Peindre

Peindre

L’art de Man Ray, l’art de la BD : regards croisés.

Philippe Dupuy est un auteur bd qui ne se contente pas, depuis des années, de construire une carrière tranquille et linéaire. La preuve, dans ce livre qui nous montre un Man Ray génial au quotidien de sa création!

Peindre © Aire Libre

On connaît Philippe Dupuy pour ses bd à quatre mains, avec Charles Berberian, dont le fameux Monsieur Jean.

Mais on gagne, aussi, à le découvrir tout seul, comme dans l’étonnant  » Une histoire de l’Art « . Et comme ici, où, dans un livre qui se révèle être aussi un livre-objet, il s’intéresse à un personnage emblématique de l’art du vingtième siècle, un être à la fois surréaliste, peintre par volonté, photographe par nécessité, par besoin viscéral… Man Ray est un artiste dont tout le monde a vu, au moins une fois, une photo. Un artiste multiforme, habité par la nécessité de créer, habité aussi par l’envie de sortir sans cesse des sentiers battus. C’est ainsi qu’il fut un des membres emblématiques du dadaïsme d’abord, du surréalisme ensuite, mais sans dogme… Et suivant, à sa manière, l’exemple iconoclaste d’un Marcel Duchamps.

Peindre © Aire Libre
Philippe Dupuy : pourquoi Man Ray
Philippe Dupuy : Man Ray et Marcel Duchamps

Et ce livre, « Peindre », construit par chapitres qui, volontairement, perdent le lecteur dans une ligne du temps sans cesse flottante, cet album semble, au premier abord, presque rédigé de manière automatique. Mais très vite, en s’immergeant dans cette biographie que je qualifierais d’éclatée, on découvre l’histoire d’une vie, mais une histoire uniquement composée à partir de la volonté de cette vie d’être acte créatif !

C’est à un jeu biographique et graphique que se livre Pierre Dupuy pour nous tracer le portrait d’un artiste non conformiste, d’un artiste motivé par le rêve, le fantasme, la déraison de toute création, la nécessité de faire de chaque contrainte une nouvelle liberté. Philippe Dupuy rend hommage à Man Ray, en nous le montrant, de chapitre en chapitre, maître de jeu d’échec. Ou d’échecs au pluriel !…

Peindre © Aire Libre
Philippe Dupuy : jeu d’échec

Dans ce livre, puisque Philippe Dupuy y dépasse sans cesse le seul aspect biographique pour s’intéresser à l’acte de créer, à l’acte de PEINDRE, les personnages secondaires, mais essentiels, sont nombreux, très nombreux. Et le lecteur se doit, de ce fait, d’être actif, dans sa lecture, une lecture qui, au sens noble du terme, ouvre les portes d’une culture générale passionnée, et, donc, passionnante.

La passion, d’ailleurs, est aussi présente, évidemment, dans ce livre-objet-portrait. Pour créer, Man Ray, comme bien d’autres, ont eu besoin de muses… Kiki de Montparnasse en a fait partie… D’autres femmes, aussi, avec lesquelles Man Ray, à l’instar, sans doute de bien des créateurs, a eu des rapports difficiles, ardus, donc sources d’expression charnelle de l’art, avec un « a » tantôt majuscule, tantôt minuscule. Pour Man Ray, pour Dupuy aussi certainement, la femme possède une clairvoyance qui fait d’elle, de ses présences, la réalité d’une révolution créative, intellectuelle, humaine, avec cette volonté primale de faire la fête et de réinventer l’amour.

Peindre © Aire Libre
Philippe Dupuy : Femme et création

La bande dessinée, lorsqu’elle se penche sur le leu premier d’où elle est issue, l’Art, ne peut que faire de l’introspection. C’est bien le cas de Philippe Dupuy, que l’on devine sans cesse au plus profond des pages de cet album. Il nous parle de corps, il nous offre des symboles sans jamais être symboliste, il nous dit que tout est toujours double dans l’art, puisque l’art est un miroir.

