Rivière d’Encre

Rivière d’Encre

Le dessin, trace intime de la mémoire et du rêve

Il y a des bandes dessinées indéfinissables, et qui, de ce fait, enrichissent le paysage du neuvième art. C’est le cas de cet album étonnant, intelligent, aux imaginations profondes, aux réflexions essentielles… Un livre qui se regarde, qui se feuillette, qui se lit, qui ne se rate pas !

Rivière d’encre © La boîte à bulles

Je me souviens de Juillard me disant que tout le monde dessinait, que le dessin appartenait pleinement à l’humanité de l’enfance, mais que bien des gens (trop sans doute) renonçaient à leur enfance et, de ce fait, ne savaient plus dessiner…

Le dessin serait-il, dès lors, le signe tangible d’une enfance qui se refuse à disparaître et qui, insidieusement, devient élément artistique d’un improbable partage ?

Etienne Appert, l’auteur de ce livre, s’est sans doute posé la question. Il s’en est posé bien d’autres quant au dessin, quant à l’écriture, quant aux raisons ou déraisons qui peuvent pousser un être humain à dessiner et, plus largement, à créer.

Rivière d’encre © La boîte à bulles

Tout le monde se souvient d’une des premières pages du « Petit Prince » de Saint-Exupéry. Un gamin blond s’approchant de l’aviateur perdu en plein désert et lui demandant de lui dessiner un mouton. Ce livre-ci, cette rivière graphique et littéraire, commence presque de la même manière. Un homme dessine, au pied d’un arbre, et un enfant blond lui demande : « Dis, pourquoi tu dessines ? ».

Et le livre, à partir de cette simple question, va devenir une recherche de sens à ce simple geste de tracer au papier les ombres de ce qu’on voit, de ce qu’on regarde.

Plusieurs histoires vont se croiser. Celle d’un poilu dans une tranchée, et trouvant dans ses dessins la seule échappatoire à l’horreur. Celle d’une femme préhistorique dessinant les ombres de ses proches, avant de les enjoliver de traits dont la seule magie est de les immortaliser. Celle d’une femme en hôpital psychiatrique, une femme perdue pour qui le dessin se révèle la seule vérité, celle du rêve et de l’ailleurs.

Rivière d’encre © La boîte à bulles

C’est, je le disais, un livre indéfinissable, une bande dessinée qui rompt avec tous les codes de ce genre artistique. On se trouve plus dans « Le bateau Ivre » de Rimbaud que dans « La légende des siècles » de Hugo… C’est de la poésie, oui, c’est de l’imagination, du fantastique, c’est du rêve, c’est du souvenir, c’est de l’introspection. De temps à autre, au fil des pages, on pense à de l’écriture automatique, l’esprit et le doigt décidant soudain de changer d’époque, de récit, avant de revenir, tout aussi brusquement, à une analyse moderne de la création.

C’est un livre de rencontres, aussi. De rencontre de l’auteur avec son enfance, avec SES enfances, même, inscrites dans la suite des enfances de ses parents… De rencontre entre l’auteur et deux dessinateurs qu’il interpelle et qui lui répondent, en mots et en dessins : Edmond Baudouin et François Boucq.

Dans sa construction aussi, ce livre n’a rien de déjà vu. On a l’impression d’un face à face entre le mot et le dessin. L’être humain, comme aurait pu le dire Sartre, ne vit que sous le regard des autres… Un regard qui se fait phrases et jugements… Des phrases qui, en devenant dessins, créent un nouveau langage, une nouvelle approche, un neuf partage. Tout « trait » devient ainsi symbolique du moment où il faut créé, de ce qu’il montre, de ce qu’il tait…

Rivière d’encre © La boîte à bulles

Le dessin, base de tous les arts, « crée »-t-il plus que les mots ? Ces mots qui, d’ailleurs, sur une feuille, sont des signes tracés, eux aussi, donc des dessins. Il s’agit moins, donc, de reproduire le réel que d’en montrer une interprétation personnelle, tout comme le fait (ou devrait le faire) la littérature. Une des phrases qui m’a frappé dans ce livre concerne l’art musical : « La vie c’est la musique. Je ne dessine plus que de la musique ».

Etienne Appert nous promène en se baladant, et les pays que l’on croise vont de l’abstraction au réalisme, du symbolisme à l’expressionnisme, sans arrêt. Sans chronologie, sans d’autre logique que la réflexion de l’auteur héros de son propre livre.

