolte, il ne nous décrit pas des colères et des désespoirs insoutenables.

Il nous raconte quelques tranches de vie, tout simplement.

L’auteur, Tiffanie Vande Ghinste parle de ce qu’elle connaît.

Ce livre, dans lequel elle se dévoile sans inutile retenue, c’est sa vie… Ou à peu près, comme elle le dit elle-même : « Cette histoire est vraie et n’est pas vraie. J’ai inventé tous les éléments que vous allez suivre, mais je n’ai rien inventé de toutes les émotions que j’ai pu ressentir. »

Et ce livre est, d’abord et avant tout, un livre d’émotion, oui. Tout en étant un portrait de cette famille, cette « autofiction » n’a pas peur de parler et de montrer les vrais problèmes, les vraies difficultés inhérentes à une construction psychologique en famille d’accueil.

Déracinée © La Boîte à Bulles

L’auteure, ainsi, n’évite pas les difficultés relationnelles qui naissent dans une telle famille, entre les parents, entre frères et sœurs, également… Elle évite encore moins les véritables difficultés plus tristement et bêtement administratives qu’humaines et humanistes d’une justice qui, de papelard en papelard, de subjectivité d’un jugement rapide en manque de temps pour des réflexions en profondeur, se révèle aveugle, encore, toujours.

Très marqué de réflexions psychologiques, de celles que les familles d’accueil bénévoles vivent au quotidien, ce « Déracinée » est cependant un livre extrêmement lumineux. Un livre qui décrit plusieurs existences qui ne peuvent sourire qu’en se mêlant les unes aux autres, même au feu des conflits qui ne peuvent que naître, comme dans tout groupe humain.

C’est un livre lumineux, oui, par son traitement tout en douceur, tout en observations frontales, ai-je envie de dire. Par son graphisme, aussi, ensoleillé même sous la pluie, aux couleurs d’une belle transparence, au dessin simple sans jamais être simpliste.

C’est un livre qui pose des vraies questions quant à la place, dans notre société, pour les enfants, tous les enfants, ceux en difficulté comme les autres. Quant au sens même du verbe « éduquer », aussi.

Déracinée © La Boîte à Bulles

Quant à la nécessité, tellement oubliée, non pas d’une solidarité de salon, mais d’un partage de sentiments et de sensations.

C’est un livre attendrissant, émouvant, c’est un livre « vrai », profondément.

C’est un livre plein d’humour, également.

C’est un livre sur la passion sans laquelle vivre devient une simple routine.

C’est un livre qui ouvre des horizons à nos intelligences, à nos approches de l’existence, la nôtre et celles des autres.

Jacques Schraûwen

Déracinée – Soledad et sa famille d’accueil (auteure : Tiffanie Vande Ghinste – éditeur : La Boîte à Bulles – avril 2021 – 128 pages)

Fin De Bail

Fin De Bail

Des histoires courtes dans un univers où l’absurde le dispute au fantastique

Pendant les années 80, Philippe Berthet s’est fait le collaborateur de gens comme Foerster ou Antonio Cossu. Et c’est avec ce dernier qu’ils ont créé quelques petits bijoux réunis (enfin) dans cet album !

Fin De Bail © Editions du tiroir

Je l’ai déjà dit, je le répète : Philippe Berthet est un dessinateur dont le talent, indéniable, appartient totalement à l’histoire de la bd, à l’histoire du polar sombre, du roman noir dessinés…

Antonio Cossu, qui fut son complice à plusieurs reprises, est de ceux qui ont amené dans la bande dessinée « pour tous » des délires fantastiques qui, tout comme ceux de Foerster, ont marqué eux aussi l’évolution du neuvième art.

Fin De Bail © Editions du tiroir

Et cet album nous permet de découvrir (ou de redécouvrir) cinq « nouvelles » en bd qui ont vu s’associer, intimement ai-je envie de dire, les talents de ces deux auteurs, Berthet et Cossu.

Chacun étant dessinateur et scénariste, ils nous offrent des histoires dans lesquelles leurs deux personnalités ne deviennent qu’une.

Fin De Bail © Editions du tiroir

La première évidence, en lisant ces cinq petites histoires, c’est que s’y profilent quelques ombres littéraires de bon aloi : Jean Ray, Claude Seignolle aussi, Gérard Prévot sans doute, Maupassant également.

La deuxième évidence, c’est le plaisir des auteurs à créer des personnages qui, caricaturaux sans doute, n’en revêtent pas moins toutes les dérives de l’humanité.

Fin De Bail © Editions du tiroir

C’est le cas d’une belle employée pour qui chaque matin est un combat personnel…

C’est le cas pour Titanic Joe dans un univers en déliquescence…

C’est le cas pour ce tueur professionnel qui croise sur sa route un vrai porte-poisse…

C’est le cas de la folie divine d’un aliéné…

Fin De Bail © Editions du tiroir

C’est le cas, enfin, de deux acteurs X qui se regardent sur l’écran et parlent de dialectique amoureuse, avec cette phrase sublime, digne de Guitry : « Qui te parle d’amour ? Il s’agit de couple, ici ! »…

« Fin de bail », c’est un livre qui conjugue plusieurs thématiques scénaristiques traitées avec vivacité : l’horreur, le roman noir, le fantastique, et l’absurdité… Celle de l’imaginaire comme de la réalité, celle de la vie comme de la mort.

Fin De Bail © Editions du tiroir

En outre, il y a un jeu de la part des deux auteurs qui permet de rester très moral, puisque le mal est toujours puni, dans chacune de ces histoires. Un jeu, oui, comme pour nous dire : « Tout cela, c’est pour s’amuser, n’allez surtout pas croire que, dans la vie normale, des gens aussi salauds que ceux que nous avons inventés existent vraiment ! »

« Fin de bail », c’est un livre réjouissant, avec un dessin qui s’attarde avec délice sur les décors, avec des dialogues coupés au couteau… A lire, absolument !

Jacques Schraûwen

Fin De Bail (auteurs : Philippe Berthet et Antonio Cossu – couleurs : André Taymans et Antoine Bréda – éditions du tiroir – mars 2021 – 32 pages)

https://www.editions-du-tiroir.org/