Haïkus de Sibérie – Les Mentors

Haïkus de Sibérie – Les Mentors

Deux aspects de la bd contemporaine…

Ce sont deux albums très différents, certes, mais dans lesquels la perte de l’enfance est au centre du récit. Ce sont aussi deux traitements presque opposés, pour deux livres qui méritent assurément d’être découverts…

Haïkus de Sibérie

(dessin : Lina Itagaki – texte : Jurga Vilé – éditeur Sarbacane)

Une bd qui nous vient de Lituanie, et qui nous parle de la dictature soviétique, au travers des yeux du souvenir… Un roman graphique tendre, attachant, poétique, et qui nous enfouit dans une Histoire du vingtième siècle peu connue, trop peu connue incontestablement…


Haiku © Sarbacane

Jurga Vilé, la scénariste, est lituanienne. Et c’est l’histoire de son père qu’elle nous raconte dans ce livre. En 1941, Staline et Hitler s’affrontent, chacun recherchant le pouvoir et la puissance. On connaît les horreurs nazies. On devine les horreurs staliniennes. On les découvre ici, dans un roman graphique qui nous montre des wagons à bestiaux emmenant des Lituaniens au fond de la froide Sibérie.

Et ce roman graphique, au dessin et au texte simples, parfois naïfs, ne cache rien de la douleur, de la mort, de l’absence, du départ, de la faim, du froid, de la désespérance. Mais Jurga Vilé et sa complice Lina Itagaki ont choisi de le faire avec poésie… Ce livre est d’abord et avant tout, peut-être, une galerie de personnages perdus dans la débâcle humaine d’un conflit qui ne peut que les dépasser. Ce sont des portraits, découverts et dessinés à hauteur d’enfance, à hauteur de ce père encore enfant qui, dans ces camps perdus loin de toute humanité, a appris à aimer, à se distancer de la  » masse mécontente « .

Et pour ce faire, il découvre la puissance et la nécessité absolue de rêver, d’aimer, malgré les chagrins et les violences. Rêver, aimer, et écrire, surtout… Pour se raconter, mais pour voir ailleurs, pour laisser les mots prendre la place des idées noires, pour échanger et partager, envers et contre tout. La poésie est au centre même de ce livre, avec les haïkus, forme poétique extrêmement codifiée. Mais pour vivre, et ne pas se contenter d’essayer de survivre, les codes doivent se briser, peu à peu… Et c’est ainsi que le héros de ce livre, Algis, devient poète, par ses regards, ses écrits, ses étoiles, ses dialogues avec ceux qui sont morts.

Plus roman illustré que bande dessinée traditionnelle, cet album est, totalement, un roman graphique, un roman extrêmement bien écrit, avec des mots dont la simplicité ne cache jamais l’intensité. Un roman extrêmement bien dessiné, avec un graphisme dont la simplicité n’empêche pas la précision dans le rendu les sensations, des expressions. Un roman qui se lit comme un long poème en prose, avec tendresse, avec humanisme, tout simplement, avec, dans la mémoire, le goût de sa propre enfance…

Haiku © Sarbacane

Les Mentors : 1. Ana

(dessin et couleurs : Francis Porcel – scénario : Zidrou – éditeur : Grandangle)

C’est le premier tome d’une série qui s’annonce d’ores et déjà, prenante, puissante… Un peu de science-fiction, un peu de références cinématographiques revisitées, du polar, de la mort et deux héroïnes en survivance…

Les mentors © Grandangle

Francis Porcel et Zidrou ont déjà travaillé ensemble, et je ne peux que vous conseiller de découvrir, par exemple, les excellents  » Folies Bergères  » et  » Bouffon « .

Avec  » Les Mentors « , c’est dans une fiction extrêmement contemporaine qu’ils nous entraînent. On peut, sans doute, parler ici d’une bd d’anticipation… Mais une anticipation tellement ancrée dans les quotidiens qui sont nôtres qu’elle atteint son but : faire frémir le lecteur, le faire frissonner, le faire donc réfléchir…

Il y a vingt ans, Ana, dans la salle d’accouchement, voit arriver des personnages masqués, qui ressemblent à des motards, et qui lui arrachent du ventre l’enfant prêt à naître, avant de s’en aller, ne laissant derrière eux que des cadavres. Sauf Ana qui, miraculeusement, réchappe de cette atroce tuerie.

Aujourd’hui, Ana cherche encore et toujours son enfant disparu… L’argent que l’hôpital lui a versé lui permet de dépenser sans compter. Et sa route croise celle d’une jeune femme exerçant le plus vieux métier du monde et poursuivie par des truands qui ne veulent que la faire souffrir jusqu’à la mort.

