Les dessous de Saint-Saturnin – 1. Le Bistrot d’Emile

Les dessous de Saint-Saturnin – 1. Le Bistrot d’Emile

Tout le monde connaît le petit village de Saint-Saturnin, pour s’y être arrêté par hasard ou y être passé en coup de vent. Mais n’allez pas croire que les petits villages tranquilles et perdus loin de tout sont sans mystères !

Les dessous de Saint-Saturnin 1 © Gallimard

A Saint-Saturnin, sur la place principale, il y a eu, il y a longtemps, une fontaine publique.

On l’a détruite, parce qu’elle gênait la circulation. En espérant sans doute que son absence permettrait à plus de touristes de passage de s’arrêter.

Sur un coin de rue donnant sur cette place, il y avait le « café de la fontaine », un bistrot de vieux tenu par des vieux, juste à côté d’une station-service.

Et puis un des propriétaires de ce café peu achalandé est mort… Le mari ou la femme, personne ne le savait vraiment. Toujours est-il que ce lieu sans relief resta fermé pendant un bon bout de temps. Jusqu’à ce qu’arrive, de Balarin-les-flots, un nouveau propriétaire.

Les dessous de Saint-Saturnin 1 © Gallimard

Emile… Il a rebaptisé tout naturellement son acquisition de son nom. Il a repeint, il a un peu rénové, il a ajouté des fleurs. Et il a laissé la porte ouverte. Et, surtout, il a ri…

Cela changeait ces anciens propriétaires, ces rires et ces sifflotements continuels qui faisaient la caractéristique de ce bistrotier. D’une place publique qui n’était qu’un lieu sans relief, Emile fit, en peu de temps, un endroit de rencontres, de sourires, de vie tout simplement.

Tout le monde s’y retrouvait, jeunes ou vieux, riches ou pauvres, gendarmes et, probablement marlous.

Tout le monde venait chez Emile, et cela faisait marcher le commerce dans tout le quartier. La boucherie, l’épicerie et la boulangerie oublièrent leur léthargie et virent leurs affaires reprendre.

Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Les dessous de Saint-Saturnin 1 © Gallimard

Certes, on se demandait où allait Emile, une fois par semaine, le jour de fermeture de son bistrot… Mais sans plus !

Jusqu’au jour où Emile a fermé son café, l’a vendu, s’en est allé, laissant s’installer, à la place de ce bistrot une agence bancaire ! Tenu par un bonhomme austère et par son assistante, jeune et au bagout terriblement efficace.

Je ne vous raconte pas la suite… Elle ressemble à une enquête policière, sans l’être vraiment.

Ce que je peux dire, ce que je veux dire, c’est que ce petit livre de quelque 95 pages est diablement sympathique.

De par son dessin, d’abord. Souple, simple, vif, allant à l’essentiel, c’est-à-dire aux visages et aux attitudes, dans la lignée aussi de dessinateurs comme Wolinski ou Autheman. Autheman à qui est dédié ce livre, d’ailleurs, au travers du lieu de « Balarin-les-flots »

Mais au-delà du récit en tant que tel, une histoire qui est celle de quelques personnages quotidiens, des femmes et des hommes qu’on croise dans tous les villages, dans tous les quartiers, dans toutes les cités, derrière cette aventure qui n’a rien d’aventurier ni d’exceptionnel, l’auteur, Bruno Heitz nous parle de la vie, tout simplement…De notre vie, de notre société, de notre monde qui, de changement en changement, de progrès en progrès, élimine lentement mais sûrement ce qu’est véritablement la vie en société, socialement, culturellement. Il nous rappelle, sans bruit, que la première des cultures à laquelle nous appartenons, ou devrions appartenir, c’est celle de notre existence mêlée aux existences de nos voisins. Le premier des réseaux sociaux, c’est celui de la rencontre, de regards en échange, de verres bus ensemble, d’éclats de rires inattendus.

La symbolique est évidente, d’ailleurs, de voir un bistrot populaire remplacé par une banque qui, petit à petit, coupe tous les liens humains qui existaient : le facteur comme élément important pour que subsiste, d’âge en âge, un lien social réel… La petite épicerie, la boulangerie artisanale, la coiffeuse désormais obligée de faire elle-même le café pour ses clientes…

Les dessous de Saint-Saturnin 1 © Gallimard

Le bistrot d’Emile, c’était la convivialité sans froufrous. La banque, c’est le monde de l’argent et d’une certaine forme de progrès qui ne cherche qu’à détruire ce qui appartient à « hier »…

De ce fait, on peut dire de ce petit livre, qui annonce d’autres chroniques de Saint-Saturnin, qu’il est une fable. Une fable amorale de par sa fin, vous verrez, mais ne fable qui, en cet aujourd’hui fait de distanciations obligatoires, éveille des échos évidents !

