Mademoiselle Louise

Mademoiselle Louise

Une intégrale qui ne peut que trouver place dans toutes les bonnes bibliothèques !

Un scénario de Sergio Salma, tout en regards à la fois tendres et acerbes… Un dessin, inoubliable, d’André Geerts… Un album souriant, critique, poétique, sociologique, totalement réjouissant !

Mademoiselle Louise © Dupuis

André Geerts est mort en 2010. Il avait dépassé de quatre ans la cinquantaine. Et avec cet envol en des absences qu’on ne sait pas, c’est un dessinateur atypique qui a disparu, laissant un grand vide dans le monde de l’édition bd.

Atypique, oui, parce que les auteurs du neuvième art capables de mêler émotion et poésie, quotidien et aventure, sourires et grimaces, réflexion et distraction, enfance sans mièvrerie et regard acéré sur le monde adulte, il n’y en a jamais eu beaucoup ! Il y a eu Godard et Martin Milan, Hislaire et Bidouille et Violette, quelques autres aussi…

Mademoiselle Louise © Casterman

Mais, sans aucun doute possible, André Geerts y a occupé une place prépondérante. Il occupe d’ailleurs encore toujours cette place que tellement peu d’auteurs, aujourd’hui, semblent vouloir à leur tour revendiquer…

La poésie n’est pas affaire de vers, de rimes, de petits oiseaux, de spleen, d’écriture.

La poésie est l’affaire de tous, disait, à peu près, Léo Ferré…

Elle est d’abord et avant tout un regard. Celui des yeux, bien évidemment, capables de s’émerveiller encore et toujours au simple spectacle de la vie et de ses possibles, de ses rires et de ses soleils.

Mademoiselle Louise © Dupuis

Le regard, aussi, de l’âme, du cœur, enfin de cette impalpable réalité qui nous rend toutes et tous humains. Ce regard qui a toujours été, dans le domaine du dessin d’humour, celui de Sempé. Ce regard qui fut aussi celui de Quino ou de Schulz, des auteurs extrêmement sérieux sous des airs de simplicité.

Mais avec Geerts, même si le « sérieux » n’est pas absent, il n’est pas l’élément majeur de ses récits.

Cet élément majeur, c’est l’amour qu’il porte à ses personnages, quels qu’ils soient, c’est sa façon de désamorcer les tristesses quotidiennes et routinières de la vie, dans tous ses albums, de Jojo à Mademoiselle Louise, en passant par ses « mondes cruels » et son « sourire du commissaire ».

On dit parfois que « Mademoiselle Louise » est le maillon faible de l’œuvre de Geerts.

Je pense, quant à moi, qu’il en est, tout au contraire, le point d’orgue.

Mademoiselle Louise © Dupuis

Parce qu’il met en scène, par la grâce d’un scénariste inspiré et en même temps merveilleusement en osmose avec le graphisme de Geerts, la bivalence du monde qui est nôtre, ses injustices, donc, et le sens des valeurs différent pour tout un chacun.

Mademoiselle Louise, c’est une petite fille riche, très riche… Une petite fille qui ne voit son papa que très rarement, un père qui pense que les cadeaux les plus dispendieux peuvent pallier le manque de tendresse.

Mademoiselle Louise, c’est une enfant qui rêve à une vie « normale », avec Richard, un ami « pauvre » que son père lui interdit de voir, tout comme, d’ailleurs, le père de cet ami qui ne veut pas que son gamin côtoie un monde de riches…

Mademoiselle Louise © Dupuis

Mademoiselle Louise, c’est l’existence d’une petite fille dans un univers feutré, luxueux, avec une « nounou » noire, presque caricaturale, issue en tout cas, en ligne directe, de l’iconographie d’un cinéma et d’une littérature américains, d’ « Autant en Emporte le vent » à « la case de l’oncle Tom ».

Ce n’est pas vraiment de la caricature, d’ailleurs… C’est beaucoup plus l’utilisation à la fois frontale et décalée de clichés propres à une époque, certes, propres aussi et surtout sans doute à une certaine classe sociale.

Mademoiselle Louise © Dupuis

Mademoiselle Louise, ce sont des petites histoires, des aventures à taille d’enfant, d’enfants au pluriel, qui nous dévoilent deux mondes en opposition l’un de l’autre, mais vivant en parallèle d’identiques utopies, probablement.

