Irena : T3 – Varso-Vie: une série exceptionnelle!

Irena : T3 – Varso-Vie: une série exceptionnelle!

Une série historique, intelligente, émouvante, essentielle, un personnage qui, de nos jours, reste emblématique. Des albums importants pour tous les âges, à s’offrir et à partager !…

 

 

La Pologne, pendant la deuxième guerre mondiale. Le ghetto de Varsovie, les milliers de Juifs abandonnés par le monde et ses politiques… Et une femme, Irena, une  » juste « , dont la résistance simplement quotidienne a permis de sauver des enfants et leur identité.

Dans les albums précédents, on voyait cette  » madame tout le monde « , cette Polonaise comme toutes les Polonaises, entrer, un peu par hasard, dans le monde de la résistance. Pas vraiment pour affronter le nazisme, mais bien plus par compassion pour ces enfants qu’elle voyait au jour le jour dépérir jusqu’à l’inexistence physique et morale… Par compassion, oui, et par une espèce de prescience de la grande Histoire, par la certitude qu’elle avait que tout être humain, de quelque race ou religion qu’il soit, se doit de posséder une identité qui lui soit personnelle et qui lui permette, toujours, de trouver des références à sa propre existence.

Exfiltrant des enfants du ghetto de Varsovie, Irena les confiait à des familles chrétiennes, avec pour mission de faire de ces enfants de bons petits chrétiens, extérieurement du moins. Mais ce qu’elle sauvait surtout, cette femme au courage tout en simplicité, c’étaient les vrais noms de chacun de ces enfants juifs…

 

Et dans ce tome trois, on se trouve en face du résultat, en quelque sorte, de ce combat sans ambition mais essentiel mené par Irena, puisque les auteurs nous emmènent, plusieurs années après la guerre, en Israël, avec une jeune femme qui raconte à sa fille qui elle était, enfant, et comment elle a eu la chance d’être une survivante.

Cet album, alors, nous montre l’après-guerre, les nouveaux camps imposés par les Britanniques à ce peuple meurtri qui se cherchait, plus qu’une terre, une unité sans doute. Il y a là une vérité historique qu’il est bon de rappeler, en ce vingt-et-unième siècle dont l’âme semble de plus en plus s’enfouir aux profondeurs de  l’innommable : la vérité de ces femmes, de ces hommes et de ces enfants qui, après avoir échappé à un génocide, se sont retrouvés, à peine libres, à nouveau privés d’identité !

Cet album nous montre aussi, de l’intérieur, et avec une pudeur de ton absolument remarquable, la vie d’Irena et de ses semblables au fond des geôles nazies. Avec pudeur, certes, mais sans pour autant estomper de quelque manière que ce soit l’inacceptable des tortures et l’insoutenable de la douleur qui, lentement, inexorablement, devient l’ultime preuve que l’on est encore vivant !

Il y a dans ce livre, dans le texte des scénaristes, des sensations d’une vérité profonde, des sensations qui me rappellent celles que j‘ai connues, il y a des années, en lisant  » La Douleur  » de Marguerite Duras.

Il y a dans ce livre un scénario sans effets spéciaux, des dessins non réalistes qui ne cachent rien de la réalité, des couleurs qui sont tantôt celles du printemps et de ses espoirs, tantôt celles de l’antichambre de la mort et de ses grisailles infinies.

Il y a dans ce livre de l’humour, de la tendresse, de la violence, un récit qui nous fait le portrait d’une femme comme toutes les femmes, qui a vraiment existé, et que l’Histoire, la nôtre et pas seulement celle de la Shoah, se doit de ne pas oublier !

 

 

Vivre, envers et contre tout, vivre plus que survivre, se trouver, au profond de son identité, des raisons de ne jamais renoncer tout en préservant sa mémoire… Voilà peut-être le message de cette série, un message universel qui dépasse, et de loin, ce qui pourrait, pour un regard inattentif, n’être qu’une manière de parler du sionisme et de son histoire somme toute récente.

Cette série est une série humaniste, totalement. Elle est un regard porté sur notre aujourd’hui, à partir d’images d’un passé qui, que nous le voulions ou non, nous a construits et continue à vouloir parfois reprendre le pouvoir !

Cette histoire nous appartient, à toutes, et à tous!

 

Jacques Schraûwen

Irena : T3 – Varso-Vie (dessin : David Evrard – scénario : Jean-David Morvan et Séverine Tréfouël – couleurs : Walter – éditeur : Génat)

Gran Café Tortoni

Gran Café Tortoni

Le tango, ses rythmes, ses amours, sa poésie, son érotisme… Le tout dans un livre éblouissant de grâce et d’humanité, encadré par les mots de Philippe Charlot, que vous pouvez écouter dans cette chronique.