Vous l’aurez compris, j’ai beaucoup aimé ce petit livre, vite lu, tendre sans manichéisme facile, sans caricature non plus. Un livre très humain, finalement, comme devraient l’être nos quotidiens à toutes et à tous !

Jacques Schraûwen

Les dessous de Saint-Saturnin – 1. Le Bistrot d’Emile (auteur : Bruno Heitz – éditeur : Gallimard – mai 2021 – 95 pages)

Cuisiner à bord avec Corto

Cuisiner à bord avec Corto

Corto Maltese, épicurien et aventurier, pour quelques recettes réelles.

Ce livre est une réédition. Il est le résultat d’une conversation entre son auteur et Hugo Pratt, le créateur de Corto Maltese. Et cet album, avouons-le, met l’eau à la bouche !

Cuisiner à bord avec Corto © Casterman

Les grands auteurs littéraires laissent souvent, dans leurs livres, des traces discrètes de ce que sont leurs goûts, leurs existences plurielles, leurs réalités quotidiennes. Ce n’est pas vraiment le cas avec Hugo Pratt. Mais l’auteur de ce livre, Michel Pierre, a contourné cet obstacle avec intelligence et… plaisir !

Il a simplement imaginé, au travers des âges de Corto et des lieux qu’il a hantés, une sorte de bible gastronomique extrêmement variée.

Cuisiner à bord avec Corto © Casterman

Une bible tantôt terriblement exotique, tantôt ouverte à des plats vite reconnus.

Un recueil, tout simplement, de recettes de cuisine(s), oui, des recettes véritables, parfois aisées, parfois compliquées, mais qui, de bout en bout de cet album, ouvrent des appétits divers et variés.

« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es », cette formule bien connue est ici complètement appropriée. Parce que le but, malgré tout, de ce livre, c’est de chercher, grâce au plus naturel des quotidiens, qui était Corto Maltese… Ce que furent ses goûts culinaires, ce qu’ils auraient pu être en tout cas, et les ancrer, ainsi, dans les péripéties flibustières de son existence.

Cuisiner à bord avec Corto © Casterman

Je le répète, dans l’œuvre d’Hugo Pratt, les références gastronomiques n’existent que très peu. Mais elles existent ! Elles sont toujours affaire de sensations, de souvenances, de plaisirs, de désirs de plaisir à vivre, de découvertes aussi : les cigares, les vins, les rhums… Et, à ce titre-là, ce livre s’inscrit parfaitement dans l’univers de Corto Maltese.

Ce livre est aussi un véritable ouvrage de cuisine, je le disais, avec des recettes faisables, explicitées pour quatre personnes, et accompagnées, même, de choix de boissons !

Et il y en a pour tous les goûts !

Cuisiner à bord avec Corto © Casterman

Du mouton au citron confit à la queue de taureau à la mode de Cordoue, de la salade de coques au Xérès à la sauce à l’huile de palme, d’un cocktail Singapore Sling à un cocktail Zombie, impossible de ne pas trouver dans cet album un plat qu’on a envie de réaliser, de goûter, de partager…

L’auteur, Michel Pierre, est Breton. Il est donc naturel qu’il fasse la part belle à des plats de poisson… Naturel, aussi, parce que c’est bien des itinéraires d’un marin qu’il s’agit aussi dans ce livre. Parfums de jeunesse, escales en Méditerranée, pacifique, Afrique, et Caraïbes bien évidemment, ce livre est un voyage. Un voyage immobile, mais un voyage goûteux. Un périple dans lequel on se laisse guider, en quelque sorte, par un personnage de papier, Corto Maltese.

Cuisiner à bord avec Corto © Casterman

Et aux côtés des recettes, il faut insister sur la perfection et la variété de l’iconographie. On accompagne Corto de plat en plat certes, mais on le fait sous l’œil rigolard, sans doute, d’Hugo Pratt toujours occupé, de continent en continent, à dessiner, en noir, en blanc, à l’aquarelle, pour offrir au monde ses regards lumineux…

Jacques Schraûwen

Cuisiner à bord avec Corto. Auteur : Michel Pierre – illustrations de Hugo Pratt – éditeur : Casterman – 2007/2021 – 152 pages)

La Femme Surréaliste

La Femme Surréaliste

Un délire de mots et d’images !

Cela ressemble à un une douce affabulation, et cela ne l’est (sans doute) pas : la volonté, non aboutie, pour les Marx Brothers et Dali de faire un film ensemble ! Une ébauche de scénario qui se termine ici dans une bande dessinée délirante !

La Femme Surréaliste © nouveau monde graphic

Tout commence à la fin des années trente.

