Réfugiés climatiques et castagnettes – un livre humaniste et, donc, important !

Réfugiés climatiques et castagnettes – un livre humaniste et, donc, important !

Changement climatique… Les pays du sud de l’Europe sont horriblement touchés… Voici le moment d’une nouvelle immigration !

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Je n’ai jamais été très « fan » des livres traitant des sujets « à la mode », quel qu’en soit le thème. Et donc, ici, j’avoue avoir hésité avant de me plonger dans cette histoire en deux volumes. Eh bien, j’avais tort ! C’est un excellent récit, intelligent, ouvert, lumineux, humoristique, linéaire, et qui nous parle, profondément, à toutes et tous, au-delà de la simple actualité, et loin des Greta et compagnie !

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C’est vrai que cette actualité semble de plus en plus prendre vie : l’immigration climatique ! Il va falloir, plus que probablement, gérer dans les années à venir une nouvelle forme de solidarité, et cela dans un monde qui, reconnaissons-le, a perdu depuis longtemps le sens de ce mot !

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Certes, on défile « contre » le réchauffement climatique ! On suit aveuglément quelques gourous auto-proclamés, tout en permettant à nos pouvoirs de continuer à ne surtout pas s’attaquer aux vrais problèmes et à privilégier, à force d’idéologies de plus en plus puantes, l’économie par rapport à l’humain ! On défile, on chante, on danse dans les rues, on fait de l’écoterrorisme une nouvelle religion, on contribue à faire porter la responsabilité de tout ce qui fait peur aux seuls citoyens, ceux d’hier, surtout, les « boomers » !… Mais en même temps, on n’a aucun regard pour le sdf qui meurt au jour le jour juste à côté de nos sublimes manifs !… Et on continue à voter pour les mêmes pantins des mêmes multinationales sans âme…

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Cela dit, pour en revenir à cette bande dessinée, n’ayez pas peur d’un album militant, lourd et pesant. Avec David Ratte, la critique sociale est toujours au rendez-vous, mais elle l’est avec sourire, avec émotion, avec une forme de dérision aussi. Mais avec un vrai regard sur le monde dans lequel nous (sur)vivons.

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Au départ du récit qu’il nous offre, une hypothèse probable : les habitants de l’Italie, de l’Espagne, du Portugal doivent abandonner leurs terres. En France, un décret paraît : « Quiconque disposant d’un logement suffisamment grand devra héberger un ou plusieurs réfugiés climatiques sous peine de poursuites ». Le domicile devenant ainsi, de fait, le lieu privilégié de l’identité…

Louis Clémant-Barbier, un jeune homme de « bonne famille » bien-pensante, donc profondément égoïste, se voit ainsi obligé d’accueillir dans son appartement une vieille Espagnole. Ce sont d’ailleurs tous les appartements de son immeuble qui sont ainsi réquisitionnés. Et chacun va devoir, non pas s’habituer, mais, tout simplement, « changer », dans ses convictions, dans ses habitudes, dans le sens qu’on peut donner au mot « richesse »!

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A partir de ce postulat de base, David Ratte nous raconte une histoire de « double intégration », puisque les réfugiés climatiques obligent, à leur manière, les gens qui les accueillent à intégrer dans leurs quotidiens leurs cutures, leurs manières de vivre, de tout faire pour que vivre reste vivable. C’est en sorte le combat entre un quotidien à partager et la forme latente du racisme…

David Ratte, à sa façon, nous réapprend à tendre la main. Ou, en tout cas, loin de toute polémique, à avoir envie de le faire, à dépasser les apparences et les indifférences, tellement de mise de nos jours, pour espérer un monde un tant soit peu meilleur.

Son scénario, tel une fable moderne, nous fait le portrait éclaté d’une société également éclatée. Ces deux albums nous parlent ainsi de découvertes toujours possibles, de soi et des autres, de sentiments, même amoureux, même déçus, d’émotions qui, exacerbées, retrouvent leur sens premier.

Avec un dessin extrêmement expressif, parfois proche d’une forme tranquille de caricature, David Ratte, en idéaliste quelque peu utopique, donc essentiel, nous raconte la vie telle qu’elle pourrait être. Le tout avec un graphisme souriant, lumineux, avec un sens profond de l’approche de ses personnages par leurs gestuelles et leurs regards.

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Un très bon diptyque, donc, vous l’aurez compris, qui ne donne pas de leçon, loin de là, mais nous pousse, tranquillement, sereinement même, à réfléchir à notre place, à chacune, à chacun, dans un monde qui, qu’on le veuille ou non, est en train de doucement s’approcher d’un grand et ultime chambardement !

Jacques et Josiane Schraûwen

Réfugiés climatiques et castagnettes (auteur : David Ratte – histoire complète en deux tomes – éditeur : Bamboo Grandangle – 2022 et 2023)

Red Creek Shuffle – années 50, guerre froide, polar et sf…

Red Creek Shuffle – années 50, guerre froide, polar et sf…

Red Creek. 1959. Une petite ville au fin fond des Etats-Unis. Des cadavres, un flic raciste, un détective privé sans ambition, une journaliste, elle, ambitieuse… Voilà tous les ingrédients de cet album passionnant !

