La Guerre des Lulus : 5. 1918

La Guerre des Lulus : 5. 1918

La Grande Guerre, celle de 14, touche à sa fin. Et les Lulus, ballotés par des événements qui les dépassent mais qui les poussent à se révéler à eux-mêmes, vivent peut-être les ultimes heures de leur amitié.

 

Cela fait cinq ans, cela fait cinq albums que Régis Hautière et Hardoc nous font suivre, avec passion, les pérégrinations de leurs jeunes héros. Jeunes ?… Oui, en tout cas au début de cette série, en 1914, lorsqu’ils ont dû quitter l’abri de leur orphelinat pour fuir l’avancée d’un ennemi impitoyable. Moins jeunes, infiniment, en cette année 1918, où, de retour en France, ils découvrent que la résistance est une réalité quotidienne, une résistance à laquelle ils participent bon gré mal gré.

Ces quatre Lulus, qui, en fait, n’ont de commun que les premières lettres de leurs prénoms respectifs, ont commencé la guerre comme une aventure, rien de plus. Ils l’ont continuée, cette aventure, en perdant peu à peu tous leurs rêves d’enfants, obligés de les confronter à une réalité où l’utopie laisse la place à la mort, où l’espérance se heurte à des avenirs aux couleurs de l’horreur.

En cinq albums, ils ont vieilli, ils ont mûri, ils sont passés de l’enfance à l’adolescence, très vite, et encore plus vite de l’adolescence à l’aube de l’âge adulte. Ils sont passés de la naïveté au drame, un drame qui, dans cet album-ci, n’est plus un simple décor mais devient partie intégrante de leurs quotidiens d’enfants perdus dans la guerre et éperdus de liberté et d’amitié.

Ce qu’ils découvrent aussi, en vieillissant, c’est que la noblesse des sentiments et des actes reste possible même face à l’adversité la plus terrible. Ils comprennent, au-delà des collaborations honteuses, ce que signifie l’expression qu’ils ne connaissaient pas :  » être un honnête homme « …

Régis Hautière: de la naïveté au drame
Régis Hautière: un honnête homme
Régis Hautière: l’amitié

Dans ce genre de série, la difficulté pour les auteurs, c’est de parvenir à soutenir l’intérêt des lecteurs d’album en album, certes, mais c’est aussi de réussir à ce que l’ensemble de l’histoire qu’ils nous racontent reste cohérent et sans cesse plausible.

Et là, tant dans le texte de Régis Hautière que dans le dessin de Hardoc, la réussite est totalement au rendez-vous. Les personnages vieillissent, tant dans l’apparence que dans le caractère, lentement, progressivement, et c’est de par cette évolution mentale et physique qu’ils deviennent proches des lecteurs, des lecteurs adolescents comme des lecteurs adultes.

Le trait de Hardoc, classique dans sa forme semi réaliste, dans la lignée de ce qu’on appelle l’école de Charleroi, ne cherche jamais à éblouir. Son graphisme ne veut rien prouver ni démontrer, il restitue, tout simplement !

Et ce qui permet aussi à l’attention du lecteur de ne jamais faiblir, c’est le travail de dialoguiste de régis Hautière. Tous les personnages, même les secondaires, ont un langage qui leur appartient, comme leur appartiennent, grâce au dessin, les mouvements et les gestes.

 

Et puis, il y a la couleur de David  François et Hardoc, qui, elle non plus, ne cherche à aucun moment à prendre toute la place, à faire étalage d’une virtuosité. Dans une série  » chorale « , il était important, à tous les niveaux, que les projecteurs restent braqués, même indirectement, sur les héros du récit, et la lumière comme la couleur participent pleinement à cette réussite !

Hardoc: la couleur

Ce  » 1918  » pourrait être l’ultime épisode de cette série qui, plus loin que son sujet central, la guerre, nous fait suivre des jeunes hommes à la recherche d’eux-mêmes, à  la poursuite de vérités  sans cesse changeantes. Des hommes en devenir qui apprennent le poids de la trahison, la force de l’amitié, la détresse de l’abandon.

Mais ce livre n’est pas la fin de l’histoire ! Régis Hautière tout comme Hardoc se doivent, désormais, de nous montrer leurs héros dans des  quotidiens qui n’auront plus rien à voir, peut-être, sans doute, avec la survie.