Un enfant dessine pour intégrer le monde qui l’entoure à ses propres magies. Un adulte dessine pour apprendre à connaître ce monde, et, ce faisant, à se connaître lui-même.

Appert nous conduit au fil des pages de l’enfance séductrice au doute de l’adultité.

Et s’il nous dit que dessiner, c’est imaginer et faire imaginer, Etienne Appert s’empresse d’ajouter que raconter, c’est pour le dessinateur donner une trace au monde de son propre chemin humain. En disant encore que le dessin permet à l’artiste d’intervenir sur les êtres à travers leur représentation et, donc, à travers l’idée que l’on s’en fait…

Rivière d’encre © La boîte à bulles

Disons-le tout de suite, ce livre ne se lit pas comme ça, en passant, vite, sur le coin d’une table… C’est un véritable ouvrage intelligent sans jamais être pédant, c’est une recherche intime et personnelle d’un artiste au sujet de son propre art et de ses possibilités, c’est aussi un discours cultivé qui n’hésite pas à même à tout acte créatif les réalités du rêve, du désir, de la souffrance, de la guerre, de la mort.

Je n’ai jamais lu, je le dis haut et fort, une bande dessinée comme cette « Rivière d’encre ». Et croyez-moi, la dernière page tournée, les mots, les dessins et les réflexions d’Etienne Appert continuent à éblouir… A faire réfléchir !

Oui, le dessin est un miroir qui ne fige pas la vie, qui ne fige des instants, et, finalement, tout acte créatif naît d’abord et avant tout d’un désir d’amour…

Jacques Schraûwen

Rivière D’Encre (auteur : Etienne Appert – éditeur : La Boîte à Bulles – 224 pages – parution : janvier 2020)

Rivière d’encre © La boîte à bulles
Le Roman Des Goscinny

Le Roman Des Goscinny

Naissance d’un Gaulois

Ne nous y trompons pas : il s’agit bien du roman DES Goscinny, père et fille. Il s’agit d’abord et avant tout d’un hommage intelligent au trajet d’un homme exceptionnel qui a marqué et marque encore l’histoire de la bande dessinée.

Le Roman des Goscinny © Grasset

Et c’est bien d’un roman qu’il s’agit, de par sa construction, tant graphique que littéraire. Littéraire, oui, parce que ce livre se conjugue en chapitres, des chapitres qui se baladent au fil du temps, des chapitres qui, tantôt, se consacrent à René Goscinny, tantôt s’intéressent à sa fille Anne. Littéraire, parce qu’on retrouve, réellement, les voix des personnages mis en scène, quels qu’ils soient. Graphique aussi, parce que Catel joue avec les lumières, les cadrages, et les couleurs surtout, pour différencier les époques, et les approches qu’elle fait de René ou de Anne Goscinny.

Le Roman des Goscinny © Grasset

Certes, ce livre est une biographie. Mais une biographie double. Celle d’un père qui occupe dans l’existence de sa fille une place immense, celle d’un père qu’un passé d’horreurs plurielles a construit avant de le faire mourir avant même la jeunesse de sa fille, celle d’une fille qui, au-delà des ans et de l’absence, semble chercher sans cesse une vérité humaine qu’elle ne saisit qu’éclatée.

Le Roman des Goscinny © Grasset

Dans ce livre, on apprend des tas de choses sur Goscinny, sur ses rapports avec la vie, sur ses rapports avec le travail, sur ses rapports avec les autres, sur ses rencontres, sur ses doutes, sur ses convictions. Et Catel, avec son talent de raconteuse d’histoire, la manière qu’elle a depuis toujours de parler de destinées en mêlant dans son récit la mémoire et l’imaginaire, la souvenance et le rêve. Et, de ce fait, ce livre est aussi une réflexion sur toute une époque, sur l’histoire de la bande dessinée, sur l’histoire de tous ceux qui en fait ce qu’elle est aujourd’hui.

Le Roman des Goscinny © Grasset

Catel rend hommage, en nous racontant LES Goscinny, au neuvième art, avec des références nombreuses et variées (l’humour des Pieds nickelés, du sapeur camembert…). Catel est une observatrice de l’existence, et de livre en livre, elle nous raconte la place des femmes dans les sociétés qui ont amené à la nôtre. Parce qu’ici aussi, c’est bien de femmes qu’elle parle, au travers d’un homme au génie reconnu et époustouflant. Il y a Anne, avec qui Catel vit une belle amitié, il y a sa mère, morte jeune, elle aussi. Il y a, tout simplement, la vie… La vie telle qu’elle fut, une vie à taille humaine, loin des dogmes, des icônes et, surtout, du tristement politiquement correct.

