Le Repas Des Hyènes

Le Repas Des Hyènes

Un livre coup de cœur…

L’Afrique, la magie, l’enfance… Et le rêve, surtout, celui des histoires qu’on se raconte en souriant pour avoir un peu peur, pour se sentir bien de vouloir rester vivants…

Le Repas Des Hyènes © Delcourt/Mirages

Aurélien Ducoudray est un de ces scénaristes pour qui aucune histoire ne peut être totalement gratuite. Il a besoin, intellectuellement, philosophiquement, de nous parler de nos présents, même en nous racontant des histoires improbables ou en nous plongeant dans des récits historiques. Capable de se faire le chantre de l’aventure la plus traditionnelle, capable d’une forme narrative de poésie, capable d’humour, Ducoudray réussit souvent, très souvent même, à nous étonner. De « Bob Morane » à « Monsieur Jules », de « Kidz » à « Camp Poutine », son imaginaire est toujours touche-à-tout.

Et avec ce livre-ci, il nous étonne encore, en nous immergeant dans une Afrique rêvée, une Afrique dans laquelle le passé reste omniprésent grâce aux légendes, grâce aux récits des anciens, grâce à des organisations politiques élémentaires et efficaces au quotidien des villages reculés. Des légendes, oui, qui, toutes, sont des quêtes identitaires, des voyages qui mènent de l’enfance à l’âge adulte souvent, avec un symbolisme évident de l’épreuve à franchir pour se rapprocher de soi, de ce qu’on est, intrinsèquement, en se confrontant à la mort.

Le Repas Des Hyènes © Delcourt/Mirages

C’est une fable qu’il nous raconte. Une fable africaine ? Par le choix de son environnement, sans aucun doute, mais universelle aussi par les réflexions qu’elle amène.

Le rire des hyènes a un pouvoir qu’il s’agit de combattre : celui de faire revenir de l’au-delà les défunts. Et pour empêcher que cela arrive, il faut nourrir ces animaux, avec sur le visage un masque qui leur fait croire qu’aucun humain ne s’y cache. Les nourrir parce que, le ventre plein, ces animaux magiques ne peuvent plus rire.

Au cours de cette cérémonie, un gamin, Kana, réveille un Yéban, un esprit maléfique qui l’oblige à l’accompagner pour retrouver son chemin. Un chemin vers un but que cet esprit prenant la forme d’une hyène géante ne connaît pas lui-même.

Le Repas Des Hyènes © Delcourt/Mirages

Et c’est ainsi que, côte à côte, un gamin et un esprit sans doute malfaisant vont suivre une route faite de hasards et de peurs, de sourires plus que de rires, d’aventures et de rêveries. De rencontres aussi… Avec des êtres à la peau blanche contre lesquels le Yéban ne peut rien, puisqu’ils appartiennent à un autre monde qu’à celui de l’Afrique !

C’est là, pour le scénariste, le chemin qu’il choisit, lui, pour nous parler de violence, de haine, d’esclavagisme, de domination !

Depuis Esope, on sait que les fables, le plus souvent, se terminent mal. Et c’est bien le cas avec ce repas des hyènes… Quoique… Puisque c’est une fable, ce n’est sans doute qu’un récit raconté à qui veut bien par un vieillard sur une place publique. Ou pas…

Pour Ducoudray, un des thèmes essentiels de ses inspirations touche aux apparences, trompeuses, sans cesse changeantes. C’est au travers de celles-ci qu’à chaque fois, ou presque, il se laisse aller à une vraie poésie, dans le langage comme dans l’action racontée.

Le Repas Des Hyènes © Delcourt/Mirages

Et pour accompagner ce récit qui, finalement, n’est pas réellement initiatique, il fallait aux mots de Ducoudray un dessin choisissant la voie d’une originalité respectueuse de l’art africain… Mélanie Allag s’est plongée totalement dans la narration de Ducoudray, et elle a réussi à faire de ce livre un mélange étonnant et détonnant de styles parfaitement maîtrisés. Avec un trait qui refuse le réalisme, elle parvient à rendre compte de la réalité d’un village perdu au plus profond d’une Afrique à la fois réelle et imaginée. Avec un trait qui choisit d’être expressionniste, elle réussit à ce que l’humour ne soit jamais totalement absent de ses pages, de ses cases. Et puis, avec des couleurs presque brutales, elle crée des séquences aux ambiances puissantes, passant d’une vie quotidienne à des fantasmagories époustouflantes.