 

 

Un jeune homme, venu d’Europe sans doute, pénètre dans un des lieux mythiques de Buenos Aires, dans un des lieux symboliques de la magie argentine du tango.

Le Gran Café Tortoni est un lieu en dehors du temps. Ou, plutôt, un endroit dans lequel le temps s’amuse à se lover sur lui-même, à glisser de souvenir en présent, à s’étirer pour mieux s’effacer. Un microcosme de silence et de musique, un univers, surtout, dans lequel survivent, avec une nostalgie sans larmes, mille et une histoires. Des histoires que ce jeune homme va écouter, des récits qui vont l’envoûter, lentement, naturellement, comme sont envoûtants les rythmes de cette danse charnelle et pudique tout à la fois qu’il est venu vivre en Argentine.

 

Philippe Charlot: le scénario

 

Et tout, dans ce livre, commence et se termine à la fois dans ce café et à la fois dans la danse. Les récits nous conduisent,en même temps que ce jeune héros, dans les méandres de l’art, sous toutes ses formes. On y parle de théâtre, de Borgès, de la force nécessaire du silence, seul capable de transfigurer les mots. On y parle du souvenir, on y parle d’une appartenance de tout un peuple à cette musique aux accents à la fois lascifs et violents.

On y parle de la femme, aussi, surtout peut-être. La femme qui semble appartenir, dans la danse comme dans l’étreinte, à son partenaire, à son cavalier. Mais dans le tango comme dans la ville, dans le Gran café Tortoni comme sur scène, dans un homme de seniors atteints de la maladie d’Alzheimer comme sur les places publiques, les apparences ne peuvent qu’être trompeuses. Et si c’est bien de soumission qu’il s’agit dans le tango, c’est une soumission essentiellement à la musique et à ses possibles. Une musique, qui dans le silence feutré des pages de cet album qu’on tourne une à une, semble s’élever des images elles-mêmes et créer, au feu de la lecture, un rythme tout en sensualité.

 

Philippe Charlot: Tango, domination, soumission …

 

Ce livre est un livre choral, sans aucun doute, puisque s’y côtoient des personnages qui, tous, deviennent à tour de rôle l’axe central du récit de Philippe Charlot, le scénariste de cette bande dessinée. Ainsi, ce n’est pas vraiment à une anecdote que s’intéresse la narration, mais à plusieurs histoires, vécues dans un passé plus ou moins lointain ou dans le présent d’une ville dont la mémoire est dansante. C’est à une évocation que se livre Philippe Charlot, une évocation qui restitue des ambiances, des vérités humaines, aussi, des rêves détruits, des jeunesses à la poursuite d’elles-mêmes.

Et au-delà des mots, qui se veulent et sont littéraires, poétiques, évocateurs, tendres parfois, jusque dans leurs descriptions, il y a le dessin de Winoc, son graphisme, qui, presque réaliste, prend de la distance, lui aussi, avec la simple représentation des lieux et des gens. Winoc,de par son découpage, devient metteur en scène, pratiquement même chorégraphe des histoires qu’il nous raconte et nous montre. Et ses couleurs variées, avec ici des clairs-obscurs qui soulignent la sensualité des corps, avec là des grands aplats blancs qui mettent en évidence une situation, une rencontre, ses couleurs sont un vrai fil narratif qui ne peut qu’éblouir le regard du lecteur.

Philippe Charlot: un livre-évocation …

Ce livre n’est certes pas un livre commun… Il ne raconte pas, linéairement, une aventure. C’est un album à taille humaine, un voyage dans un pays, dans des arts, dans des personnalités, dans des attitudes, dans des gestes, dans les méandres d’une humanité sans cesse heureuse de pouvoir danser pour vivre, pour oublier, pour se souvenir, pour ne pas vieillir…

Un très beau ivre, littérairement et graphiquement, à feuilleter, lentement, sans se presser…

 

Jacques Schraûwen

Gran café Tortoni (dessin: Winoc – scénario: Philippe Charlot – éditeur: Bamboo/Grandangle)

Giant

Giant

Giant, en deux volumes, est une tranche de vie qui nous plonge dans l’immigration, aux Etats-Unis, dans les années 30… C’est un superbe auteur, aussi, Mikaël, interviewé dans cette chronique !

 

 

Les Etats-Unis, en cette première moitié du vingtième siècle, vivent une mutation architecturale spectaculaire. Les villes semblent vouloir s’approcher au plus près du ciel, en des envolées de béton et d’acier qui demandent une main d’œuvre importante.

