La Parole du Muet : La bergère et le malfrat

La Parole du Muet : La bergère et le malfrat

Fin des années 20, à Paris… Le cinéma est de moins en moins un art, de plus en plus une industrie. Mais quelques-uns croient encore à la beauté de ce qu’on n’appelle pas encore tout à fait le septième art…

 

 

     La Parole du Muet © Bamboo/Grand Angle

 

Parmi eux, Célestin, qui a quitté sa province, sa famille, le métier qui l’attend et dont il ne veut pas, pour accomplir ses rêves dans la ville lumière. Son rêve : devenir réalisateur !

Seulement, les chemins qui conduisent à cette espérance ont beau être pavés de bonnes intentions, c’est à un univers interlope que le Gros Célestin est confronté. Il parvient à trouver du boulot dans une salle de cinéma, certes, mais une salle sans beaucoup de public… Sauf à certains moments, certains soirs, dans la clandestinité, lors de la projection de petits films érotiques.

Dans ces films, une actrice aux impudeurs tranquilles attire Célestin, qui y voit une actrice extraordinaire.

Cette jeune femme, Constance, accepte de jouer pur Célestin… Et c’est cette jeune femme envoûtante, muette, qui se trouve au centre de ce second et dernier volume.

 

 

La Parole du Muet © Bamboo/Grand Angle

Laurent Galandon ne se contente pas de raconter une histoire qui pourrait n’être, finalement, qu’une idylle entre deux paumés de l’existence. Son scénario est extrêmement varié : il y a de l’aventure, il y a du rêe, du sentiment, du sentimentalisme même, du polar, aussi, une galerie de personnages tous plus vrais que nature, il y a de la haine… Au travers du cinéma de la fin des années vingt, Galandon nous brosse le portrait haut en couleurs de toute une époque, celle où la vie en paillettes cachait à peine la misère et les bas-fonds dans lesquels truands et riches dévoyés tenaient bien des leviers de décision.

Cela dit, son scénario, en ce qui concerne l’intrigue « policière », « aventureuse » en tant que telle est extrêmement bien construite, et fait penser, d’ailleurs, à ces « serials » qui fleurissaient dans le cinéma de l’âge d’or du muet. Et c’est et ce sera sans doute toujours la force de ce scénariste de réussir, avec talent, avec un sens aigu de l’observation, à mêler l’action et la réflexion, à rendre vivants des personnages qui, sous la plume d’autres scénaristes, n’auraient peut-être été que des caricatures.

 

 

 

 

      La Parole du Muet © Bamboo/Grand Angle

 

La parole du muet, c’est le silence de Constance, c’est le talent naissant de Célestin, c’est la solidarité des petites gens pour que leurs rêves à tous deux s’accomplissent. La parole du muet, c’est le cri de la vengeance que Constance veut mener. La parole du muet, c’est la puissance de l’image qui, petit à petit, prime sur le discours, jusque dans les prétoires.

La parole du muet, c’est du dessin, extrêmement expressif, traditionnel dans sa construction, mais résolument moderne dans son traitement qui cherche, sans cesse, à dépasser la simple anecdote, la simple description. Frédéric Blier dans un style qui, sans être réaliste, réussit à donner vie à des réalités tangibles, se révèle ici comme un dessinateur particulièrement doué du septième art.

Il faut aussi souligner le soin apporté par Sébastien Bouet au travail de la couleur. Ombres et lumières créent en elles-mêmes des perspectives qui accompagnent celles du scénario.

« La Parole du Muet », c’est un diptyque intelligent, passionnant même. Deux livres qui trouveront, sans aucun doute, une place de choix dans votre bibliothèque d’amoureux des septième et neuvième arts !

Jacques Schraûwen

La Parole du Muet : La bergère et le malfrat (dessin : Frédéric Blier – scénario : Laurent Galandon – couleurs : Sébastien Bouet – éditeur : Bamboo/Grand Angle)

Presque Jamais

Presque Jamais

A savourer sur la plage (ou ailleurs…)

 

Avec ce livre-ci, on se trouve dans une bande dessinée typiquement européenne. Une bd qui laisse la place à l’émotion, à la réflexion, à la poésie. A l’onirisme, aussi et surtout, puisque tout, ou presque, dans cet album, se déroule tout au long des flots d’un rêve presque surréaliste.

Un jeune homme, en voix off, raconte son rêve… Sa dérive, sur une barque, le long d’un fleuve aux eaux tantôt calmes et apaisantes, tantôt aux flots tumultueux. Dans ce petit rafiot qui tremble au rythme des frémissements de l’onde, il soigne et se lie d’amitié avec un oiseau, un oiseau à qui il parle, à qui il se livre.

Et il continue à se raconter, à se dire, à un personnage qu’on devine être sa grand-mère.

Rêve-t-il vraiment, ou ce songe qui l’emmène dans des lieux où rien ne lui est connu n’est-il pas le simple récit qu’il se fait de sa propre existence ?

Bien des thèmes sont abordés dans ce livre étonnant… La conscience, la perte d’un être cher, la déchirure d’une rupture, l’amitié et ses possibles, le don de soi, le langage, le miroir (celui de l’eau) où se retrouver.

Le rêve que vit, profondément, le personnage principal de ce livre est un voyage qu’il fait, et nous invite à faire, vers l’enfance, toutes les enfances, qui, finalement, se ressemblent par l’évidence des espérances qu’elles créent, des possibles qu’elle met en scène.

Ce  » Presque jamais  » est un poème graphique étonnant. Le texte ne cherche pas à éblouir, à aucun moment, et le dessin est joyeux, de bout en bout. Quant aux couleurs, ce sont elles, incontestablement, qui font toute la beauté et toute la richesse de cette histoire. Elles ont une force d’évocation exceptionnelle, par le rythme qu’elles imposent au récit, par le flou dont elle l’entoure, ici et là, par la lumière qu’elle réussit à recréer même dans les ombres de la tempête.

