Lynchages Ordinaires

Lynchages Ordinaires

Les routines de la haine.

Les éditions « La Boîte à Bulles » se caractérisent par des livres qui font passer la réflexion avant la mode. Les albums qu’ils éditent sont presque toujours des miroirs des failles qui nous détruisent et, en même temps, nous construisent.

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

Et ce livre en est une preuve évidente, lui qui prend comme point de départ à une aventure humaine une réalité brésilienne dont on ne parle pratiquement jamais. Celle du lynchage… Celle de la violence urbaine de quelques individus qui, sous l’anonymat d’une foule, se veulent justiciers dans un monde dans lequel la justice n’est que l’ombre de ce qu’elle devrait être.

Dans les rues de Rio, des êtres humains sûrs de leur bon droit tabassent, jusqu’à la mort parfois, d’autres êtres humains que la rumeur ou la réalité rendent coupables de vols, de viols, de crimes, que sais-je encore.

Ce n’est pas de la fiction et les scénaristes de ce livre, les journalistes Léa Ducré et Morgann Jezequel, accompagnées par Benjamin Hoguet, rendent compte, simplement, de cette horreur qu’elles connaissent, qu’elles ont vue, qu’elles ont côtoyée.

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

Des lynchages ordinaires pour un quotidien innommable et que l’on tait !

L’histoire qu’ils nous racontent, tous les trois, et que mettent en dessins et en forme(s) Héloïse Chochois et Victoria Denys, commence à Paris.

Johan quitte la France, pour fuir une rupture amoureuse et douloureuse, et il se rend à l’autre bout du monde, au Brésil. Pour le carnaval, en partie, pour se déconnecter aussi de tout ce qui fait sa vie dans la vieille Europe : le téléphone, les réseaux sociaux, le temps perdu… Des réalités qui l’emplissent de colère, aussi, lui qui milite pour le bien-être animal.

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

Il veut, sans vraiment se l’avouer, se retrouver dans un environnement nouveau pour ne plus se perdre.

Ce qu’il trouve, d’abord, c’est la folie du carnaval, les rues et leurs bruits, leurs danses et leurs folies, leurs foules et leurs délires.

Il participe à cette ambiance, il boit, beaucoup, trop… Ivre et titubant, un homme noir le relève dans la rue… Et tout de suite arrivent des inconnus, qui traitent cet homme qui vient de l’aider de voleur…Qui l’agressent, le battent, le tueraient sans l’intervention d’une jeune femme, Marcela.

Une militante, comme lui. Mais qui se bat pour les humains, contre les lynchages publics.

Et ces deux jeunes gens vont se lier d’une amitié, éphémère peut-être, et Johan va être obligé, en découvrant les aspects les plus sombres du Brésil et de ses fêtes, de se remettre lui-même en question.

Narrativement, il y a un vrai récit. Que je n’édulcorerai pas.

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

Un récit qui cependant laisse la place à des questionnements qui dépassent, et de loin, le factuel.

Qu’est-ce que la justice, d’abord… Est-ce un sentiment, est-ce une action ?

Pourquoi, dans tout groupe humain important, la rumeur prend-t-elle autant de place, crée-t-elle autant de violence et de jugements hâtifs ?

Est-on responsable du mal que peuvent faire nos mots, capables d’être des agressions, des harcèlements, par la grâce de ce qu’on appelle des réseaux sociaux ? Existe-t-il une responsabilité de groupe qui, dès lors, se révèlerait impunissable ?

Ne sommes-nous pas tous, à l’instar de ces Brésiliens anonymes, ou même de Johan et de ses engagements sectaires, des lyncheurs en puissance ?

Pour parler de tout cela, les auteurs ont choisi la voie de la pudeur, choisissant plutôt les mots aux images chocs, en opposition totale avec cette mode depuis des années des pesantes images et des lourdes photos ! Et les mots ont un impact, un vrai… D’abord, parce qu’ils sont des témoignages, des vrais. Simples. Ensuite, parce qu’ils laissent la place, quand c’est nécessaire, à un dessin épuré, parlant.