Ce sont donc deux histoires qui, de parallèles, finissent par se diriger vers un même but, un but personnifié par ces fameux motards, par une sorte de secte à la zénitude manipulatrice…

Il y a quelques réminiscences cinématographiques particulièrement agréables à retrouver, à deviner, comme « It’s Alive – Le monstre est vivant », ou  » Rosemary’s baby « … Il y a surtout un dessin et un scénario qui font corps, totalement, qui évitent que le lecteur se perde en route, malgré le côté  » puzzle  » de l’intrigue.

Zidrou prouve encore une fois l’étendue de son talent et l’intelligence de son travail sur les mots. Quant à Francis Porcel, avec un dessin fort différent de son extraordinaire  » Bouffon « , il réussit à créer deux univers dans cet album : celui d’un quotidien codifié comme l’est tout thriller, tout polar, et un univers sombre, presque à la King… Deux mondes dans lesquels l’enfance, celle qui a été volée, est bien plus, finalement, qu’un simple fil d’Ariane !


Les mentors © Grandangle

Un roman graphique et un premier tome d’une série endiablée… Deux livres très différents, c’est vrai, mais qui ont quelques points communs.

Il y a d’abord la qualité du récit, sa puissance littéraire, son sens du dialogue.

Il y a ensuite une osmose entre les mots et les dessins, de manière à ce que l’objet final, le livre, tienne parfaitement la route, comme on dit.

Et puis, il y a ce thème central, celui de l’enfance, l’enfance qu’on vole, qu’on détruit, qu’on cherche à utiliser, dont on cherche à détruire toute « originalité, au sens premier de ce terme.

A ce titre, oui, ces deux livres se ressemblent quelque peu. Et ils prouvent qu’une bonne bd, c’est d’abord une bonne histoire, bien écrite, une histoire qui a besoin du dessin pour s’exprimer entièrement…

Et c’est vraiment, oui, le cas avec ces deux livres que je ne peux que vous conseiller de découvrir !

Jacques Schraûwen


Hitler

Hitler

L’humour et l’horreur peuvent-ils cohabiter?… La réponse est » oui », mille fois oui, avec ce livre qui raconte et prévient: ne reproduisons pas les horreurs d’hier!

Hitler © Dupuis

Bernard Swysen et Ptiluc nous racontent la véritable histoire vraie de Hitler, dans une collection consacrée aux méchants de l’histoire (et de la littérature…), avec Caligula, Dracula, Attila, déjà parus.

Ce livre s’inscrit dans une vraie filiation avec deux autres albums qui, de la même manière, avaient parlé du nazisme en transformant les humains en animaux… Il y a l’extraordinaire et extraordinairement « dur » Maus, de Spiegelman… Il y a eu, largement avant, le formidable « La Bête est morte », de Calvo, paru en 1944…

Le but de ces livres est de raconter, certes… Avec un dessin souriant, l’horreur ne devient pas acceptable, mais accessible… Donc capable de faire réfléchir… Et de dire haut et fort que l’Historie devrait ne jamais se répéter! A la fin de l’album, d’ailleurs, il y a un dossier historique qui complète la réflexion… Et, il faut le souligner, ce livre est historiquement sans failles… C’est la véritable histoire vraie d’un monstre qu’il nous raconte, oui !

Pour Bernard Swysen, le directeur de cette collection et le scénariste de ce Hitler, le but de ce livre n’est pas de créer la polémique… Mais, plus essentiellement, de servir de sonnette d’alarme, en une époque où se démocratisent, en quelque sorte, tous les intégrismes, tous les racismes, toutes les haines… On l’écoute…

Bernard Swysen: le scénario

Bernard Swysen: sonnette d’alarme
Hitler © Dupuis

Ce livre, sans aucun doute possible, est le résultat d’un travail “historien” sérieux… De par son aspect historique sans lacunes, ce livre fait également découvrir au lecteur quelques personnages oubliés de l’Histoire… Comme ce fameux Gerstein, dont le cinema de Polanski s’est souvenu… Un personnage dont l’ambiguïté, soulignée par Swysen et Ptiluc, est extrêmement symbolique de tout ce que cette époque pas tellement lointaine avait, justement, d’ambigu…

Hitler © Dupuis

Bernard Swysen et Ptiluc: Gerstein

Nous sommes donc ici en présence d’une biographie au dessin qui se refuse totalement au réalisme… Qui se décale, en quelque sorte, du propos qu’il illustre…

C’est un dessin humoristique, oui. Et parler d’Hitler avec un tel dessin aurait pu se révéler casse-gueule…

