Marrons-nous

Comme chaque année, Nicolas Vadot partage avec nous un choix de ses dessins de presse… Toute une année de réflexions dessinées ! Et une chronique, ici, où vous allez pouvoir l’écouter tout en découvrant son album…

 

 

Y a-t-il vraiment de quoi s’amuser en laissant traîner ses regards et ses réflexions sur les douze derniers mois ?…

On peut en douter, tant il est  vrai que le monde qui nous entoure, auquel on se rattache, politiquement, socialement, culturellement qu’on le veuille ou non, manque de sources de plaisir ou de simple bonne humeur!

Cela dit, l’humour étant la politesse du désespoir (une citation attribuée à bien des auteurs différents, de Breton à Sternberg, en passant par Dac…), un livre comme celui-ci ne manque bien évidemment pas d’intérêt. Il nous pousse à sourire, certes, mais aussi à réfléchir. Au travers des nombreux dessins qui le construisent, tel un récit linéaire, Vadot vulgarise, à sa manière, l’actualité que nous avons toutes et tous vécue. Non pas parce qu’il considère que nous sommes incapables de la  » saisir  » sans aide, mais, plus simplement, parce qu’il a, lui, de par son métier, une immersion totale dans les événements qui sont l’horizon de notre monde au jour le jour.

Et c’est là que Vadot, même si ses dessins sont beaucoup plus  » travaillés « , de par la couleur entre autres, que ceux de ses confrères, se révèle totalement dessinateur de presse. Bien entendu, il a des avis sur ce qu’il décide de montrer, voire d’analyser en quelques traits, en quelques mots. Mais il n’impose rien, tant il est vrai que le regard peut, certes, s’attarder sur un dessin, mais il peut aussi l’éviter en une fraction de seconde…

On parle souvent de nos jours de populisme, en oubliant que ce mot, à sa naissance, était celui d’un combat « populaire » pour une vraie liberté d’expression politique, donc de vote… Et face à un recueil de dessins politiques, de dessins, en tout cas, s’enfouissant au plus profond des réalités tristement sombres du monde de la politique, on pourrait se trouver face à un manichéisme démagogique. Un livre du style  » tous pourris « …

Il n’en est rien, et même si Nicolas Vadot nous dresse le portrait d’une société en décadence, d’une civilisation, peut-être, en déliquescence, il le fait avec humour, évidemment, puisque telle se doit d’être la marque de fabrique de tout dessinateur de presse, mais avec aussi un regard qui n’est jamais désespéré…

Nicolas Vadot: décadence…
Nicolas Vadot: tous pourris?…

 

 

La société qui est la nôtre, comme le dit Vadot lui-même d’ailleurs, est une société où il est plus important d’être reconnu que d‘être connu!…

A ce titre, on peut s’étonner que le monde des réseaux sociaux, ce monde qui bouffe de plus en plus, de jour en jour, le monde de la réalité, que cet univers de virtualités exhibitionnistes prenne une aussi petite place dans le livre de Vadot. Mais Nicolas Vadot l’aborde, malgré tout, avec ce regard qui est et reste le sien, un regard à la fois amusé et pessimiste… Lucide, donc…

Nicolas Vadot: les réseaux sociaux

Parmi tous les dessins de cet album, il en est un qui a, plus que les autres, retenu mon attention : celui que Nicolas Vadot consacre à la mort de Simone Veil. En un seul dessin, c’est toute l’existence et toute la conviction souveraine de cette grande dame du vingtième siècle qu’il nous remet en mémoire, des camps nazis à la construction de l’Europe…

Rien que pour ce dessin (mais pour tous les autres aussi…), ce livre mérite, assurément, d’être lu… relu…. Pour ne pas perdre la mémoire de ce qui fut et de ce qui pourra peut-être demain être évité !

 

Jacques Schraûwen

Marrons-nous (auteur : Nicolas Vadot –  éditeur : nicolasvadot.com)

Murena : chapitre dixième – Le Banquet

Murena : chapitre dixième – Le Banquet

Un nouveau dessinateur, que vous allez pouvoir écouter dans cette chronique, pour une série mythique de la bande dessinée! La renaissance d’un héros fragile et terriblement humain, dans une époque qui manquait d’humanité… Un album à ne pas rater, croyez-moi!

 

Philippe Delaby, le créateur de cette série qui nous conduit jusqu’au temps de Néron, est un artiste qui a, en quelques années à peine, révolutionné la façon dont on peut, en dessinant, raconter la grande Histoire. Avec  Murena, il a coupé les ponts, en quelque sorte, avec la manière respectueuse, quelque peu rigide aussi, manichéenne souvent, de ses prédécesseurs. On était loin, et tout de suite, avec lui de Jacques Martin et de ses suiveurs. Et le style qu’il a plus que contribué à créer a fait bien des émules parmi ses collègues.

C’est dire que, pour le remplacer après sa mort, le scénariste Jean Dufaux aurait pu faire le  choix d’un artiste capable de se fondre dans l’univers de Delaby, et de continuer la série exactement dans la même veine graphique.