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Résumer la carrière du prolifique scénariste Eric Corbeyran est chose impossible, tant il a exercé son talent dans bien des domaines de la bande dessinée, dans des thématiques extrêmement variées. S’il fallait malgré tout trouver un fil conducteur, une unité dans ses scénarios, sans doute faudrait-il la rechercher dans sa manière de s’intéresser à ses personnages. Quel que soit le décor dans lequel il nous entraîne, il le fait toujours en s’approchant du plus près possible des (anti-)héros de ses récits… Le vin ou l’Histoire, le fantastique ou l’humour, la bd sociétale ou la bd de délassement pur, tout cela est pour lui un prétexte à inventer des hommes et des femmes auxquels, parfois avec un sens évident de la caricature, il aime donner vie.

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Graphiquement, même si ses scénarios appellent le plus souvent un dessin réaliste, il aime surtout des dessinateurs qui accompagnent différemment ses mots, ses intrigues. Je me souviens, quant à moi, avoir été séduit par l’excellent « Lie de Vin », dessiné par Berlion, par le « Maître chocolatier » se déroulant à Bruxelles, par sa participation à l’album « Paroles de taulard ». A chaque fois, on ressent véritablement le soin que Corbeyran met à s’entourer de gens qui aiment voyager dans ses univers…

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C’est encore le cas ici, avec Chico Pacheco dont les influences américaines sont indubitables. On se retrouve dans l’univers des comics, par le découpage comme par le trait. Je ne parle pas des resucées sans fin des super-héros, mais dans ces histoires américaines, souvent glauques, dans lesquelles la nuit et ses ombres occupent toujours une place prépondérante, avec des sensations d’angoisse alimentées par des perspectives et des découpages qui aiment le vertige…

A ce titre, il faut souligner, dans cet album, le travail remarquable du coloriste Cyril Saint-Blancat. Il ne cherche à aucun moment à éblouir et se met au service de l’histoire… Ses gris mêlés de bleu, traversés ici et là de couleurs chaudes, rythment véritablement le récit.

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Un récit que le dessinateur a parsemé de plusieurs sourires graphiques, comme des hommages… A Torpedo, bien évidemment, de Bernet. Mais aussi aux Dalton de Morris… Ce sont les plus évidents, mais il y en a d’autres, en référence aussi au cinéma noir des années 50 !

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Cela dit, que nous raconte cet album hétéroclite mais passionnant ?

A Red Creek, existe une usine étrange dont personne ne sait ce à quoi elle travaille, ce à quoi elle sert.

A Red Creek existe une casse de voitures dont on se demande ce qu’elle peut faire dans ce bled pourri loin de tout…

A Red Creek, il y a des meurtres sanglants, des cadavres mutilés, et un shérif qui n’en a rien à faire. Après tout, les victimes ne sont que des membres de minorités, les Noirs, les Indiens, les Latinos…

A Red Creek, il y a aussi des disparitions qui n’intéressent d’aucune manière la police ronronnant dans une sorte de léthargie dont on devine qu’elle est bien payée…

Et le privé comme la journaliste qui y arrivent ne sont que deux fouille-merde qui, peu à peu, en s’associant, vont s’enfouir dans une réalité peu ragoutante… Et particulièrement pourrie, politiquement et humainement parlant…

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Et c’est au cours de cette enquête conjointe que le récit commence à délirer… Au-delà des crimes horribles, c’est dans un monde de compromissions, certes, que les deux enquêteurs se glissent… Mais un monde profondément ancré dans une guerre froide aux méchants Russes en face des à peine moins méchants Américains…

Et puis, les années 50, ce sont, littérairement parlant, les années d’apogée de la science-fiction, avec Fredric Brown, Ray Bradbury, Isaac Asimov, avec la peur de la population face aux ovnis, aussi…

 Et « Red Creek Shuffle » devient alors, avec un humour morbide et pratiquement influencé par le manga actuel, une histoire qui mélange plusieurs thématiques, avec un plaisir évident de la part des auteurs, et sans jamais perdre le lecteur au passage !

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Bouquin étonnant, ce livre inattendu est à la fois un hommage à la littérature et au cinéma de ces années 50 et un excellent moment de délassement, de plaisir, même hanté par des monstres et des flots de sang…

A découvrir, sans aucun doute !

Jacques et Josiane Schraûwen

Red Creek Shuffle (dessin : Chico Pacheco – scénario : Eric Corbeyran – couleurs : Cyril Saint-Blancat – éditeur : l’aqueduc bleu – janvier 2023 – 156 pages)

Ras le bol – Des dessins d’humeur qui n’ont pas pris l’ombre d’une seule ride !

Ras le bol – Des dessins d’humeur qui n’ont pas pris l’ombre d’une seule ride !