Mademoiselle Louise, c’est de l’humour, avec un méchant qui n’en est pas vraiment un et qui balade d’épisode en épisode sa déveine, comme un personnage de Sempé perdu dans un monde trop grand pour lui…

Mademoiselle Louise, c’est la rencontre de deux humanismes… Ceux des personnages centraux, c’est vrai, mais aussi ceux des deux auteurs, Sergio Salma et André Geerts, qui, au-delà du seul divertissement, ont construit, en simplement quatre albums, une fable humaine légère, aérienne, caustique aussi, mais toujours avide, d’abord et avant tout, de sourires…

Mademoiselle Louise © Dupuis

Mademoiselle Louise, c’est la légèreté d’une poésie sans contrainte que partagent deux auteurs en état de grâce avec leurs lecteurs… Avec moi, avec vous, aujourd’hui, dans une belle et simple intégrale !

Jacques Schraûwen

Mademoiselle Louise : intégrale (dessin : André Geerts – scénario : Sergio Salma – éditeur : Dupuis – 264 pages – septembre 2021)

André Geerts

Mes Mauvaises Filles

Mes Mauvaises Filles

Un livre émouvant et important, humainement et sociétalement !

De temps à autre, rarement, un livre m’emporte dans une émotion incontrôlable. Ce fut le cas avec ces « Mes mauvaises filles » dont je ne peux dire, en préambule, qu’une seule chose : achetez-le, lisez-le, faites-le lire !

Mes mauvaises filles © Futuropolis

Il s’agit d’une histoire réelle, agrémentée sans doute de quelques retouches. Mais des retouches qui n’ont rien trahi de cette réalité ici racontée, des retouches de noms, de personnages, de lieux probablement.

On sent, de bout en bout, du premier jusqu’au tout dernier dessin, une vérité, un ton qui ne cache rien, une démarche, graphique et narrative, essentiellement humaine, totalement ancrée dans une histoire terriblement personnelle. Et extraordinairement universelle…

De quoi s’agit-il ?

D’une fin de vie…

D’une femme que ses deux filles, à sa demande, aident à mourir.

Du poids de cette demande pour une femme qui se sait condamnée, du poids de cette décision que deux femmes assument, se doivent d’assumer. De la douleur, aussi… Celle ressentie, depuis des années, par une mère malade, mais droite, passionnée, passionnante, courageuse, féminine, active, sans concessions. Celle de ses deux enfants, deux femmes adultes et partageant avec leur mère une volonté de pouvoir s’engager, dans la vie, même lorsque cet engagement dépasse les conventions.

Mes mauvaises filles © Futuropolis

Ce livre est un portrait, une multitude de portraits en parallèles, tant il est vrai que l’auteure ne laisse personne dans l’ombre tout au long de ce livre poignant.

Il y a Bri, d’abord, cette mère qui va, veut et doit mourir.

Il y a ses deux filles. Ylva, la cadette, électron libre indomptable sauf par l’amour de son compagnon russe et de ses enfants. Liv, l’aînée, divorcée, indépendante, trop sage parfois, mais soucieuse de vivre sans dépendre de qui que ce soit.

Il y a une vieille dame qui n’a plus de mémoire et réinvente à sa manière le présent, ses présents.

Il y a le père qui, quatre mois après la mort de Bri, se remarie.

Il y a un médecin qui aidera au geste définitif.

Il y a un infirmier dont l’empathie dépasse tout engagement uniquement professionnel.

Il y a un voisin, il y a les enfants.

Mes mauvaises filles © Futuropolis

Ce livre nous parle de la mort en nous montrant la vie, telle qu’elle est, réellement, au-delà de toute imagination stérile. La vie au jour le jour, avec ses colères, ses incompréhensions, ses éblouissements, ses épreuves, ses amitiés, ses amours.

S’il est vrai que le sujet est, pour le moins, délicat, s’il est vrai qu’il aurait pu sombrer dans une sorte de mélodrame pompeux, il est surtout vrai que, choisissant, comme je l’ai dit, la vérité dans l’histoire racontée comme dans les émotions ressenties tout au long de cette histoire, l’auteure évite tous les écueils possibles pour nous offrir (il n‘y a pas d’autre mot !) un livre d’une intelligence profonde, une intelligence qui appelle à un dialogue, muet, avec chaque lectrice, chaque lecteur.