Le Repas Des Hyènes © Delcourt/Mirages

Si ce livre est éminemment poétique, il le doit énormément à cette dessinatrice dont la sensibilité graphique, pour influencée qu’elle soit encore par le cinéma d’animation, permet à la fable de Ducoudray de sortir, en quelque sorte, des cases et des pages de cet album !

Un livre à lire, par tout le monde… Un coup de cœur, véritablement…

Jacques Schraûwen

Le Repas Des Hyènes (dessin et couleur : Mélanie Allag – scénario : Aurélien Ducoudray – éditeur : Delcourt/Mirages – 150 pages – septembre 2020)

L’Oiseau Rare : 1. Eugénie

L’Oiseau Rare : 1. Eugénie

A la fin du dix-neuvième siècle, Paris n’est ville lumière que pour les nantis… L’Oiseau Rare nous montre l’autre face d’une cité admirée par le monde entier : la vie dans le bidonville qui entourait la ville !

L’Oiseau Rare 1 © GrandAngle

« L’Oiseau Rare », c’est un cabaret… C’était, plutôt, puisqu’il a brûlé depuis quelques années déjà lorsque commence cette histoire. Il a brûlé, rendant orpheline Eugénie, prise en charge par son grand-père, par un ancien forain, Tibor, et par deux adolescents délurés.

Leurs moyens de substance sont d’une simplicité élémentaire dans le quart monde qui est le leur : le vol… Les larcins, en pleine rue, l’art de vider les poches de bourgeois toujours trop sûrs d’eux-mêmes. Pour ce faire, cette bande a une arme secrète : le talent de chanteuse et de comédienne de la jeune Eugénie, qui attire l’attention des passants, et les rend vulnérables.

L’Oiseau Rare 1 © GrandAngle

Parce que cette gamine, oui, est douée… Elle poursuit inlassablement son rêve, celui de reconstruire le cabaret de ses parents, celui de monter sur une scène et d’éblouir des spectateurs venus rien que pour elle. Et c’est pour pouvoir réaliser ce rêve que tous les billets de banque volés sont mis dans une boîte au seul but de recréer « L’Oiseau Rare ».

Eugénie a aussi un autre rêve, celui de rencontrer la diva du théâtre de cette époque, Sarah Bernhardt.

Mais voilà… En cette fin de dix-neuvième siècle, les mondes ne se mélangent pas, et les apparences remplacent les vérités.

L’Oiseau Rare 1 © GrandAngle

Voilà ce qui crée le canevas de cette série. Cédric Simon en est le scénariste, Eric Stalner en est le dessinateur. Une association familiale qui enfouit ces deux auteurs et les lecteurs à leur suite dans les méandres de l’Histoire vue par le petit bout de la lorgnette…

Cédric Simon : l’Histoire, l’importance de la documentation

Eric Stalner est un dessinateur prolifique, sans aucun doute, et le plus souvent ancré dans la grande Histoire, mais toujours en dehors des sentiers battus, même quand il sacrifie aux codes de ce genre, dans « La Croix de Cazenac par exemple. Il a à son actif une bonne septantaine d’albums qui, tous ou presque, lui permettent d’exprimer ses sentiments face à un monde, celui d’hier et d’avant-hier, dans lequel l’injustice sociale est une réalité… Un monde, finalement, dont les ambitions ressemblent terriblement, et de plus en plus, au nôtre. Un monde dans lequel certains mots comme « honneur » ne gardent leur sens qu’en dehors de la bourgeoisie et des pouvoirs qu’elle représente.

Cédric Simon : l’honneur…
L’Oiseau Rare 1 © GrandAngle

On peut, je pense, dire d’Eric Stalner et de Cédric Simon, père et fils vivant les mêmes aventures créatrices, qu’ils sont « engagés ». Pas politiquement, non, mais socialement, humainement… Et cet Oiseau Rare ne déroge pas à la règle. Ce qui intéresse ces deux auteurs, c’est d’abord et avant tout de nous montrer des personnages qui ont tous des failles, et de le faire avec une aventure sans temps morts, passionnante, parfaitement menée graphiquement comme littérairement. Entre Dickens et Poulbot, ils créent dans cet album un univers passionnel et humaniste !