Et je me réjouis de retrouver très vite ces quatre Lulus qui, adultes, vont avoir à lutter encore et encore, certainement, pour garder en eux la souvenance et la réalité de ce que furent leurs combats entre 1914 et 1918. Leurs combats, et leurs rêves, et leur amitié!…

 

Jacques Schraûwen

La Guerre des Lulus : 5. 1918 (dessin : Hardoc – scénario : Régis Hautière – couleur : David François – éditeur : Casterman)

Chronique publiée sur le site RTBF le vendredi 09 février 2018

La Galerie des Gaffes

La Galerie des Gaffes

60 ans, 60 dessinateurs : un hommage à Gaston, le plus humain et le plus anti-conventionnel

des personnages de bande dessinée !

 

Galerie des gaffes©Dupuis

 

L’idée de cet hommage ne manque pas d’ambition : montrer la preuve par le dessin, que le personnage de Gaston est et reste la véritable icône de la bande dessinée humoristique se refusant à la facilité.

Il est vrai que ce gaffeur impénitent, au fil des années, s’est résolument ancré dans le monde où il évoluait, avec ses problèmes, ses lâchetés, ses questions parfois existentielles !… De gag-man présent dans les pages du magazine Spirou, il en est vite devenu le symbole, en effet, de par son impertinence gentille, de par ses inventions inimaginables, de par son sens aigu de la dérision, de par son regard aiguisé sur les dérives d’une société de plus en plus déshumanisante !

Galerie de gaffes©Dupuis

 

Oui, Gaston méritait un gâteau de gags nouveaux pour ses soixante ans, c’est évident !

Cela dit, lorsqu’il s’agit de donner une sorte de carte blanche à autant de dessinateurs différents, il faut reconnaître que la qualité de leurs contributions n’est pas toujours à la hauteur de ce qu’on peut en espérer. Et il est vrai que, parmi les soixante auteurs présents de cet album, certains me paraissent ne pas être du tout à leur place dans l’univers de Gaston, même s’ils revendiquent  leur filiation avec cet anti-héros somptueux !

Bien sûr, il s’agit de goûts personnels, mais je me dois d’avouer que la présence de dessinateurs comme Toulmé, Tebo, Parme, Trondheim, Bourhis me semble inutiles, tant leurs univers, graphiques et intellectuels, n’ont strictement rien à voir avec celui de Franquin.

Mais ce n’est que mon avis…

 

Galerie de gaffes©Dupuis

 

… et c’est aussi la réalité de ces albums collectifs, que de montrer un large panorama de talents différents, tous participants, à leur manière, à l’histoire de la bande dessinée contemporaine.

Cela dit, si cinq auteurs sur soixante ne me plaisent vraiment pas dans cet hommage, ce n’est qu’une minuscule minorité !

Et j’ai été souvent surpris, au fil des  pages, par la richesse de tel ou tel dessinateur, richesse de dessin, richesse de scénario aussi. Surpris, ou conforté dans le respect que je porte à quelques dessinateurs qui m’ont toujours apporté, ce lecture en lecture, des grands moments de plaisir…

Je pense à Frank Pé… A l’étonnant Delaf, aussi, dont la planche aurait pu être dessinée et imaginée par Franquin.

Et puis, Il y a Dodier, Buche, Thibaudier et Chamblain, Bouzart, Götting, Blutch, Terreur Graphique, Bertschy, Jousselin… Autant d’artistes qui, en un éclectisme plus que souriant, parviennent à montrer, au travers de leur propre talent, toute la poésie et toute la folie bienfaisante de Gaston !

 

Galerie de gaffes©Dupuis

 

Au total, donc un excellent album que cette « Galerie des Gaffes » !

Et, en refermant ce livre, je pense qu’on ne peut avoir qu’une seule envie : aller rechercher, dans sa bibliothèque, les « Gaston » originels, et oublier toutes les technologies modernes et superfétatoires pour se lancer dans de grands et essentiels éclats de rire !