Dans cette histoire, Mikaël met en scène un personnage dont le surnom,  » Giant « , correspond parfaitement à son apparence. Grand fort, il se balade, avec d’autres immigrants, irlandais comme lui, entre ciel et terre, pour construire ces buildings qui ressembleront un jour à des villes verticales.

Ils ont tous un passé, ils ont tous laissé au pays, de l’autre côté de l’Océan, une part d’eux-mêmes : une famille, une enfance, un paysage, une maison, un amour.

Giant, lui, a laissé derrière lui des heures lourdes de violence. Un passé qui pèse sur ses épaules, sur son âme, et le rend silencieux, incapable de s’ouvrir aux autres.

Jusqu’au jour où un nouveau venu sur le chantier va, petit à petit, le réveiller, et le révéler à lui-même, et aux autres.

Jusqu’au jour aussi où il se fait passer, par lettres interposées, pour le mari d’une femme restée en Irlande, un mari mort, une épouse qui ne connaitra son état de veuve que dans le deuxième tome de ce récit tout en demi-teinte.

En demi-teinte, oui, parce que Mikaël ne s’attarde à aucun moment sur les histoires de ses personnages. Il les montre, sans les raconter, préférant nous dévoiler le cadre de leur existence, une existence au jour le jour, au fil du temps qui passe, et qu’on sent passer tout au long de ce double album.

Une existence qui est pauvre, certes, mais qui dénie à la misère de prendre le pouvoir sur la joie de vivre qui anime, envers et contre tout, ces ouvriers côtoyant la mort et heureux de vivre encore et encore.

Mikaël: le quotidien
Mikaël: la joie de vivre

 

Pas de misérabilisme, donc. Mais, de par le sujet qu’il traite en trame de fond, celui de l’immigration, Mikaël construit, sans insister, des ponts entre hier et aujourd’hui.

Parce que, au travers du  » rêve américain « , c’est de l’espérance folle qu’il nous parle, de cet espoir, de nos jours comme dans les années 30, que vivent tous ceux qui se voient obligés de quitter leur monde pour en découvrir un autre.

Et même sans penser à ce flux migratoire qui, politiquement, agite tellement pour le moment nos instances politiques occidentales, il y a les autres migrations, dans les pays du Golfe, où des ouvriers viennent, dans des conditions souvent pitoyables, construire, eux aussi, d’immenses tours.

Et dans cette description d’une certaine immigration, dans cette volonté que Mikaël nous montre d’une intégration capable de ne rien dénaturer de sa propre culture, il y a un vrai message humaniste qui éveille de bien beaux échos aujourd’hui.

Mikaël: l’immigration

 

 

Mikaël n’est pas un inconnu dans le monde de la bande dessinée, et j’avais chroniqué ici sa série précédente,  » Promise « , un western pratiquement gothique aux personnages démesurés.

Ici, à part la stature du héros et les constructions auxquelles il participe, il n’y a rien de démesuré dans le dessin de Mikaël. Dans sa couleur non plus… Les planches de son récit sont, parfois, construites autour de dialogues, parfois, tout au contraire, meublées de silence. De même, son dessin, au réalisme épuré, ne cherche pas à accentuer les détails, mais, tout au contraire, réussit à les estomper pour mieux permettre aux lecteurs d’en tracer eux-mêmes les contours et, ce faisant, de meubler en même temps les ellipses narratives toujours bienvenues…

Et puis, il y a, dans le graphisme de Mikaël, un vrai sens de la retenue, une nécessité, dans cette histoire-ci, de mettre l’humain, dans son quotidien, au centre de son dessin. Et c’est pour cela que, de page en page, ce sont les regards de ses personnages qui, toujours, accrochent celui du lecteur…

Mikaël: le dessin, les regards
Mikaël: l’implication des lecteurs

Dans  » Promise « , on pouvait ressentir chez Mikaël une certaine influence du comics à l’américaine. Ici, avec  » Giant « , c’est dans une démarche réaliste plus proche de Chabouté qu’il s’aventure. Et le résultat est absolument formidable ! Le dessin, en effet, est somptueux, et son scénario, en outre, humaniste et humain, ne présente aucune faiblesse. Mikaël laisse à son dessin comme à ses mots le temps de laisser passer le temps comme dans la  » vraie vie « … Et  » Giant  » est réellement un double album à ne pas rater !…

 

Jacques Schraûwen

Giant (deux albums parus chez Dargaud – auteur : Mikaël)