Herr Doktor

Herr Doktor

Que sont nos choix et nos destins aux feux de l’Histoire ?

Un médecin strasbourgeois se voit contraint d’exercer son métier dans la grande armée allemande. Un récit puissant…

Herr Doktor © Plein Vent

Des livres sur la guerre 40-45, cela ne manque pas… Essentiellement basés sur la grande Histoire, ou laissant l’imaginaire se développer dans le décor de cette histoire, les bandes dessinées de ce genre littéraire sont souvent réussies, parce que non manichéennes. Et c’est bien le cas, encore, avec cet album qui nous raconte une aventure humaine faite de courages pluriels, d’amour, de folie meurtrière, de déshumanisation…

Martin, médecin à Strasbourg, est marié à Elisabeth, une femme juive. Au moment où il comprend que sa ville va devenir allemande, il éloigne son épouse et sa fille, il les envoie à Paris… Paris où, pour des raisons-alibis, il va se rendre plus ou moins régulièrement, afin de les retrouver, afin que l’éloignement ne soit pas trop lourd à la vérité de son amour.

Herr Doktor © Plein Vent

Mais la guerre, et ses horreurs, cela ne s’efface pas facilement, cela ne laisse pas vraiment la place à la seule observation sans engagement.

Et c’est à Strasbourg, dans le cadre de son métier, que Martin va voir son existence basculer… Ne plus lui appartenir… Le renvoyer vers des réels qui ne sont plus que manipulations.

Sous le chantage des nazis qui occupent sa ville et qui menacent son épouse et sa fille, Martin va être obligé de s’engager dans l’armée allemande… Avec, pour ponctuer cet engagement qu’il est obligé d’accepter, ce texte : « Dans sa grande clémence, l’Allemagne a décidé de vous faire grâce… En échange d’un menu service… Savez-vous que nos troupes manquent cruellement de médecins ?… Voici ma proposition, Herr Doktor : un engagement dans nos forces contre votre vie… et celle de votre famille… juive ! »

Herr Doktor © Plein Vent

Ainsi, les auteurs, après avoir planté le décor, un décor somme toute non-dramatique, créent une sorte de distorsion par rapport à cette époque qui, avec manichéisme, nous renvoie souvent des images très tranchées, très caricaturales presque.

Et ce médecin va donc accepter, puisqu’il n’a pas d’autre choix, de sauver par son art des vies allemandes, sur des fronts de guerre où l’horreur le dispute sans cesse à l‘horreur !

Comme il s’agit, aussi, d’une bd d’aventure, le récit nous entraîne sur le front de l’Est, puis à Paris où Martin, déserteur, apprend que sa fille est en sécurité, mais que son épouse a été emmenée dans un camp…

Herr Doktor © Plein Vent

Et voici que commence alors la seconde distorsion de cette histoire. Martin redevient nazi… Pour approcher Hitler, pour le tuer…

Les jours passent, et les semaines, et les années…

On le voit au Nid d’aigle, puis à Berlin…

Observateur et acteur d’un totalitarisme répugnant atteignant, sans sa finalité, à une sorte de tragédie à taille humaine, Martin comprend son impuissance, il comprend aussi que chaque compromission, quelle qu’en soit la raison, porte en elle son propre châtiment.

Le dessin de Denoël ne manque pas de charme, incontestablement. Il ne fait pas d’esbrouffe, il est d’un réalisme tranquille, ne cherche pas les effets spéciaux, les fuit même très souvent. Ce dessin esquisse l’horreur nazie plus qu’il ne la montre et, ce faisant, la rend plus présente encore. Il y a certes quelques petites erreurs de perspective, des faiblesses aussi dans les scènes de « groupe », mais qui ne prêtent pas à conséquence, tant son découpage est efficace. Les couleurs d’Anna, simples et classiques, elles aussi, participent du même besoin : éviter toute sorte de voyeurisme malsain.

Quant au scénario de Jean-François Vivier, il fait preuve d’une belle virtuosité pour réussir à mêler des références historiques précises, avérées, avec l’imaginaire de son récit humain. Il parvient à la fois à nous raconter la guerre et le destin d’un homme. Il le fait par petites touches, sans envolées lyriques, et son scénario, de ce fait, prend plus d’humanité… d’humanisme… Se fait plus universel.

Herr Doktor © Plein Vent

Un petit bémol, cependant, c’est la présence de quelques fautes d’orthographe qu’il eût été facile d’éviter…

Mais ce livre mérite, croyez-moi, tout votre intérêt… Il nous montre une réalité de la guerre 40-45 très peu racontée… Et il le fait sans tape-à-l’œil, avec simplicité, et avec talent…

Jacques Schraûwen

Herr Doktor – intégrale (dessin : Denoël – scénario : Jean-François Vivier – couleur : Anna – éditeur : Plein Vent – avril 2021 – 113 pages)

www.editionspleinvent.fr

Homo Politicus

Homo Politicus

Un ministre du travail, rattrapé par ses enrichissements professionnels, découvre le vrai monde du vrai travail. Un livre réjouissant, cynique, et tellement d’actualité, toujours, toujours, toujours…

Homo politicus © Fluide Glacial

Henri-Xavier de Lapègre était un ministre en vue. On le voyait, oui, partout, de télé en télé, de ruban tricolore à couper en match de foot à admirer… Il semblait prendre son rôle à cœur, serrait des mains, souriait à tout le monde, pérorait sur l’admirable fonction du travail dans l’élaboration d’une société équilibrée.

