Souviens-Toi Que Tu Vas Mourir – un western sombre et violent

Souviens-Toi Que Tu Vas Mourir – un western sombre et violent

Avec un titre qui ressemble presque à une prière, à un aphorisme, un album étonnant et tragique…

copyright glénat

Un aphorisme, oui, une vérité que l’être humain a tendance souvent à trop oublier. Et dès ce titre, on comprend qu’on va pénétrer dans une bande dessinée dans laquelle la mort sera le personnage central… Ou, en tout cas, l’axe autour duquel l’histoire racontée va s’agencer… Les héros ou anti-héros de ce récit, fortement ancré dans la grande Histoire, vont mourir, on le sait, et, malgré tout, on se prend à se passionner pour leur aventure humaine et terrible…

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La guerre de sécession s’est terminée… Mais restent encore bien des criminels de guerre à arrêter, à juger, à condamner, à pendre haut et court. Des deux côtés, d’ailleurs, de cet affrontement civil et militaire dont les buts n’étaient pas uniquement la fin de l’esclavage… Les gagnants, les nordistes, assiègent le repaire de William Quantrill, un tueur sudiste bien plus qu’un simple militaire. Parmi les assiégeurs, Meadows, un noir… Parmi les assiégés, Blackwood, un blanc… Entre eux deux, il y a un passé qu’on devine… Une haine… Un besoin de vengeance…

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Mais voilà, la vie en décide autrement, et ces deux ennemis vont être obligés, pour survivre à des prospecteurs qui les enchaînent l’un à l’autre, à des Peaux-Rouges soucieux d’une gloire que les blancs leur ont volé, à un ours gigantesque, à une nature de plus en plus hostile, qui semble vouloir reprendre le pouvoir sur le vie, pour survivre, ces deux antagonistes vont être obligés, oui, de s’aider… Et, ce faisant, de se découvrir l’un l’autre tels qu’ils sont et pas tels que la guerre les a forgés.

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Le thème de cette bd fait penser à l’un ou l’autre film… « Duel dans le pacifique », avec Lee Marvin, mettant en scène, sur une île, un militaire américain et un militaire japonais. Ou aussi, de manière encore plus évidente, « La Chaîne », avec Sydney Potier et Tony Curtis.

En fait, les thèmes abordés dans ce livre sont universels. J’ai souvent dit que le western est le vecteur le plus tragique pour raconter les réalités et les dérives de la vie et de la mort.

Oui, je pense vraiment que les bons westerns sont, classiquement, des tragédies : on y parle de la violence des sentiments et des gestes, on y voit se démesurer les haines et les angoisses, on y voit fleurir sur les tombes du silence les bruissements du pardon ou de l’ultime condamnation. Dans un western, comme chez Racine ou Corneille, on parle d’enfers et de paradis à taille humaine.

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Ce livre est donc une tragédie ! Comment pourrait-il en être autrement quand on aborde, intelligemment, le sujet du racisme et de la guerre, le tout orchestré par la mort ? Le scénariste, Dobbs, connaît son boulot, il sait raconter une histoire dont on comprend la fin, dès le début, dès le titre, et il le fait sans atténuer l’intérêt du lecteur, de bout en bout. Le dessin de Nicola Genzianella est d’un beau classicisme, avec un vrai travail sur les ombres et les lumières, sur les visages aux angles marqués par la vie, avec une approche très cinématographique de la perspective, aussi. Et la couleur de Claudia Palescandolo a une présence très forte, très puissante, mais qui parvient à ne rien estomper de la richesse graphique du dessinateur.