Mais telle n’a pas été sa volonté, fort heureusement ! Et le  dessinateur qu’il a choisi pour continuer l’œuvre admirable entamée avec Delaby ne se contente pas du tout de reproduire le style de son prédécesseur.

Le pari était osé. Et il se révèle réussi !

Theo respecte, certes, l’ambiance graphique de Delaby. Mais la mise-en-scène qu’il pratique, graphiquement, est fort différente… Il y a bien évidemment une continuité immédiatement visible dans les visages, même si celui de Murena se découvre quelque peu différent. Moins sûr de lui, peut-être… Et c’est surtout dans les décors, dans les plans d’ensemble que Theo fait preuve de personnalité.

Il prend la suite de Delaby, il ne le remplace pas…. Et dans cet épisode, le symbolisme est omniprésent. Murena n’est plus que l’ombre de lui-même… Ses retrouvailles amicales avec Néron ne peuvent que déboucher sur sa déchéance, une déchéance physique, d’abord, une déchéance morale, ensuite, une déchéance de la mémoire, aussi…

Cet album qui, pourtant, s’inscrit dans la suite des épisodes précédents, ressemble  terriblement à une nouvelle série naissante ! C’est bien de renaissance, qu’il s’agit, mais d’une renaissance dans laquelle Jean Dufaux voit le disparu, Delaby, laisser lentement la place à une autre complicité…

 

Avec Dufaux, il a toujours été hors de question de créer des personnages monolithiques.

C’est vrai pour Murena qui, dans ce  » Banquet « , reste séduisant, très charnel, très charismatique, mais qui, en même temps, montre en pleine lumière ses failles… Un peu comme si le corps continuait à éblouir, alors que l’esprit, lui, est en quête de lui-même.

Theo, par son dessin, accompagne à  la perfection cette volonté du scénariste de montrer des êtres vivants, avec leurs contradictions, avec leurs passés multiples, avec  leurs déchirures, donc leurs qualités et leurs défauts.

C’est flagrant, par exemple, dans l’approche que les auteurs ont du personnage de Néron. Il reste, dictateur impitoyable et cruel, l’enfant trahi qu’il a été… Et le dessin de Theo, à ce titre, est d’une superbe expressivité. On pourrait presque dire qu’il dessine les expressions au-delà de l’apparence. Dans le rendu des regards de Néron s’expriment, de manière immobile, les gestes qu’il va oser et imposer…

C’est que, pour parler de la grande Histoire, pour que le récit touche les lecteurs d’aujourd’hui, il faut dépasser la seule anecdote. Et dans ce livre où on parle de drogue, de mysticisme, donc de religions, de complots, de lâchetés et de trahisons, de vanité conduisant au pouvoir, de pouvoir menant à la lassitude, nombreuses sont les références au monde qui est le nôtre, celui d’un vingt-et-unième siècle dans lequel les dictatures de la folie se multiplient.

Pour rendre ces références présentes sans qu’elles soient pesantes, Theo a choisi, avec un indéniable talent, de privilégier, dans chaque page, l’émotion. C’est elle qui jaillit des mots de Dufaux pour prendre vie au long d’un graphisme lumineux et proche, tout le temps, de l’humain et de ses réalités physiques et morales.

Theo: les personnages

Theo: l’émotion

 

 

Parler de ce Murena-ci sans aborder la présence essentielle de  la couleur me semble impossible.

Là aussi, il y a rupture, mais une rupture tranquille et nécessaire, avec les albums précédents. Bien sûr, cette couleur, due aux pinceaux de Lorenzo Pieri, participe pleinement à l’ambiance voulue par Dufaux et Theo.

Bien sûr aussi, le  coloriste utilise l’art du clair-obscur pour donner de la profondeur aux dessins qui montrent des scènes aux nombreux personnages.

Mais il y a dans la palette de ce coloriste un plaisir, presque abstrait parfois, à privilégier le trait volontaire de Theo tout en y ajoutant des lumières qui en accentuent à la fois les mouvements et les expressions.

Cet album, en fait, est une belle histoire d’amitié entre trois artistes qui, à aucun moment, n’ont oublié dans leur travail l’exceptionnel Delaby mais parviennent, en même temps, à se faire complices d’une renaissance parfaitement aboutie !

Theo: la couleur

Murena : une série mythique, je le disais… Une série dans laquelle Philippe Delaby sera toujours présent… Une série, surtout, qui revit, rejaillit, et se dévoile, dans cet épisode, d’une humanité symbolique absolument exceptionnelle.

Ce   » Banquet  » réinvente un peu Murena, et d’ores et déjà on ne peut qu’en attendre la suite…

 

Jacques Schraûwen

Murena : chapitre dixième – Le Banquet (dessin : Theo – scénario : Jean Dufaux – couleurs : Lorenzo Pieri – éditeur : Dargaud)

 

Theo: prendre la suite de Delaby
Theo: une renaissance
Le Règne : 2. Le Maître du Shrine

Le Règne : 2. Le Maître du Shrine

Un album,une exposition à Bruxelles,

une interview du scénariste

 

 

J’ai, en son temps, dit ici tout le bien que je pensais du premier tome de cette série. Et ce deuxième volume est tout aussi passionnant, avec des personnages qui, perdus dans une science-fiction violente, nous rappellent sans cesse notre propre époque !