Un dessin simple, oui, qui laisse la place à une forme d’expressionnisme, de temps à autre, à un graphisme extrêmement onirique, aussi, ce graphisme se faisant, ainsi, un véritable élément de la narration.

Que connaît-on des réels des autres ? De leurs hantises, de leurs fuites, de leurs failles, de leurs colères, de leurs injustices non assumées ?

Que connaît-on du monde qui est le nôtre lorsque nous nous laissons enfouir dans les cocons douillets de la foule qui se déshumanise et nous déshumanise avec elle ?

Que connait-on de nous-même avant que nous soyons confrontés à la vérité de nos miroirs intimes ?

Lynchages Ordinaires © La Boîte à Bulles

C’est de tout cela que nous parle ce livre, avec talent, avec intelligence. De quoi éveiller nos sens, celui de la responsabilité entre autres.

Avec, en contrepoint de la description d’une société qui se renie elle-même, une dernière phrase qui porte un bien bel espoir… Une utopie, peut-être… « La foule ne fait pas que détruire, elle peut aussi réparer » !

Jacques Schraûwen

Lynchages Ordinaires (auteurs : Léa Ducré, Benjamin Hoguet, Morgann Jezequel, Héloïse Chochois, Victoria Denys – éditeur : La Boîte à Bulles – février 2021 – 112 pages)

Jusqu’au Printemps

Jusqu’au Printemps

« La vraie vie, c’est bien mieux que dans les livres »

Même si les éditions Delcourt ont décidé, pour ces raisons inexistantes, de ne plus vouloir me permettre de pouvoir chroniquer leurs livres, je me dois de parler de ce livre-ci : un petit bijou d’émotion et de tendresse !

Jusqu’au Printemps © Delcout

Ce livre est le premier volume d‘une collection qui s’intitule (en minuscules), avec lucidité et intelligence, « les gens de rien ».

Ce livre nous parle donc de ces personnes qui naissent, vivent et meurent dans une sorte d’anonymat général.

Mais ce que ce livre nous dit, le plus simplement du monde, c’est que nous ne sommes que grâce aux rencontres que nous faisons… Nous n’existons, toutes et tous, que par la magie de mots échangé, de regards croisés, loin de toute gloire, très loin même de toutes les paillettes que les médias nous montrent comme modèles à suivre, à vivre.

Charles Masson, l’auteur de ce premier opus d’une collection qui promet d’être à taille humaine, est médecin. Et c’est en médecin qu’il se fait dessinateur… Un médecin qu’on pourrait appeler « à l’ancienne », un médecin de proximité, un médecin qui privilégie l’humain à la science et à ses mots qui cherchent toujours à cacher la vérité derrière un aspect rébarbatif.

Jusqu’au Printemps © Delcout

L’histoire de ce livre peut se résumer le plus simplement du monde. C’est le récit d’une existence, celle de Marie, que l’on voit adolescente, passionnée et timide tout à la fois, heureuse de vivre, vivant une amitié avec Louise. On la voit ensuite devenir institutrice, tandis que Louise, elle, travaille en usine.

Et puis, le temps passe, sans éclat, mais avec toujours la fidélité à cette amitié adolescente entre deux femmes très différentes l’une de l’autre.

Et puis… L’âge qu’on dit troisième arrive, et un souci de santé se révèle, chez un médecin, être un cancer… Sans doute découvert trop tard…

Jusqu’au Printemps © Delcout

Marie se sait donc condamnée…

Marie veut vivre encore, mais pas trop… Jusqu’au prochain printemps… Jusqu’à cette saison qui voit la vie toujours victorieuse…

Et c’est cette période-là, cette espèce de parenthèse dans le quotidien d’une femme, cet intermède entre l’ici et l’ailleurs, entre le réel et le néant, qui fait toute la narration de ce livre. Toute sa beauté. Toute sa pudeur, aussi, surtout !

Il s’agit, certes, d’une rencontre « vécue » entre un médecin et sa patiente, il s’agit, bien sûr, de l’installation progressive, au fil d’un suivi médical, d’une relation profonde et empathique entre deux êtres désarçonnés par l’inéluctable vérité de l’existence…

Mais il s’agit surtout, en parlant de la mort, d’un superbe poème vivant…

Ce livre, je le disais, est un petit bijou… Il ne fait preuve d’aucune imagination, il est comme le journal tranquille, pratiquement serein, d’une mort annoncée.