On ne dira jamais assez combien le début des années 70 a été une époque d’invention, de liberté revendiquées et assumées, d’intelligence jamais formatée dans les dessins qui faisaient briller la presse dite d’opinion…

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Et voici donc un recueil des dessins de presse (dans le journal « Humanité » essentiellement) réalisés par Cardon de l’année 1970 à l’année 1976. Des dessins qui, ma foi, auraient pu être faits aujourd’hui ! Auraient dû… Tant il est évident que les choses n’ont pas vraiment changé en un demi-siècle ! Toutes les attaques frontales que Cardon opère vis-à-vis d’une société dans laquelle il se sent peu à sa place, toutes les cibles qui sont les siennes sont toujours celles que les dessinateurs de presse pourraient viser aussi ! Sans doute le font-ils… En disant que les temps ont bien changé… Que, la presse d’opinion n’existant pratiquement plus, il s’agit d’être convivial… Je n’irai pas jusqu’à dire que le dessin de presse est devenu sage, quand même pas, mais il faut bien admettre qu’il s’est énormément édulcoré en un demi-siècle…

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Chez Cardon, il y a, c’est vrai, une vraie lutte latente dans tous ses dessins. Une sorte de violence, intellectuelle certes, mais appelant aussi à la lutte, la vraie… Avec la conscience, en même temps, que cette lutte que d’aucuns, en 1970, espéraient encore finale ne le sera jamais… Et aujourd’hui sans doute encore moins qu’hier !

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Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer quelques mots écrits par l’écrivain belge Jacques Sternberg, au sujet de Cardon, dans « Les chefs d’œuvre du dessin d’humour », anthologie parue chez Planète en 1968.

« Ses dessins frappent par la charge de dynamite et de perfection qu’ils contiennent »

« Cardon est un des dessinateurs satiriques les plus violents qu’on ait eus en France. »

« Il manie l’insolite et l’inquiétude, … ses idées sont ahurissantes, son style ne doit rien à personne, l’exécution est sans bavures. »

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Ce livre publie les dessins de Cardon entre 1970 et 1976, et force est de reconnaître que la dynamite annoncée en 1968 par Sternberg n’a pas fait long feu, loin s’en faut ! Elle est toujours aussi virulente, toujours aussi puissante, et si on parle d’humour, c’est d’un humour qui fait grincer des dents plus que sourire.

Il y a chez Cardon moins de désespoir que chez Chaval ou Bosc, il y a moins de poésie provocatrice que chez Topor, un peu moins de perfection graphique que chez Gourmelin… Mais le regard est identique, et terriblement et merveilleusement engagé.

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Partagé en chapitres, chacun d’entre eux consacré à une année, ce livre nous permet de retrouver, presque au quotidien, ce que fut l’histoire de France (et des dictatures à travers le monde) entre 1970 et 1976, grâce à des têtes de chapitres résumant les points forts à chaque fois de l’année concernée.

Mais ce qui est important, évidemment, c’est le talent de Cardon… Un dessin en noir et blanc, extrêmement expressif, avec, de temps en temps, des moments travaillés longuement, et, le plus souvent, des idées mises en dessin dans l’immédiateté du propos. Mais toujours sans que rien ne soit bâclé…

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Je disais que les thèmes abordés par Cardon en ces années-là sont les mêmes que ceux d’aujourd’hui. Jugez-en: la place des voitures, l’immigration, les vieux, le travail et le patronat, les élections, le pouvoir politique et le pouvoir du fric, l’écologie, la pollution, une loi de 1970 dite « anti-casseur » contre les manifestants qui auraient le toupet d’être violents… Et j’en passe!

Tout cela est abordé par Cardon avec son engagement politique personnel… Mais ce qui est surtout intéressant, c’est de s’apercevoir que cet engagement est surtout humain… Culturel… Avec quelques références à Marcel Thiry ou à Magritte, par exemple, à Prévert aussi, à Mac Orlan…

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Cardon est un artiste dont les coups de gueule face au quotidien deviennent des dessins… Des coups de gueule qui sont à la fois comme des rêves et de la colère… Avec, parfois, une forme de surréalisme absurde.

Avec aussi quelques phrases en presque-aphorismes : « combien de joies contient un cercueil ? », « plus le mur me ressemble, plus je ressemble au mur » !…

Ce ras le bol de Cardon est sans doute également aussi celui qu’on peut avoir vis-à-vis d’une société qui n’a fait, semble-t-il, depuis 1970, que mal évoluer…

Il ne faisait pas plus beau hier qu’aujourd’hui, loin de là ! Mais hier, on se battait au quotidien pour la liberté… Celle de l’individu aussi… Un mot qui revient dans ce livre, un mot qui résume, à lui tout seul, le travail et l’art de Cardon !

Jacques et Josiane Schraûwen

Ras le bol (auteur : Cardon – éditeur : Les Requins Marteaux et Super Loto éditions – 2023 – 255 pages)