Man Ray est connu pour ses photographiques… Et ce livre nous dit, en quelque sorte, que le premier révélateur, c’est la peinture…

Vous comprendrez aisément que ce livre dépasse les codes et les habitudes de la bande dessinée. Mais il le fait sans jamais chercher à « faire comme », il le fait avec une sorte d’humilité souriante, il le fait aussi de façon très écrite, très littéraire. Peindre, dessiner et écrire, tout cela se mêle dans ce livre pour devenir, tout simplement, la description subjective d’un trajet de vie !

Peindre © Aire Libre
Philippe Dupuy : l’écriture

Un très beau livre, un dessin simple, sans être simpliste, un côté pop-up ludique, une base littéraire et graphique évidente… Un livre à placer, sans doute, plus dans le rayon « Art » que dans celui de la bd, au creux d’une bibliothèque… A découvrir, avec curiosité, avec plaisir, avec intelligence !

Jacques Schraûwen

Peindre (auteur : Philippe Dupuy – éditeur : Dupuis Aire Libre)

Mer D’Aral

Mer D’Aral

Du fantastique pour mieux parler du présent…

Cinq histoires teintées de fantastique et qui parlent de la mer, de la mort, de passés réinventés et de présents morcelés.

mer d'Aral
Mer d’Aral © Editions du Long Bec

 » Le Long Bec  » est un éditeur qui se caractérise par un choix d’édition axé essentiellement sur la qualité et la  » différence « . Ce n’est pas chez lui qu’on trouvera des best-sellers de la bande dessinée, du tout-venant en guise de récits dessinés, de la routine au niveau des scénarios et du graphisme. Mais, par contre, ce qu’on trouve dans le catalogue de cette maison d’édition, ce sont des livres qui sortent de l’ordinaire, qui s’écartent des sentiers battus, qui cultivent l’imaginaire, tant dans le texte que dans le graphisme.

Bien entendu, je n’aime pas toutes leurs parutions. Mais je reconnais que toutes font preuve, à chaque fois, d’originalité… Des originalités multiples qui, comme avec ce  » Mer d’Aral « , me touchent réellement. Et qui, dès lors, me donnent l’envie de partager mes impressions, et de vous donner envie de découvrir cet album à la poésie fantastique omniprésente.

mer d'Aral
Mer d’Aral © Editions du Long Bec

On pourrait parler, avec ce livre, à l’instar des romans graphiques, de  » nouvelles graphiques « , tant il est vrai que l’écriture et le dessin font corps, tout au long de cinq petites histoires, pour créer une narration, à chaque fois, étincelante… et envoûtante !

La Mer d’Aral s’assèche mais la vie continue, même pour les poissons dont l’évolution s’accélère.

Un bœuf occupe, Dieu sait comment, le toit d’un immeuble.

Un fantôme parle de la vie après la mort.

On inaugure le canal de Panama et une vieille femme se souvient.

Et, finalement, pour en revenir à l’élément liquide, la dernière histoire nous fait découvrir un éleveur de saumons, qui leur apprenait l’art de la nage à contre-courant.

mer d'Aral
Mer d’Aral © Editions du Long Bec

On se trouve face à un fantastique tranquille, un fantastique s’inscrivant dans la lignée d’écrivains comme Seignolle ou Jean Ray, ou même de Jacques Sternberg, mais en y ajoutant une once de surréalisme, ou, plutôt, d’étrange…

Rien n’est absurde dans ces cinq récits : il suffit d’accepter un axiome de base pour tout accepter des péripéties tranquilles du scénario, du texte, à la fois très littéraire et très succinct dans sa forme.

Le trait d’union de ces cinq nouvelles dessinées est de plonger le lecteur dans tout ce qui fait l’existence de l’humain : l’âge, l’évolution, le changement, l’absurde de plus en plus présent, la nature et, évidemment, la mort.

Et tout cela crée une ambiance qui, dépassant la trame des récits, fait de ce livre une suite de poèmes graphiques nourris de fantastique.

Chaque histoire est traitée différemment, tant au niveau des décors que du trait lui-même, des angles de vue comme de la couleur qui joue avec les tonalités et n’hésite pas à certains moment à choisir la voie (voix) de la monochromie.