Cédric Simon : des personnages qui ont des failles

Cela dit, au-delà de ce qu’on pourrait appeler la structure narrative de ce livre, à côté des aventures qui y sont racontées et montrées, dans des décors qui participent pleinement à l’action, cette série est profondément humaine et humaniste, oui. Parce que, finalement, le thème central du récit, c’est l’espoir… Celui des laissés pour compte de pouvoir encore rêver et d’avoir le pouvoir de donner vie à leurs rêves… Celui, pour l’enfance, de dépasser le deuil et la douleur pour oser créer, inventer, s’affirmer, se définir.

Cédric Simon : l’espoir
L’Oiseau Rare 1 © GrandAngle

Le dessin d’Eric Stalner est d’un réalisme efficace, et son trait, précis, donne du relief tant aux décors qu’aux personnages. Des découpages éclatés, des perspectives accentuées, des cadrages qui auraient plu à Orson Welles, un sens réaliste du paysage urbain « quotidien » qu’on trouve rarement dans les bandes dessinées historiques, voilà quelques signes évidents du talent « classique » indéniable de Stalner. Un talent d’une efficacité certaine, comme je le disais, et que le talent de la coloriste Florence Fantini accompagne d’une façon assez exceptionnelle. Elle parvient à ne pas faire oublier le noir et blanc puissant de Stalner, tout en participant pleinement à l’élaboration d’ambiances qui forment des séquences et rythment le récit de bout en bout.

Cédric Simon : de la bd « classique »
Cédric Simon : la couleur

Un livre excellent, donc, dans lequel on voit l’héroïne changer de rêve et d’espoir pour mieux vivre, et ne pas uniquement survivre… Un livre qui appelle une suite dont j’espère qu’elle ne se fera pas attendre trop longtemps ! L’histoire complète est en effet prévue, intelligemment, en deux volumes…

Jacques Schraûwen

L’Oiseau Rare : 1. Eugénie (dessin : Eric Stalner – scénario : Cédric Simon – couleurs : Florence Fantini – éditeur : Grandangle – 64 pages (dont un dossier historique) – août 2020)

Cédric Simon © Jacques Schraûwen
Nestor Burma : 13. Les Rats De Montsouris

Nestor Burma : 13. Les Rats De Montsouris

Un nouveau dessinateur pour cette série policière qui réussit l’amalgame parfait entre les livres de Léo Malet et le dessin, toujours d’après l’univers graphique de Jacques Tardi !

Nestor Burma 13 © Casterman

Léo Malet… Anarchiste, poète surréaliste, écrivain aux nombreux pseudonymes, artiste toujours atypique, toujours empreint d’une évidente révolte également, cet auteur est parvenu à faire du polar français sans être franchouillard, influencé par le roman de détectives à l’américaine mais avec une écriture poétique, rythmée, et avec des thèmes qui dépassent toujours l’anecdote.

Surréaliste, mais loin de toute école dirigée par quelque gourou littéraire que ce soit, Léo Malet a voulu, à sa manière, rendre hommage à ce qu’était, au dix-neuvième siècle, le style du « roman-feuilleton » qui fleurissait dans tous les journaux. Et ce en remettant en mémoire le très oublié Eugène Sue. Eugène Sue qui avait écrit « Les mystères de Paris », en osant raconter les aventures et les déboires du « petit peuple » de Paris, alors que la mode était, tout au contraire, à ne mettre en scène que la bonne société. Longtemps avant Zola, Sue a ainsi marqué l’Histoire de la littérature française. Tout comme Léo Malet a transformé le paysage de la littérature policière française avec ses « Nouveaux Mystères de Paris ».

Nestor Burma 13 © Casterman

Le personnage de Nestor Burma, au centre de ces nouveaux mystères de Paris, est devenu personnage de grand écran (avec malheureusement deux navets notoires), personnage de petit écran, aussi, avec 39 épisodes dans lesquels c’était Guy Marchand qui endossait la personnalité du détective de choc, un acteur que Léo Malet lui-même trouvait excellent dans ce rôle.