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C’est un livre très sombre, dans son sujet comme dans son dessin. Mais avec, tout à la fin, une véritable éclaircie, comme un sourire improbable qui ose pourtant se révéler : sur la tombe d’un passé révolu, deux enfants peuvent apprendre, peut-être, à découvrir le sens du mot amitié…

Jacques et Josiane Schraûwen

Souviens-toi que tu vas mourir (dessin : Nicola Genzianella – Dobbs – couleurs : Claudia Palescandolo – éditeur : Glénat – janvier 2023 – 56 pages)

Suc – Erotisme hard et paradis d’artifices…

Suc – Erotisme hard et paradis d’artifices…

Une bd pour public averti… Une bd résolument X… Mais plus que ça, de par sa thématique…

copyright delcourt

Je l’ai déjà dit, et je le dirai toujours. N’en déplaise aux moralisateurs pudibonds et aux intégristes de ce qu’ils appellent la « pureté », l’érotisme est partie intégrante de l’âme humaine… De la réalité animale, aussi, dans sa totalité, plus que probablement…

L’Homme a de tout temps eu besoin de s’affirmer charnellement, et de trouver dans les jeux de l’amour « trivial » la source de plaisirs qui portent en eux la chance (pas toujours vécue…) de ne pas faire de ses désirs une simple habitude.

Quand je dis « Homme », je le fais sans écriture inclusive, Dieu m’en garde, mais en me référant à l’origine latine de ce mot.

Quand je dis « érotisme », je ne m’arrête pas à la définition que peuvent en donner les adeptes de la bien-pensée, et je pense à toutes les formes de la désirade qui font des chairs l’autel parfois doux, parfois tendre, parfois tout simplement excitant et pornographique de la rencontre amoureuse.

copyright delcourt

Et le livre dont je vous parle ici, aujourd’hui, appartient sans aucun doute à une forme de pornographie : les corps y font l’amour sans tabou, l’orgie des sens y est aussi celle des sexes, les dessins sont sans équivoque, les détails les plus physiologiques y sont présents… Le tout dans un climat qui pourrait être celui d’une heroic fantasy détournée.

Nous nous trouvons dans le monde des Elfes. Sexués, certes, mais capables aussi de changements physiques selon les rencontres, les désirs.

Dans une forêt accueillante, dans une nature omniprésente et libre, ces Elfes vivent au quotidien la totale liberté de leurs corps, sans aucune notion de quelque morale que ce soit.

copyright delcourt

Mais au centre de cette forêt se trouve un arbre… Un arbre qui se donne, d’une certaine manière, au plus aguerris des Elfes. Un arbre dont les richesses amoureuses dépassent celles des ailleurs de cet univers, racines et fleurs dont se nourrissent les libidos de tout un chacun, de toute une chacune…

Une jeune elfe parvient en cet endroit qui devrait être celui de toutes les voluptés. Et, en guise de bonheur, c’est une vérité toute autre que cette Elfe découvre… Elle se plonge, soudain consciente, dans une dépendance d’elle et de ses semblables vis-à-vis de la sève, du suc même de cette nature qui, vouée au plaisir des sens, se nourrit de ce plaisir pour asseoir son pouvoir absolu.

Au-delà des apparences charmantes, charmeuses, jouissantes et jouissives, cette Elfe découvre les fausses réalités d’une liberté institutionnelle… Et c’est en résistance, alors, que la liberté du corps va devoir se révéler… Le « X » devient donc une sorte de fable que les dérives autoritaristes et sectaires des vendeurs de bonheur qui, aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout peut-être, se multiplient aux horizons de nos quotidiens.

copyright delcourt

Ce livre, à ne pas mettre entre toutes les mains, n’est pas un pensum. L’auteur, « Chéri », et un dessinateur qui aime nous montrer un univers né de son imagination, un monde torride dans une nature somptueuse. Et si on peut lui reprocher des personnages un peu trop hiératiques, manquant de mouvement, de vie, on ne peut en même temps que souligner son dessin en noir et blanc emmenant ses personnages, et donc ses lecteurs, dans le foisonnement de fleurs, d’arbres, de champs secoués par les vents du désir. Et certains de ses dessins, ainsi, se font presque abstraits pour mieux nous faire ressentir l’étrange profusion presque palpable, entre rêve et cauchemar, du personnage central de son livre, la nature.