Marie va, tranquillement, vivre jusqu’au printemps, elle va pleinement vivre ce dernier printemps à l’hiver de sa vie.

Jusqu’au Printemps © Delcout

C’est un livre d’émotion.

C’est un livre humain.

C’est un livre dans lequel le seul héroïsme est de continuer, envers et contre tout, à vivre et à pouvoir s’émerveiller.

C’est un livre de gens simples, de « gens de rien », de gens qui ne sont pas sans importance. Parce que c’est en les rencontrant, en les aimant, qu’on découvre que l’enfer, ce n’est pas les autres !…

C’est un livre qui peut se résumer, aussi, dans la petite phrase qui le termine : « la vraie vie, c’est bien mieux que dans les livres »…

Jacques Schraûwen

Jusqu’au Printemps (auteur : Charles Masson – éditeur : Delcourt – 88 pages – février 2021)

Love

Love

Le monde animal, entre enfer et paradis, entre vie et mort.

Il s’agit, certes, d’une réédition de quatre albums parus en leur temps chez Ankama. Mais il s’agit aussi de l’édition d’un cinquième album, inédit lui. De la bande dessinée exclusivement graphique, totalement muette, d’une beauté évidente, d’une narration très particulière.

Love © Vents d’Ouest

https://www.youtube.com/watch?v=pmoxPobQBvQ

Le Tigre

Nous nous trouvons dans la jungle, probablement en Inde. Nous nous trouvons en présence d’animaux qui, parfois, font penser à ceux de Rudyard Kipling. Jusqu’à cette apparition, en fin d’album, d’un humain proche de ceux que Mowgli a voulu, dans « Le Livre de la Jungle », rejoindre.

De page en page, le lecteur est invité à suivre le trajet d’un tigre dont la recherche essentielle est la nourriture. Et, ce faisant, ce sont des dizaines d’autres animaux sauvages que l’on croise, des oiseaux, des crocodiles, des panthères, des serpents, un tapir aussi, qui sert de fil conducteur au récit, des parades amoureuses, parfois, mais, surtout, et avant tout même, des existences qui ont besoin de se battre ou de fuir pour rester en vie.

Dans des décors somptueux, aux dominantes vertes, le dessinateur Federico Bertolucci nous permet de découvrir dans cet album toute la puissance de son trait lorsqu’il s’agit de dessiner le mouvement.

Love © Vents d’Ouest

Le Renard

Changement de lieu, changement d’univers, mais thématique similaire avec ce deuxième volume.

C’est dans une île, dans le grand nord sans doute, que les auteurs nous emmènent cette fois. Une île volcanique… S’y côtoient différentes espèces animales qui, comme dans la jungle, ont pour but la survie, le pouvoir, la reproduction, selon des codes qui semblent immuables. Mais quand un volcan s’éveille, quand la lave et les secousses sismiques détruisent l’écosystème, plus aucune règle ne subsiste.

Et c’est à la course à la vie d’un renard borgne que nous sommes confrontés, mais aussi à celle d’un ours polaire, celle des orques aux cruautés indicibles. Avec des couleurs éclatantes, les auteurs, ici, nous offrent une fable lumineuse, rougeoyante, dans laquelle le blanc se salit de boue, de cendres et de sang. Un livre qui, pourtant, nous rappelle, en sa finale, que la vie reste l’aboutissement de tout combat, de toute fuite, de toute espérance.

Love © Vents d’Ouest

Le lion

Autre lieu, encore, la savane africaine.

Autre personnage central, un lion qui, chassé par les siens, cherche un autre groupe où il pourra s’imposer.

Dans cet album, on peut parler d’ombre et de lumière. Tant dans le dessin que dans les pérégrinations de ce lion solitaire et exilé.

