Gran Café Tortoni

Le tango, ses rythmes, ses amours, sa poésie, son érotisme… Le tout dans un livre éblouissant de grâce et d’humanité, encadré par les mots de Philippe Charlot, que vous pouvez écouter dans cette chronique.

 

 

Un jeune homme, venu d’Europe sans doute, pénètre dans un des lieux mythiques de Buenos Aires, dans un des lieux symboliques de la magie argentine du tango.

Le Gran Café Tortoni est un lieu en dehors du temps. Ou, plutôt, un endroit dans lequel le temps s’amuse à se lover sur lui-même, à glisser de souvenir en présent, à s’étirer pour mieux s’effacer. Un microcosme de silence et de musique, un univers, surtout, dans lequel survivent, avec une nostalgie sans larmes, mille et une histoires. Des histoires que ce jeune homme va écouter, des récits qui vont l’envoûter, lentement, naturellement, comme sont envoûtants les rythmes de cette danse charnelle et pudique tout à la fois qu’il est venu vivre en Argentine.

 

Philippe Charlot: le scénario

 

Et tout, dans ce livre, commence et se termine à la fois dans ce café et à la fois dans la danse. Les récits nous conduisent,en même temps que ce jeune héros, dans les méandres de l’art, sous toutes ses formes. On y parle de théâtre, de Borgès, de la force nécessaire du silence, seul capable de transfigurer les mots. On y parle du souvenir, on y parle d’une appartenance de tout un peuple à cette musique aux accents à la fois lascifs et violents.

On y parle de la femme, aussi, surtout peut-être. La femme qui semble appartenir, dans la danse comme dans l’étreinte, à son partenaire, à son cavalier. Mais dans le tango comme dans la ville, dans le Gran café Tortoni comme sur scène, dans un homme de seniors atteints de la maladie d’Alzheimer comme sur les places publiques, les apparences ne peuvent qu’être trompeuses. Et si c’est bien de soumission qu’il s’agit dans le tango, c’est une soumission essentiellement à la musique et à ses possibles. Une musique, qui dans le silence feutré des pages de cet album qu’on tourne une à une, semble s’élever des images elles-mêmes et créer, au feu de la lecture, un rythme tout en sensualité.

 

Philippe Charlot: Tango, domination, soumission …

 

Ce livre est un livre choral, sans aucun doute, puisque s’y côtoient des personnages qui, tous, deviennent à tour de rôle l’axe central du récit de Philippe Charlot, le scénariste de cette bande dessinée. Ainsi, ce n’est pas vraiment à une anecdote que s’intéresse la narration, mais à plusieurs histoires, vécues dans un passé plus ou moins lointain ou dans le présent d’une ville dont la mémoire est dansante. C’est à une évocation que se livre Philippe Charlot, une évocation qui restitue des ambiances, des vérités humaines, aussi, des rêves détruits, des jeunesses à la poursuite d’elles-mêmes.

Et au-delà des mots, qui se veulent et sont littéraires, poétiques, évocateurs, tendres parfois, jusque dans leurs descriptions, il y a le dessin de Winoc, son graphisme, qui, presque réaliste, prend de la distance, lui aussi, avec la simple représentation des lieux et des gens. Winoc,de par son découpage, devient metteur en scène, pratiquement même chorégraphe des histoires qu’il nous raconte et nous montre. Et ses couleurs variées, avec ici des clairs-obscurs qui soulignent la sensualité des corps, avec là des grands aplats blancs qui mettent en évidence une situation, une rencontre, ses couleurs sont un vrai fil narratif qui ne peut qu’éblouir le regard du lecteur.

Philippe Charlot: un livre-évocation …

Ce livre n’est certes pas un livre commun… Il ne raconte pas, linéairement, une aventure. C’est un album à taille humaine, un voyage dans un pays, dans des arts, dans des personnalités, dans des attitudes, dans des gestes, dans les méandres d’une humanité sans cesse heureuse de pouvoir danser pour vivre, pour oublier, pour se souvenir, pour ne pas vieillir…

Un très beau ivre, littérairement et graphiquement, à feuilleter, lentement, sans se presser…

 

Jacques Schraûwen

Gran café Tortoni (dessin: Winoc – scénario: Philippe Charlot – éditeur: Bamboo/Grandangle)