Salvador Dali, la moustache encore « normale », est pris de passion pour les films des Marx Brothers. Il est vrai que ces films ressemblent fort à une espèce de diarrhée verbale et cinématographique qui n’a pas grand-chose à voir avec les codes en vigueur dans l’industrie du cinéma. De là à imaginer des ponts possibles entre ces vedettes burlesques (mais habillées) et un peintre qui s’impose de plus en plus, il n’y a qu’un pas que Harpo et Dali franchissent, mais que les studios, eux, ne franchiront pas !

La Femme Surréaliste © nouveau monde graphic

Trois quarts de siècle plus tard, Josh Frank, qui se définit comme un « archéologue de la pop culture », décide, après la lecture d’un article datant de 1937, de se lancer à la recherche des prémices de ce film, d’un possible scénario. Le résultat, après plusieurs années, c’est cette BD !

Je ne vais pas énumérer ici toutes les péripéties qui ont mené jusqu’à ces quelque 224 pages plus que surprenantes, et je vous conseille de lire, plutôt, tout le dossier qui accompagne cet album.

Je vais donc, simplement, chroniquer cette lecture qui, je l’avoue, me laisse désarçonné.

La Femme Surréaliste © nouveau monde graphic

Parlons, d’abord, du dessin. Manuela Pertega a énormément de talent, et elle s’est totalement immergée dans ce délire visuel, littéraire et décousu, usant d’un style qui fait parfois penser à une forme d’automatisme graphique, parfois à la bd « pop art » de la fin des années 60 (Lichtenstein, par exemple, mais aussi Pellaert et sa survireuse). Tantôt presque réaliste, tantôt totalement caricatural, passant d’un découpage en gaufrier à un éclatement des pages, le dessin utilisé alors presque comme un calligramme d’Apollinaire, l’art de cette artiste colle parfaitement au but de ce livre : celui d’une expérience « extra-corporelle » !…

La Femme Surréaliste © nouveau monde graphic

Parlons ensuite du scénario, du récit, de l’histoire racontée.

La thématique est simple. Un homme riche, un entrepreneur, un homme d’affaire, est fiancé à une femme qui le trompe ignominieusement. Et il va tomber éperdument amoureux d’une femme mystérieuse, « la femme surréaliste », dont chaque apparition est un événement.

Comme dans les comédies des Marx Brothers, il y a d’une part un personnage à la fois central et effacé qui revêt une réalité sérieuse, et d’autre part les folies organisées des complices farfelus qui ont marqué l’histoire du cinéma.

La Femme Surréaliste © nouveau monde graphic

Et donc, tout le récit est totalement ivre, sans queue ni tête, avec des dialogues qui sont aussi des références à plusieurs films (réels) des Marx Brothers.

Chaque page consacrée à la femme surréaliste, aux autres femmes aussi, se caractérise par une influence surréaliste, certes, psychanalytique aussi, les coulées liquides étant, pour Freud et ses suivants, d’évidentes références à la sexualité… Donc à la liberté de la chair… Donc à l’inutilité de la rentabilité face au désir…

La femme surréaliste est une tricheuse, est-il dit quelque part… Mais comme « tout a été vu et revu, rien de neuf sous le soleil et sous le tapis non plus », cette tricherie se fait fondamentale dans tout ce qu’est la féminité. Et donc la masculinité, celle-ci, surréalistiquement parlant, ne pouvant se définir et se révéler qu’en miroir de la femme avec ou sans F majuscule !

Marx Brothers et Dali © tumblr

Ce livre, je le disais, est décousu, comme le sont les poèmes surréalistes purs et durs. On n’est pas dans le jeu des cadavres exquis, mais on s’en rapproche, incontestablement. Le langage, comme la femme

surréaliste, est tricheur… Tout comme le dessin qui ne fait pas que rendre hommage à Dali, tout comme le texte, tout comme la musique qui, grâce à la présence de Harpo, reste toujours présente.

On parle d’amour dans ce livre, bien évidemment, puisque l’amour, sous toutes ses formes, est au centre, même voilé, de toute démarche surréaliste. Mais d’un amour dans lequel les êtres, différents les uns des autres par essence, se disent : « Nous nous ressemblons. Nous voulons changer le monde grâce à notre imagination ».

Marx Brothers et Dali © tumblr

Ce livre est donc un OSNI… Objet Surréaliste Non Identifiable.

Ce livre ivre est un feu d’artifice de mots jouant entre eux sans queue ni tête.

Ce livre enivrant est étonnant, il ne peut et ne veut sans doute que désarçonner. Il y réussit… A ce titre, il est réussi, sans aucun doute possible !

Jacques Schraûwen

La Femme Surréaliste (dessin : Manuela Pertega – texte et scénario : Josh Frank et Tim Heideker – éditeur : nouveau monde graphic – 224 pages – mai 2021)

https://www.nouveau-monde.net/catalogue/la-femme-surrealiste/