Et Zelba parvient à cette prouesse, dans le texte comme dans le dessin, grâce, me semble-t-il, à deux ingrédients.

Le premier est de faire raconter l’histoire par Bri, la morte… Un peu comme pour mettre une distanciation entre l’horrible responsabilité qu’ont dû prendre ses deux filles, un peu aussi pour rappeler à tout un chacun que chaque mort d’un être aimé nous laisse en mémoire, charnellement presque, sa présence fantomatique…

Le second, c’est l’humour, et la justesse, de ce fait, dans la description quotidienne des deux sœurs qu’une vraie complicité unit, au-delà de leurs divergences de caractère, de vécu, voire même de regard sur l’existence.

Oui, ce livre nous parle de la mort, en nous parlant de la vie, et en le faisant avec humour, avec tendresse, avec poésie, sans mièvrerie. Avec, de bout en bout en bout, une émotion frémissante, une émotion humaniste, une émotion faite de chagrin et de respect, une émotion dont les larmes peuvent se faire sourires.

Mes mauvaises filles © Futuropolis

Ce livre est une « émotion », tout simplement… Une émotion qui devient un engagement pour que chaque individu puisse quitter la vie sans douleur, sans être réduit à une absence totalement médicalisée. Une émotion, donc, qui nous pose question, comme elle a posé question à ces deux sœurs qui ont accepté d’accompagner leur mère dans son ultime voyage humain, deux sœurs héroïnes vivantes d’un « roman graphique » exceptionnel !

Jacques Schraûwen

Mes Mauvaises Filles (auteure : Zelba – éditeur : Futuropolis – 160 pages,- septembre 2021)

Madeleine, Résistante : 1. La Rose dégoupillée

Madeleine, Résistante : 1. La Rose dégoupillée

Un album humain, un portrait de femme, une œuvre qui nous parle de résistance, de toutes les résistances. Un livre poétique et puissant, à ne rater sous aucun prétexte !

Madeleine, Résistante : 1. © Dupuis Aire Libre

En 1939, Madeleine Riffaud a une quinzaine d’années et vit en province, insouciante, avec ses parents instituteurs. Et la guerre arrive… Il y a, pour cette adolescente, l’exode, il y a la peur, l’angoisse, mais aussi une formidable envie de vivre. Et ce malgré la maladie. Atteinte de tuberculose, Madeleine est envoyée dans un sanatorium, dans les Alpes. Et c’est là qu’elle prend conscience, au travers de rencontres essentielles, de ce qu’est la guerre, de ce que doit être pour elle l’avenir : celui d’une résistance à l’occupant, qu’elle ressent comme absolument nécessaire.

Ce livre, cette histoire enfouie dans la grande Histoire, c’est le fruit d’une rencontre.

Madeleine, Résistante : 1. © Dupuis Aire Libre

Madeleine Riffaud, du haut de ses 96 ans, a accepté de se livrer, de livrer ses souvenances, toutes ses souvenances, au long d’une bande dessinée. C’est qu’il s’agit, plus que de se rappeler de qui elle fut, de lancer un message contre l’oubli, un message pour la nécessité d’une vigilance toujours primordiale !

Madeleine, Résistante : 1. © Dupuis Aire Libre

Et ce sont donc ses confidences qui forment la trame de ce premier tome. Des confidences qui nous la montrent d’abord adolescente, oui, et peu consciente tout compte fait de qui se vit autour d’elle. Pour avoir vécu, il y a bien longtemps, une forme de guerre en Afrique, pour avoir lu bien des livres de souvenirs plus ou moins romancés, je sais que l’enfance, parfois, prend la réalité comme un jeu, pour ne pas devoir l’assumer.

Et c’est ce qu’on ressent, dans les premières pages de ce livre : Madeleine ne prend conscience que peu à peu de l’horreur noire qui étend son ombre sur ses quotidiens.

Elle ne joue pas, certes… Mais elle ne devient active qu’au fil des circonstances qui lui ouvrent les yeux autant que le cœur.

Dominique Bertail : Madeleine

Ce livre est étonnant, à bien des points de vue.