Le Roman des Goscinny © Grasset

Catel ne réécrit pas l’Histoire, elle laisse ce soin à ceux qui font profession de pouvoir ! Elle l’écrit, simplement, en laissant son regard aimer les gens dont elle nous parle…

Catel

Jacques Schraûwen

Le Roman Des Goscinny – Naissance d’un Gaulois (auteure : Catel – éditeur : Grasset – 342 pages – date de parution : août 2019)

Luis Royo et Romulo Royo

Luis Royo et Romulo Royo

Jusqu’au 25 janvier 2020 à Bruxelles : une exposition et un coffret de deux livres à ne pas rater !

C’est dans la galerie Huberty Breyne, à la place du Châtelain, dans la capitale européenne, que dialoguent un père et son fils, deux illustrateurs aux mêmes thématiques, aux identiques envoûtements.

Luis Royo © ROYO

Le talent est-il héréditaire ?

Luis Royo © ROYO

On peut le penser, en se baladant dans cette galerie bruxelloise qui se fait l’écrin des œuvres de ces deux artistes espagnols aux regards parallèles.

Romulo Royo © ROYO

Luis Royo, du haut de ses 65 printemps, a d’abord été un artiste connu dans son pays natal, l’Espagne, avant de devenir, dès les années 90, un des grands noms de l’illustration. Dans la lignée de l’Américain Frazetta ou du Péruvien Vallejo, il est devenu une référence mondiale dans l’art de montrer l’irracontable, de dénuder le mystère, d’érotiser le fantastique.

Luis Royo © ROYO

Et son fils Romulo Royo s’est enfoui à son tour dans l’univers de l’ailleurs, dans un monde où le sombre de l’horreur se devine au travers du miroir de la couleur. Il y a incontestablement une similitude d’inspiration, voire même de graphisme entre ces deux illustrateurs. Le traitement pictural, par contre, diffère. Avec le père, on est dans ce qu’on pourrait appeler un réalisme fantastique, magique, dans un voyage, aussi, dans les cités envoûtantes de l’érotisme, de tous les érotismes.

Romulo Royo © ROYO

Avec le fils, le traitement est différent… Les ambiances sont plus abstraites, la fantasy se mêle plus au réalisme, le gothique prend forme sans rien ôter de la beauté des femmes moins maîtresses que soumises.

Le point commun entre le père et le fils, au-delà des techniques similaires (aérographe, huile, graphite…), C’est la femme, la déesse païenne, la guerrière sans pitié, la reine de l’ombre accrochant la lumière. Un point commun qui, chez Luis, le pousse à créer des univers parfois bien plus qu’érotiques, mais à en estomper la puissance par la force qu’il a à donner vie aux regards de ses personnages. Luis Royo est peintre de la nudité, certes, mais il est aussi et surtout l’artiste contemporain qui fait des yeux des femmes qu’il nous présente des chemins de sensations, d’émotions, de désirs silencieux absolument phénoménaux.

Luis et Romulo Royo © ROYO

Romulo Royo, quant à lui, exprime les mille sensualités féminines plus au travers des paysages de la chair qu’au profond des regards, au travers des mouvements du corps et des lèvres qu’au travers des simples attitudes.

Romulo Royo © ROYO

Cette exposition, d’une belle sobriété, est donc bien un dialogue entre un père et son fils, entre, surtout, deux artistes dont les constantes graphiques sont des rêves sans rémission…

Outre cette superbe exposition, un coffret existe, intitulé Projects… Deux albums qui mettent en évidence l’univers « Royo », avec une iconographie lumineuse, extraordinairement parlante… Un coffret qui ne peut que trouver sa place dans toutes les bibliothèques des amoureux de l’illustration, quand elle s’aventure hors des sentiers battus tout en ne reniant jamais les grands anciens de cet art majeur !

Goddesses et Custom-Made © Norma Editorial

Jacques Schraûwen

Dark Goddesses (exposition de Royo père et fils, à la Galerie Huberty Breyne, Place du Châtelain, 33 à 1050 Ixelles, jusqu’au 25 janvier 2020)

Projects (Goddesses et Custom-Made – coffret de deux livres – éditeur : Norma Editorial – 80 et 144 pages – date de parution : décembre 2019)