 

Dans le premier tome, les auteurs installaient les personnages, sans se presser, mais en nous offrant déjà quelques scènes épiques et émotionnelles particulièrement réussies.

Des personnages qui, pour animaliers qu’ils soient, mais doués de parole, sont les miroirs à peine déformés du monde qui est nôtre, du monde, surtout, que nous sommes en train de préparer.

Le résumé du « canevas » de cette série est assez simple à faire : trois mercenaires ont été engagés par une famille riche pour les garder en vie jusqu’à leur entrée dans un sanctuaire, le Shrine, seul endroit capable de résister à des forces de la nature que tout le monde appelle  » Démons Humains « .

Dans le premier volume, les trois mercenaires, et une partie seulement de ceux qu’ils doivent protéger, arrivaient devant ce fameux sanctuaire.

Ici, dans cette suite, on les retrouve donc, soucieux d’abord et avant tout de mener à bien leur mission, et confrontés à d’autres violences qu’à celles venues du ciel et de ses perturbations climatiques.

Les auteurs nous font ainsi découvrir un peu plus du passé de ces trois héros… Un peu plus, également, de cet univers dans lequel l’humain n’est plus qu’un souvenir que la mémoire recrée sans cesse, de cette planète qui ne meurt jamais mais qui, comme toute entité vivante, évolue et accepte comme voyageurs de la vie de voir disparaître des espèces vivantes vite remplacées par d’autres…

Sylvain Runberg: le scénario
Sylvain Runberg: les démons humains

 

Il s’agit, totalement, de science-fiction, et le fait d’avoir choisi de nous parler d’un monde post-apocalyptique en prenant comme personnages exclusivement des animaux dotés de parole, de sentiments exacerbés pour la plupart d’entre eux, transforme le récit en une sorte de fable au travers de laquelle notre propre réalité se trouve représentée comme dans un miroir déformant. A peine déformant, même, au gré des thèmes abordés.

Ce monde que nous montrent Boiscommun et Runberg se nourrit de violence, d’avidité de pouvoir, de folie, de trahisons, de conquêtes, de démissions, de fuites. Tout comme le nôtre…. Et tout comme dans notre propre monde, la religion, Les Religions, plutôt, occupent une place prépondérante. Elles sont, plurielles et toutes aliénantes, et dans toutes les sphères de la population, sources d’abord et avant tout d’horreurs et d’injustices.

Sylvain Runberg: les religions

 

Cela dit, malgré la noirceur du récit, malgré le pessimisme constant qui règne dans cette série qui nous livre des portraits peu reluisants de l’humanité, Sylvain Runberg parvient à garder des fenêtres ouvertes, au fil des pages, des éclaircies, des envolées qui ne sont pas uniquement des fuites, mais qui deviennent de véritables quêtes, identitaires parfois, humanistes aussi.

Bien sûr, l’aventure règne en maîtresse absolue dans ce deuxième album. Mais s’il fallait trouver un maître-mot à l’histoire qui nous y est contée, ce serait, me semble-t-il, le mot  » solidarité « …

Parce que les trois personnages centraux, même mercenaires, même mercantiles, même plongés dans un univers aux impitoyables réalités, ces trois personnages ont un code d’honneur et, pour que survivre soit une réalité, ils se doivent d’agir en solidarité, entre eux, mais aussi avec ceux qui, de près ou de loin, peuvent leur être compagnons de vie.

Sylvain Runberg: la solidarité

 

 

Vous l’aurez compris, Sylvain Runberg maîtrise parfaitement son sujet.

Il en va de même pour Olivier Boiscommun, dont le dessin, extrêmement expressif, ne s’encombre pas de décors trop nombreux, de manière à mettre en avant, toujours, ses personnages.

Dessinateur du mouvement, il s’est également amusé, dans ce  » Maître du Shrime « , à créer des environnements colorés, picturaux, qui, justement, permettent d’estomper les décors, parfois, au profit des visages et du rythme.

Et il est normal, dès lors, et particulièrement bienvenu, qu’une exposition soit consacrée aux planches originales de ce livre. Une exposition dans un lieu extraordinaire uniquement consacré à la défense de la bande dessinée dans tous ses états, le Centre Belge de la Bande Dessinée.

Sylvain Runberg: l’exposition

Que vos pas, donc, vous mènent jusqu’au Centre Belge de la Bande Dessinée… Que vos yeux s’attardent sur les deux albums du  » Règne  » déjà paru… Et que vos impatiences naissent de vite en découvrir la suite !…

 

Jacques Schraûwen

Le Règne : 2. Le Maître du Shrine (dessin : Olivier Boiscommun – scénario : Sylvain Runberg – éditeur : Le Lombard – 

Exposition au Centre Belge de la Bande Dessinée jusqu’au 20 novembre)