Mais le dessin de Ptiluc accompagne à la perfection le scénario de Bernard Swysen… Il s’agit moins, tout compte fait, de mettre en évidence un des grands « méchants » de l’Histoire, que de montrer le trajet qui l’a conduit à le devenir ! Et cet album s’attarde moins, finalement, sur l’apogée de la folie d’Hitler, la seconde guerre mondiale, que sur les années d’enfance, de jeunesse, sur les failles d’Hitler, sur ses rêves de peintre qui n’ont jamais abouti, sur le côté ridicule de ce personnage qui, un peu à son corps défendant, est devenu l’icône de son peuple, son führer… Il y a donc de l’humour, oui, mais un humour qui ne dénature en aucune manière la folie furieuse de cet individu qui, de nos jours encore, a ses émules ! Et c’est grâce au dessin de Ptiluc, aussi, que ce portrait biographique reste pudique, à sa manière, reste aussi et surtout ouvert et offert à tout le monde, à tous les lecteurs, à tous les âges !

C’est du dessin « animalier »… Pour adoucir la dureté du récit ?… Pas seulement, bien entendu… Le trait de Ptiluc ne cache rien… Il insiste plus sur les personnages, leurs regards, leurs émotions, que sur le décor, à peine esquissé, parfois. Et, ce faisant, choisissant la voie de la simplicité, d’une certaine manière, ce graphisme, et le travail sur la couleur également, se font formidablement efficaces.

Hitler © Dupuis
Ptiluc: l’animalier
Ptiluc: les décors

Et, comme je le disais, le dossier qui complète cet album, un dossier superbement illustré, parvient, avec simplicité, à remettre tout en perspective, à redonner à la mémoire son pouvoir et sa nécessité.

L’Histoire, de nos jours, semble de plus en plus prête à répéter ce qu’elle fut hier… La planète qui est nôtre se voit de plus en plus livrées à des pouvoirs qui n’ont comme finalité que leur seule puissance. Et qui, donc, sous l’alibi d’une démocratie aveugle et sourde, renient à l’humain de plus en plus la liberté de se vouloir humaniste.

A ce titre, vous l’aurez compris, les liens entre Hitler et le monde d’aujourd’hui, tel qu’il est en train de devenir, ces liens sont d’une évidence totale. Et ce livre, donc, est un donneur d’alerte que les jeunes et les moins jeunes se doivent de lire et de faire lire !

Hitler © Dupuis

Bernard Swysen: aujourd’hui

Bernard Swysen: le dossier

N’oublions pas nos passés, faisons tout, surtout, pour qu’ils ne reprennent pas vie, à peine modifiés… Et ce livre, oui, est à lire par tout le monde, par toutes les générations !

Jacques Schraûwen

Hitler (dessin et couleurs : Ptiluc – scénario : Bernard Swysen – éditeur : Dupuis)

Hitler © Dupuis
Home Sweet Home

Home Sweet Home

 Une fable en noir et blanc, avec peu de texte… Un petit livre qui mérite qu’on s’y attarde… Un auteur à suivre !

     Home Sweet Home©Y.I.L.

Un vieux marin borgne revient au pays, après de longues années en mer, des années qui ont suivie de non moins longues années de guerre.

Dans son village, les maisons sont les mêmes, rien n’a changé. Rien, sinon les habitants qui ne reconnaissent pas François et qui semblent se promener les yeux perdus dans le  lointain.

Un seul ancien, un vieil homme aveugle, donne quelques explications à François : la mort de sa mère, la construction d’une étrange tour vers laquelle tous les yeux se lèvent, comme hypnotisés…

Tous les regards, oui, sauf ceux des aveugles et des borgnes… Un peu comme si, au pays des voyants, les borgnes sont rois…

Et c’est là que la fable commence… Une fable terriblement moderne, tout compte fait, dont les symboles sont ceux d’une technologie que l’humain invente pour mieux s’en faire l’esclave.

Avec un trait simple, en noir et blanc, presque minimaliste, au niveau du décor en tout cas, Goma, l’auteur, réussit à construire un récit qui pourrait être une simple resucée d’une histoire de zombies mais qui dépasse les apparences de la seule aventure pour s’enfouir aux nécessités de révolte de l’être humain s’il veut rester debout dans un monde où tout le monde s’agenouille.

Il faut souligner, dans cet album, le découpage sans fioritures, les cadrages graphiques sans effets spéciaux, la lisibilité immédiate de la narration, tant au niveau du texte que du dessin. Goma, l’auteur, avec un graphisme moderne, se révèle en même temps presque classique dans l’évolution de son récit et sa lisibilité. 

Un jeune auteur belge à suivre, que ce Goma, et une excellente surprise que ce « Home Sweet Home » tellement peu doux, tellement peu accueillant…. Un peu comme si survivre ne pouvait se faire, dans un monde aux dieux virtuels, que dans la seule solitude…

Jacques Schraûwen

Home Sweet Home (auteur : Goma – éditeur : Y.I.L.)