Enfin, tout cela, c’était avant ! Avant que ses notes de frais ne fassent l‘objet d’un contrôle dont le constat est immédiat : Henri-Xavier Lapègre n’est plus ministre. Il se sent abandonné dans un univers que, finalement, il ne voyait que de loin. Dès lors, ex-ministre du travail et de l’emploi, il se dit qu’il se doit de ne pas se laisser aller, et de donner l’exemple. Donc, de se rendre à Pôle Emploi et de chercher un nouveau métier.

Homo politicus © Fluide Glacial

Et tout ce petit livre merveilleusement incorrect, fantastiquement poujadiste, extraordinairement humoristique, parle de cette recherche d’emploi, des différents boulots que ce personnage fort en gueule et incapable de se départir des plis pris tout au long de ses quelques temps ministériels, que ce chômeur donc va essayer de faire siens !

Boulanger, serveur, facteur, facteur en grève, porteur de café, enfin, dans les couloirs du ministère, Henri-Xavier va voyager, ainsi, dans des « bulles » qui ne conviennent pas à ce qu’était son train de vie.

Il fait encore la une des journaux, mais pour s’y voir décrit comme un loser, comme un reconverti raté, comme le mari d’une femme qui a besoin d’un psy pour sauver la face !

Cela se passe en France, avec l’infrastructure officielle française, avec les médias à la française. Mais cela pourrait (devrait ?…) se passer partout, pour le plus grand bien d’un système politique de plus en plus en phase d’essoufflement !…

Homo politicus © Fluide Glacial

Ce petit livre sans d’autre prétention que de nous faire sourire, réussit cependant à dessiner les contours de ce qu’est devenu « LE » politicien, au fil des années. Loin, très loin même d’un homme au service des autres, du peuple, du pays, le politicien n’est plus, finalement, qu’un fonctionnaire comme les autres. La politique est devenue un métier, rien de plus, se drapant derrière les voiles transparents d’un idéal qui n’est le plus souvent qu’une idéologie carriériste !

Alors, oui, c’est un livre «caricatural», manichéen ! Mais, Bon Dieu, qu’est-ce que ça fait du bien ! Qu’est-ce qu’on aimerait bien, en France comme en Belgique, voir nos dirigeants ne plus être impunis par une Justice qui oublie, semble-t-il, ce qu’est la séparation des pouvoirs !

Homo politicus © Fluide Glacial

C’est un bouquin sans ambition, certes, mais qui vient à son heure, dans une société, la nôtre, qui, de plus en plus, idéalise celles et ceux qui nous gouvernent ! Et j’ai toujours aimé ces œuvres, quelles qu’elles soient, qui font tomber de leur piédestal des gens imbus d’eux-mêmes et fiers de l’être dans des gouvernements où, finalement, ils se donnent l’illusion de travailler en faisant état d’un agenda surbooké !

« Homo Politicus », c’est un livre marrant, c’est du poil à gratter cher à la revue Fluide Glacial. C’est un livre vraiment positif, parce qu’il fait sourire !

Jacques Schraûwen

Homo Politicus (dessin : Thibaut Soulcié – scénario : Nena – éditeur : Fluide Glacial – 96 pages – août 2020)

Hot Space et Hope One

Hot Space et Hope One

Deux albums SF aux portraits résolument humains!

Dans l’univers de la science-fiction, le meilleur côtoie souvent le pire… Voici un choix de deux livres que j’ai aimé découvrir, tous deux écrits et dessinés à hauteur humaine… 

Hot Space : 1. Crash Program (auteur : Le Pixx – couleurs : Véra Daviet – éditeur : Kamiti)

Voici un nouvel éditeur… Voici une histoire de vraie science-fiction, presque à l’ancienne, avec un vocabulaire qui, de bout en bout, a d’incontestables connotations scientifiques.

Le thème central n’est pas particulièrement original, sans doute : aux confins de l’univers, une petite planète jusque là sans intérêt devient un enjeu de pouvoir. Une jeune pilote, Nohraïa, va servir d’alibi à une invasion… Seulement, cette jeune femme ne manque pas de ressources, et ne va vraiment pas se laisser faire !

hot space
Hot Space © Kamiti

L’originalité réside d’une part dans la construction de ce livre : un peu confuse parfois, mais refusant délibérément l’unité de lieu, et usant, lorsque c’est nécessaire, de flash-back pour (re)donner de la clarté au récit. Et, d’autre part, dans le choix des personnages centraux.