Je pense que, de ces cinq albums, celui-ci est le plus faible, narrativement parlant. Il n’est pas évident, en effet, de facilement différencier les lions les uns des autres, de telle façon qu’on se perd un peu dans les combats, dans les rencontres. Par contre, au niveau de l‘expressivité des visages animaux, il y a dans ce livre-ci une vraie réussite, le dessinateur parvenant à rendre en dessin la tristesse, voire même la désespérance d’un fauve.

Love © Vents d’Ouest

Les dinosaures

Dans ce quatrième opus, on n’est plus du tout en terrain connu, c’est évident. Ce sont encore des animaux qui construisent tout le récit, mais des animaux qui n’existent plus depuis des milliers et des milliers d’années.

Nous sommes en fin de « Crétacé », et, pour échapper aux prédateurs, un petit animal, un « trodoon » trouve refuge sous un énorme « isisaurus ». Mais dans leur monde comme dans le nôtre, la mort règne, partout, et elle prend, ici, les traits d’un redoutable tyrannosaure.

Tout cela se déroule, se vit et se meurt dans un décor d’apocalypse, avec des montagnes qui se soulèvent, des flots qui se déchaînent, des éléments qui annoncent déjà la fin d’un univers.

Love © Vents d’Ouest

Le molosse

Ce cinquième volume, l’inédit, rompt avec les habitudes installées par les quatre volumes précédents.

Bien sûr, c’est encore un album muet. C’est encore également un livre qui se consacre à la vie animale. Mais qui, cette fois, fait se confronter deux réalités très différentes : celle des animaux sauvages et celle d’un chien, un molosse, domestiqué par l’homme.

Cela donne un récit qui laisse la place, beaucoup plus que dans les autres albums, à des sentiments qui se rapprochent de l’image qu’on a de ce que peuvent ressentir les animaux de compagnie qui nous sont proches. Dans le chef de ce chien qui voit mourir son maître et qui veut retrouver sa maison, il y a une empathie, un besoin de protéger les plus faibles, un refus, en quelque sorte, de se contenter de sa spécificité non-humaine.

C’est dans cet épisode que les auteurs vont le plus loin dans l’expression des sentiments, des émotions, des ressentis, jusqu’à la douleur, jusqu’à la haine, jusqu’à l’oubli de soi pour ces raisons que le molosse ignore lui-même. C’est sans doute l’album le plus émouvant, parce qu’il mêle aux sentiments animaux un peu des sensations humaines…

Love © Vents d’Ouest

https://www.youtube.com/watch?v=_Xm2hh5fS74

Les auteurs

Je pense qu’il faut vraiment tirer un grand coup de chapeau à Frédéric Brrémaud, le scénariste.

Auteur éclectique, aimant user de pseudonymes divers, il a réussi ici la prouesse de nous raconter cinq histoires différentes sans qu’un seul mot ne soit écrit, prononcé, sans même qu’un grognement ne soit indiqué en onomatopée. Cinq histoires dans lesquelles se mêlent, à chaque fois, des tas de destins tous parfaitement assumés.

Je pense qu’il faut tirer un coup de chapeau identique au talent exceptionnel de Federico Bertolucci. Venu des studios Disney italiens, il réussit, avec son complice Brrémaud, à faire de son sens animalier du réalisme un trajet narratif époustouflant. Son dessin, et lui seul, raconte ce que les mots de Brrémaud ne disent pas. Et que dire de son sens aigu de la couleur qui magnifie les mouvements et les mouvances de tous les personnages qui, sous ses plumes et ses pinceaux, prennent vie, totalement.

Cinq albums qui nous parlent de vie, de mort, d’une sorte de cruauté souriante et naturelle dans une nature qui oscille sans cesse entre paradis et enfer, tel est le contenu de cette série dont chaque élément est à regarder, à admirer… Et le titre générique, Love, amour, nous dit et nous montre qu’il y a mille manières d’aimer, et que les animaux, de ce côté-là, n’ont que rarement de leçons à recevoir de notre part !

A découvrir, vraiment, par curiosité, par intérêt, par passion !

Jacques Schraûwen

Love (dessin : Fernando Bertolucci – scénario : Frédéric Brrémaud – 5 albums – éditeur : Vents d’Ouest – janvier 2021)