Un très bon livre au rythme lent, à savourer, doucement, lentement, sereinement…

Presque Jamais (dessin : Francesco Castelli – scénario : Tommaso Valsecchi – couleurs : Valentina Grassini – éditeur : Kramiek)

Jacques Schraûwen

Pierre de cristal

Pierre de cristal

Un adulte se souvient de l’enfant qu’il a été… Un portrait de la souvenance tout en poésie et en émotion ! L’auteur, Frantz Duchazeau, interviewé par Jacques Schraûwen…

Une petite ville comme toutes les petites villes… Une famille simple, un couple, deux frères, perdue dans les années 80… Des parents qui arrêtent de vouloir s’aimer, des enfants obligés de se poser des questions, la photographie pour immortaliser des instants fugitifs, l’amitié, la famille, les animaux, le monde adulte qui oublie, le monde de l’enfance qui se crée inconsciemment une mémoire…

Voilà ce que nous raconte ce livre, tranquillement, sereinement, sans mélo, sans même de dramatisation d’un récit que d’aucuns auraient pu rendre impudique. On y suit le quotidien de Pierre, un gamin qui aime Casimir et l’île aux enfants, qui est passionné par le film  » L’âge de cristal  » et s’est choisi comme talisman un cristal de quartz qui lui a été offert par son père. Un gamin qui se pose mille et une questions, sur lui-même, sur les raisons qui peuvent pousser des enfants de son âge à n’être que méchants, sur ce qu’est l’amour, sur ce qu’est l’amitié, la souffrance…

Ce livre, c’est un regard d’adulte sur l’enfant qu’il a été. Un adulte qui retrouve les sensations qui ont été siennes, mais qui les restitue au travers du filtre de son histoire d’homme.

 » Tu parles comme un grand des fois « , dit un des personnages de ce livre. Et c’est vrai que, si le langage reste enfantin, il s’aventure malgré tout dans des expressions qui sont celles de celui qui se rappelle de son passé, de ses passés, tant il est vrai que tout passé, sans nostalgie, ne peut être que multiple.

C’est de l’autofiction, c’est un livre, surtout, sur ce qui fut et qui reste gravé en soi, c’est un album dans  lequel le regard est omniprésent, de page en page. Le regard de Pierre glissant sur l’univers, le regard de l’auteur sur un monde qui fut le sien…

Frantz Duchazeau: fiction, regard, souvenance…

 

Je disais que le langage était toujours enfantin, et c’est vrai. Mais ce qu’il véhicule dans ce livre, ce sont des questionnements universels, et terriblement adultes. Et c’est là aussi que cet album prend toute sa puissance, dans le jeu de miroirs continuel entre l’enfant et l’auteur, un auteur qui, de page en page, de phrase en phrase, se dédouble pour mieux, sans doute, se révéler, au lecteur mais aussi à lui-même.

Et Duchazeau construit son livre comme se construit la mémoire de tout un chacun : de manière souple, avec des ellipses et des raccourcis, et uniquement dans la continuité calme des vécus quotidiens des personnages. C’est une tranche de vie qu’on découvre ici, un morceau d’existence, avec ses peurs et ses douleurs, ses larmes et ses sourires, avec, surtout, des émotions parfaitement restituées au papier, au dessin, aux mots, avec une poésie quotidienne qui n’est jamais mièvre, que du contraire.

Et c’est ainsi que Pierre se retrouve face à la vieillesse de sa famille, face à la mort, dans sa réalité, dans sa pesante réalité. Mais puisqu’il est un enfant, ce poids disparaît vite. Et laisse la place, sans heurts, à  une vie qui se regarde en train de se construire.

Frantz Duchazeau: des questionnements adultes

 

Pour raconter une telle histoire, très intime, très personnelle aussi, Frantz Duchazeau a choisi un graphisme sans tape-à-l’œil, un dessin axé d’abord et avant tout sur la nécessité de dépasser  la seule apparence des lieux, des personnages et des mouvements, pour plonger le lecteur dans l’émotion, la simple émotion naissant d’une rencontre, d’une envie de partager, de parler, et la conscience enfantine, soudaine, que le temps glisse aux horizons du présent, inéluctablement.

Et le fait que Pierre, le personnage central, essentiel de ce récit, aime la photographie, utilisant un appareil qui, pourtant, n’a pas de pellicule, est symbolique du désir de l’auteur dans ce livre : immortaliser, même uniquement en imagination, les instants présents pour pouvoir, un jour, plus tard, ailleurs, s’en souvenir.

L’enfance n’est pas un paradis, elle est un chemin, un trajet, une trajectoire. Et la grande réussite de ce  » Pierre de cristal « , c’est de nous faire entrer, à petits pas, dans ce trajet-là !

Frantz Duchazeau: le dessin

 

Seul l’éphémère, photographié aux tréfonds de la mémoire, dessiné, raconté, est profondément beau. Et toutes les enfances finissent par se ressembler, par se mêler même les unes aux autres au gré des rencontres et des âges humains.

Dans ce livre, ainsi, tout le monde se reconnaîtra, retrouvera, ici ou là, ses propres souvenirs. Mais ce livre est et reste également un superbe récit très personnel, original dans son écriture, souple dans son graphisme. Un excellent livre à mettre  entre les mains de toutes celles et tous ceux qui savent que seule la poésie, au sens large du germe, peut aider à vivre ! Et à vieillir en pouvant regarder en face et sans regrets ni remords l’enfant qu’on a été

 

Jacques Schraûwen

Pierre De Cristal (auteur : Frantz Duchazeau – éditeur : Casterman)