Et puis, depuis 1982, Nestor Burma est aussi un anti-héros du neuvième art, avec la rencontre de deux auteurs complets qui ne pouvaient que s’entendre : Léo Malet et Jacques Tardi. Quatre albums sont de la patte de Tardi, qui, ensuite, a laissé la place à Emmanuel Moynot, à d’autres dessinateurs encore, à François Ravard aujourd’hui. Une longue série bd, donc, avec une caractéristique essentielle d’album en album : la fidélité à l’univers très personnel de Malet et à celui, tout aussi singulier, de Tardi.

Nestor Burma 13 © Casterman

Dans ce treizième tome, qui se déroule en 1955, Nestor Burma se balade dans le quatorzième arrondissement de Paris. Il s’agit de chantage, de bijoux disparus, d’un gang de cambrioleurs de caves, « les rats de Montsouris ». Il y a Hélène, la secrétaire de Nestor, il y a aussi deux autres femmes, des resplendissantes rousses, il y a les souvenirs de la guerre, il y a un procureur qui avait la réputation de faire couper la tête à tous ceux qu’il poursuivait, il y a des cadavres, et les habituels coups sur la cafetière que Nestor prend dans chacune de ses enquêtes.

Le scénario d’Emmanuel Moynot est extrêmement bien construit, avec un véritable respect de l’esprit, voire même des mots, de Léo Malet. Le dessin de Ravard ne fait pas oublier celui de Tardi, surtout en ce qui concerne les décors, les rues de Paris, mais il est d’une très belle présence, et d’une vraie personnalité. Son graphisme, à l’instar de celui de ses prédécesseurs dans cette série, est fait d’un noir et blanc profond qui permet des contrastes qui participent pleinement à la narration. Et les couleurs de Philipe de la Fuente ne brisent rien de cette ambiance, bien au contraire, elles permettent même de plonger des séquences entières dans des rythmes très particuliers, très originaux.

Nestor Burma 13 © Casterman

Je l’ai dit plus haut : Léo Malet, dans sa longue existence, a été poète surréaliste. (Et je ne peux que vous conseiller d’essayer de retrouver la monographie qui lui a été consacrée chez « Les Cahiers du Silence ») Et dans cet album, cet aspect de l’art de Léo Malet se trouve à l’honneur, tout comme sa passion pour le surréalisme artistique. Pour l’art naïf aussi… Il y a un poème étrange, né d’une écriture automatique, qui occupe une place importante dans l’intrigue. On retrouve aussi la présence d’Anatole Jakovsky, qui fut critique d’art, et qui se révèle être un ami de Burma.

Ce qui est extraordinaire dans l’œuvre policière de Malet, c’est qu’il nous emmène dans des histoires extrêmement ancrées dans le réel, tout en y insérant ses propres convictions politiques et sociales, au sens le plus large de ces termes. Ce qui est assez unique aussi, c’est qu’il respecte le code habituel des romans policiers traditionnels, un code cher à Poe, déjà, à Christie et à bien d’autres, et qui concerne à tout expliquer dans les dernières pages, et qu’il le fait sans aucunement estomper la force de caractère de Nestor Burma.

Nestor Burma 13 © Casterman

Et c’est cette révolte larvée, ce côté désabusé mais avec une volonté de non jugement, qui est peut-être, dans cet album que je trouve très réussi à tous les niveaux, l’élément moteur de toute la narration, littéraire et graphique.

Ces cambrioleurs à la recherche de perles disparues, ce monde qui voit se côtoyer truands, pauvreté extrême et haute société, cet univers qui est profondément celui de Léo Malet, tout cela se retrouve sous la plume de Moynot et dans le dessin de Ravard.

Nestor Burma © Laffont

Oui, sans aucun doute, ce « Les Rats De Montsouris » est une très belle réussite ! Lisez-le, et, ensuite, plongez-vous dans tous les romans de Léo Malet ! Vous (re)découvrirez un des plus grands auteurs populaires du vingtième siècle !

Jacques Schraûwen

Nestor Burma : 13. Les Rats De Montsouris (dessin : François Ravard – adaptation scénaristique : Emmanuel Moynot – D’après le roman de Léo Malet et l’univers graphique de Jacques Tardi – couleurs : Philippe de la Fuente – éditeur : Casterman – 64 pages – 2020)