 

Jacques Schraûwen

La Galerie des Gaffes (60 auteurs – éditeur : Dupuis)

Le Guide Mondial Des Records

Le Guide Mondial Des Records

Être le meilleur, dans quelque domaine que ce soit, pour ne pas se sentir exclu du regard des autres… Pour continuer à vivre, à défaut d’exister… Alors que, finalement, n’est-ce pas l’échec, et lui d’abord, qui construit l’être humain ?…

 

Paul Baron est une sorte d’huissier. Il travaille pour  » le guide mondial des records « , et son job consiste à vérifier et à certifier (ou pas…) les tentatives de records qui lui sont soumises. Des records aussi farfelus que dans le best-seller annuel qui inspire cette histoire. Cela va d’une centenaire dans une piscine au chou le plus lourd, du lancer de bâton par une majorette à la plus longue lettre du monde inscrite à même le sol.

Ce métier lui attire bien des reconnaissances, mais également des haines farouches. Il vit au quotidien entre sourires et larmes, entre menaces et soutiens moraux.

Mais ce que Paul Baron vit surtout, au jour le jour, c’est le sentiment de son inutilité, de sa fadeur dans un monde où chacun cherche à briller, une société où, comme le disait Warhol, tout le monde se doit d’avoir sa minute de gloire. Une minute… ou une simple seconde, le temps de lire deux lignes écrites dans un livre vite oublié !

 

Et voilà que Paul Baron reçoit un message différent de tous ceux qu’il lit habituellement. Son correspondant lui annonce qu’il veut être dans la prochaine livraison du guide mondial des records, sous la rubrique des  » performances humaines « . Une performance assez particulière, comme le dit ce mystérieux compétiteur :  » J’ai décidé de lutter contre la vilénie généralisée en éliminant les crapules croisées sur ma route, afin de rendre ce monde moins injuste  » !

Paul n’y croit pas, jusqu’au jour où ce correspondant passe à l’acte, et lui indique où trouver un premier cadavre.

A partir de là, ce livre se transforme peu à peu en polar, ou, plutôt, en roman noir. Avec les codes en vigueur dans ce genre qui fut cher, en son temps, à Léo Malet, dans sa trilogie noire : des personnages paumés, des situations dans lesquelles ils semblent s’enfouir sans pouvoir y échapper, des réflexions sombres sur l’existence et ses dérives.

Rien de neuf, donc ?… Sauf que c’est Benacquista qui est au scénario. Et c’est en romancier qu’il construit son intrigue, en ne laissant aucun personnage dans l’ombre, en choisissant avec soin ses personnages secondaires, en donnant du corps et de l’âme à son héros principal, un paumé dont on attend des sursauts existentiels essentiels. En incorporant dans sa narration des petits détails qui, à un moment ou l’autre, prennent une importance dans le récit et ses aboutissements.

Sans déflorer la fin de cet excellent album, je ne peux que souligner l’aspect résolument littéraire du récit, dans son évolution comme dans ses finalités, un aspect qui, cependant, ne nuit nullement à la construction graphique. Benacquista scénarise une histoire que Barral, le dessinateur, s’est totalement accaparée.

 

Nicolas Barral n’est pas un inconnu, loin s’en faut. On peut retenir de lui, par exemple, son incursion dans l’univers de Nestor Burma, à la suite de Tardi.

Son dessin, ici, ne cherche à aucun moment à créer un effet. Il alterne avec brio les plans larges et les zooms avants, pour s’approcher au plus près de son héros, tout en insistant, graphiquement, sur son sentiment d’isolation, de solitude, tout en insistant aussi sur les espérances minuscules, tout compte fait, des différents adeptes du record qu’il croise.

On aurait pu s’attendre, avec le  thème de départ de cet album, à de l’humour. Mais il n’en est rien, ou uniquement par petites touches presque attendries, tant dans le texte que dans le dessin. C’est un livre qui aborde, en effet, et de manière sombre, notre société occidentale contemporaine soucieuse de plus en plus de la réussite et de l’apparence, au détriment de la mémoire et de l’intelligence. Une manière sombre, oui, mais qui débouche, à la fin de cette histoire qui aurait pu n’être que tragique, sur une ouverture vers, qui sait, un monde meilleur !

 

Jacques Schraûwen

Le Guide Mondial Des Records (dessin : Nicolas Barral – scénario : Tonino Benacquista – éditeur : Dargaud)