Parce qu’il parvient à rester lumineux, malgré l’omniprésence de la mort, qui devient en quelque sorte la référence essentielle de la mémoire, celle de Madeleine comme celle de tout un chacun. Comme le dit Madeleine, dans un de ses textes, la mémoire est une nécessité : « Qui se souviendra, dès demain ? – qui se souviendra, inutiles, de ta pensée et de tes mains ? Qui se souviendra, l’an prochain ? » !

Madeleine, Résistante : 1. © Dupuis Aire Libre

Ce livre est aussi étonnant par la forme qui est la sienne, et qu’on pourrait appeler « un dialogue à trois » : Madeleine, JD Morvan, le scénariste, et Dominique Bertail, le dessinateur. Cette bd est un dialogue, oui, au rythme de la mémoire, avec, de manière pratiquement audible, le ton de la voix Madeleine.

Dominique Bertail : un dialogue à trois

Et puis, au-delà de ce dialogue, ce livre se démarque également par le rythme qui est le sien et qui est extrêmement littéraire. Un peu comme si la littérature, en 40-45 comme en tout temps, était le premier des chemins pour apprendre à ne pas obéir aveuglément… Un chemin de mots qui, dans ce livre, nous conduisent d’Eluard à Pierre Dac, en passant par Aragon, Desnos, Rilke, Barthes…

L’aspect littéraire de cet album tient aussi aux inter-chapitres, qui sont des poèmes de Madeleine Riffaud, écrit pendant la guerre, et qui deviennent une troisième narration… Narration du scénario, narration de dessin, narration de la poésie, toutes trois parallèles et contribuant à créer plus qu’une ambiance, une puissance d’évocation exceptionnelle.

Le surréalisme, celui qui fait écrire avec un superbe talent la jeune Madeleine, devient ainsi un moyen d’apprivoiser la réalité, aussi horrible soit-elle.

Dominique Bertail : la poésie

Ce premier opus de « Madeleine, Résistante » est un totale réussite, à tous les niveaux, à tous les points de vue.

Et le dessin de Dominique Bertail y contribue totalement…

Fait d’ombres et de lumières, de nuit et de brouillard, le dessinateur a choisi une forme de pudeur pour raconter l’Histoire majuscule. C’est le noir et blanc qu’il privilégie, oui, comme pour se souvenir encore plus fort d’une époque qui avait perdu le sens des couleurs de la joie de vivre…

Dominique Bertail : le noir et blanc

Je parlais de pudeur… Dans ce qui est montré, bien entendu, sans rien cacher cependant… Dans la façon pratiquement sensuelle, également, dont Dominique Bertail construit ses planches, par l’approche qu’il fait des visages, par la tendresse évidente qu’il a à dessiner les personnages et à ce que ses dessins expriment leurs vérités, même charnelles.

Dominique Bertail : un dessin sensuel

Et cette sensualité naît aussi grâce à la couleur bleue qui, discrètement, accompagne ce livre de bout en bout, et crée une ambiance extrêmement particulière, originale, intelligente. Cela me fait penser à un film de Manfred Gregor en 1959, « Le Pont », une œuvre époustouflante qui nous montre la guerre, en noir et blanc, sans effets spéciaux d’aucune sorte. Cette bd et ce film ont une ressemblance de plus, également : l’importance que les décors y ont, pour rendre le récit proche de ceux qui le lisent ou le regardent…

Dominique Bertail : le bleu
Dominique Bertail : les décors

Oui, ce livre est à ne pas rater…

Madeleine, Résistante : 1. © Dupuis Aire Libre

Il est le portrait d’une femme sans concessions, d’une héroïne qui, à aucun moment, ne revendique ce titre. En une époque où les pouvoirs politiques aiment à parler à tort et à travers de héros quotidiens, cela fait du bien de partir à la rencontre d’une femme qui remet les choses en place sans ostentation et sans polémique !

Madeleine, Résistante : 1. © Dupuis Aire Libre

Une femme qui parle de résistance pour mieux parler de la souffrance des plus faibles…

Ce livre nous emmène au-delà des apparences. Plus qu’un récit, il est un témoignage d’une humanité et d’un humanisme qui, de nos jours, manquent de plus en plus !

Jacques Schraûwen

Madeleine, Résistante : 1. La Rose dégoupillée (dessin : Dominique Bertail – scénario : JD Morvan et Madeleine Riffaud – éditeur : Dupuis Aire Libre – 126 pages – août 2021)