Ce livre, c’est celui, sans doute, de l’éleveur de saumon qui n’a plus de poisson à qui apprendre à nager à contre-courant, et qui, dès lors, laisse les mots et les phrases, en une prose sans hésitation, s’écrire à contre-pensée…

Cette  » Mer d’Aral  » est comme un courant, oui, qui n’a rien de limpide et nous mène de l’ailleurs au néant…

Jacques Schraûwen

Mer D’Aral (dessin : Roberto Gomes – scénario : José Carlos Fernandes – éditeur ; éditions du Long Bec)

Popeye : Un homme à la mer

Popeye : Un homme à la mer

Les origines (peut-être) d’un marin mythique !

Qui ne connaît pas Popeye, l’homme aux biceps nourris d’épinards ?… Les auteurs de ce livre ont imaginé la manière dont il est devenu héros de bd…

Popeye © Michel Lafon

Ozanam au scénario et Lelis au dessin se lancent avec Popeye dans une entreprise particulière… Imaginer comment un personnage d’os et de chairs peut devenir héros de BD. Et, ce faisant, ils rendent vraiment hommage à Popeye, gloire immortelle de la bd américaine.

Pêcheur pauvre que la mer abandonne en ne lui offrant plus de poissons, artisan perdu dans un monde qui s’industrialise jusque sur la mer, Popeye se nourrit d’épinards parce qu’il a trouvé une réserve de conserves et qu’il est incapable de se payer autre chose, ou presque. Popeye cultive l’amitié, s’essaie à un autre métier, aime se castagner, vit une relation ambigüe avec son père, tombe amoureux d’Olive, une barmaid, et se lance dans une improbable course au trésor ! Tout cela sous le regard curieux d’un certain Elzie Crisler, dessinateur de comics strip.

popeye
Popeye © Michel Lafon

C’est un livre dans lequel les auteurs se sont amusés, et on le ressent à la lecture.

Ils ont multiplié les seconds rôles, mais en leur donnant, à tous, une véritable texture, de la présence, en les faisant participer pleinement à l’action. Aux actions plurielles !

Ils se sont amusés aussi à utiliser tous les clichés propres à ce style de récit : clichés « marins », clichés de chasse au trésor, clichés de vie dans un port. Ses clichés allègrement détournés de bout en bout ! Et la gageure de détourner ces habitudes narratives tout en respectant le côté originel de Popeye est totalement atteinte et, ma foi, extrêmement réjouissante !

popeye
Popeye © Michel Lafon

Ces détournements permettent aux deux auteurs d’actualiser leur récit, leur histoire. Le monde de la pêche, en crise, décrit dans ce livre est proche, extrêmement, de ce qu’il vit au jour le jour aujourd’hui. Le portrait social des marins et de leurs proches n’est pas éloigné du tout de ce qu’est la réalité des pêcheurs indépendants de nos jours. La description des nouvelles techniques de pêche, agressives quant à l’environnement marin, est totalement contemporaine aussi. Tout comme le plastique présent dans les océans…

popeye
Popeye © Michel Lafon

Ozanam est un scénariste accompli, qui a à son actif quelques superbes réussites, comme le journal d’Anne Frank, chroniqué ici…

Ozanam et Lelis avaient déjà collaboré, pour l’excellent « Gueule noire ».

Et les voici donc réunis dans cet album qui parle d’aventure, d’amour, de poésie, d’amitié. Qui parle d’êtres humains qui survivent dans un monde qui les renie peu à peu. Qui nous dit aussi, finalement, que tout un chacun peut devenir héros de sa propre histoire.

Le texte d’Ozanam est ben charpenté, bien différencié aussi au niveau des dialogues dont on ressent, à la lecture, les accents.

Quant au dessin de Lelis, Brésilien extrêmement doué, il est fluide, diaphane parfois, comme s’il subissait les assauts tranquilles des embruns… Et la couleur, en tons pastels, ajoute une ambiance poétique supplémentaire à un récit intelligent, souriant, et ouvert aux réalités du monde d’aujourd’hui !

popeye
Popeye © Michel Lafon

Jacques Schraûwen

Popeye : Un homme à la mer (dessin : Lelis – scénario : Ozanam – éditeur : Michel Lafon)

https://www.rtbf.be/culture/bande-dessinee/detail_journal-d-anne-frank-jacques-schrauwen?id=9250985