C’est un album de SF, mais un album dont les héros sont exclusivement des héroïnes, un album dans lequel les hommes ne sont que secondaires, et, le plus souvent, des  » méchants « … Il y a Nohraïa, il y a la scientifique Spector, il y a l’autochtone, Haesvree. Ce sont elles, et elles seules, qui vont avoir à livrer bataille contre la dictature !

hot space
Hot Space © Kamiti

Les références à la planète Terre sont nombreuses, évidemment, et cette démarche narrative appartient pleinement aux codes de la science-fiction. A ce titre, j’insiste, d’ailleurs : on est bien dans la sf, et pas du tout dans de la Fantasy ! C’est donc bien à partir de notre monde connu que se construisent les péripéties de l’histoire qui nous est racontée. Et la femme n’a rien, ici, d’une pin-up affolante !

Mais Le Pixx choisit aussi d’user d’autres codes, et on a affaire, en quelque sorte, à un western galactique, à de la SF politique aussi.

Et, de ci de là, on a droit à quelques moments d’humour, à des instants de pure violence, à une sorte de poésie, aussi, puisque la mort y devient une étoile filante…

hot space
Hot Space © Kamiti

On peut regretter, par contre, des raccourcis trop prononcés, des personnages qui ne sont pas toujours faciles, graphiquement, à reconnaître. Mais Véra Daviet, la coloriste, avec des couleurs simples, sans fioritures, réussit par sa palette à accentuer les détails, à les mettre en évidence, de manière à ce qu’on puisse plus facilement différencier chaque protagoniste.

C’est un premier album, l’initiale d’une série. Et, ma foi, malgré mes quelques réticences portées à l’encontre de la narration, qu’elle soit celle des mots ou celle des dessins, j’ai pris plaisir à entrer dans cet espace chaud… Un livre de femmes qui se refuse à tout machisme. Et j’ai l’espoir que la suite de cette histoire à la fois humaine et intersidérale permettra au lecteur que je suis de mieux découvrir encore les émotions et les espérances des héroïnes de  » Hot Space  » !

Hope One : tome 1 (auteur : ‘Fane – couleurs : Isabelle Rabarot – éditeur : Comix Buro)

Hope One © Comix Buro
hope one
Hope One © Comix Buro

2020… Megan, une jeune femme aux cheveux blonds, se réveille dans un vaisseau spatial. Un vaisseau dans lequel ils ne sont que deux. Elle et un homme, qui se prénomme Adam.

Un homme qui dit, tout simplement, à Megan, qu’elle vient de se réveiller d’un sommeil long de 49 ans !

Petit à petit, les explications sont données de cette situation extrême. On parle de guerre nucléaire, de tentative de sauver la race humaine en envoyant différents vaisseaux en orbite autour de la terre, tous destinés à y retourner dès que possible, tous habités de binômes humains.

Mais ces explications se heurtent, pour Mégan, à un mur d’incompréhension, à l’amnésie de tout ce qu’elle fut, à la douleur de ne plus pouvoir se (re)connaître.

C’est donc à un véritable huis-clos qu’on assiste, lecteurs-spectateurs, avec ce livre. Un face-à-face entre un homme charmant, qui soigne (ou pas…) une femme qui ne réussit pas à se retrouver, un homme qui, sans doute, profite charnellement de cette compagne sans mémoire. Un huis-clos qui ne peut, on le sent, on le sait, que s’ouvrir à la violence… A la nécessité de nier le néant qui semble n’être que la seule règle de vie qui reste à nos deux personnages. Un huis-clos qui, de silence en hurlement de terreur, de faux-semblant en ambiguïté presque malsaine, se termine par une fuite vers le second tome, à paraître (j’espère !) bientôt !

hope one
Hope One © Comix Buro

‘Fane, l’auteur, a été à bonne école, du point de vue du scénario, avec Perna. Il sait construire une histoire passionnante, y laisser ces parts de mystère qui, toujours, dans un récit, créent le rythme et accentuent l’attention du lecteur. Son dessin, souple et expressif, est véritablement personnel. Et ses pages peuvent tantôt se construire autour des dialogues, tantôt refuser tout mot pour ne laisser parler que le graphisme. Le graphisme, et la couleur… Isabelle Rabarot réussit des prodiges, dans ce livre ! On ne peut qu’admirer, par exemple, sa manière de donner vie, par ses couleurs, à des explosions de lumière…

De l’excellente  SF, donc… Même si, peut-être, finalement, cela n’en est pas !… Vivement la suite !

Deux livres différents, deux manières presque opposées de raconter une histoire. Avec un point commun, par contre, qui mérite le détour, pour tous deux : la volonté de nous offrir un récit à hauteur d’homme !

Jacques Schraûwen