Dans cet univers qu’il nous dessine, tout n’est que luxe, calme et volupté. Mais, comme chez Baudelaire, la beauté et la liberté cachent toujours d’évidentes laideurs, d’évidentes recherches de « possession » !

Ce « Suc » est plein de références, aussi. Mythologiques, comme avec des Elfes qui embrassent leur reflet dans l’eau et font penser à Narcisse… Psychologiques à la Freud, avec ces symbolismes sexuels sans cesse présents : l’eau, la source, les fruits juteux, la rosée matinale, les corolles des fleurs s’ouvrant au soleil… Bibliques, avec cet arbre qui semble être celui d’une certaine connaissance, celle des chemins qui conduisent à la jouissance, mais qui mène les Elfes de l’épanouissement à l’effacement, de la liberté à l’oppression, de l’Amour douceur à l’amour douleur…

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C’est donc un livre étonnant… Résolument adulte, graphiquement usant du noir et blanc avec une technique qui fait penser au lavis, narrativement original puisque totalement muet, cet album est comme une carte du tendre, celle de Moustaki, mais dont les merveilles révèlent d’intimes horreurs… C’est du vrai « X »… C’est de la bd qui semble faire l’apologie du « jouir pour jouir ». Mais sans doute le propos de cet album sera-t-il ressenti par chacun autrement, à l’aune de ses propres réalités, de ses propres hantises, de ses propres émotions.

Pour amateurs adultes, bien entendu, ce « Suc » laisse des impressions mitigées, mais plus qu’intéressantes…

Jacques et Josiane Schraûwen

Suc (auteur : chéri – éditeur : Delcourt – janvier 2023 – 248 pages)

La Venin : 5. Soleil de plomb

La Venin : 5. Soleil de plomb

Du western… Mais pas seulement ! Une saga se termine en apothéose…

copyright rue de sèvres

Nous voici arrivés au cinquième et dernier tome d’une série, La Venin : l’histoire d’une vengeance, celle d’Emily, l’héroïne, dont l’enfance a été faite d’abandons, d’horreur, de désespérance, mais aussi, et surtout, de haine…

Chacun des tomes de cette série la montre à la recherche et à la poursuite de ceux qui ont tué sa mère. Des êtres qui ont trouvé leur place dans la société américaine de ce tout début de vingtième siècle, alors qu’elle, pour survivre, pour se donner les moyens aussi de sa vengeance, elle a dû exister dans les bas-fonds de cette société.

copyright rue de sèvres

Survivre, devenir forte, et condamner, de par son seul jugement, à la mort ceux qu’elle poursuit… Et dans ce cinquième opus, elle parvient, enfin, à la fin de sa quête, à la dernière de ses victimes. Et cette fin se fait aussi comme étant la fin d’une boucle… Tout commence par l’enfance d’Emily, tout se termine par une autre enfant qu’elle va devoir, et vouloir, assumer telle une mère, une mère quelle n’a jamais vraiment eue…

Laurent Astier: l’enfance

Il s’agit, vous l’aurez compris, d’un western classique de par sa thématique. Mais Laurent Astier, son auteur, même s’il use d’un dessin classique, dans une filiation revendiquée avec Giraud, a choisi une narration originale… D’abord par le choix de son personnage central et des autres personnages qui l’aident à parvenir à ses fins : des femmes… De petite vertu, mais actives, solidaires, vivant dans un univers d’hommes, de mâles, et obligées, dès lors, de lutter pour être autre chose que des objets, des éléments d’un décor machiste.

A ce titre, on peut parler d’un western social, également…

copyright rue de sèvres

Et puis, il y a le choix de Laurent Astier de construire son récit en usant à la fois des codes du western, de ceux du polar presque classique, puisqu’il y a une vraie intrigue policière, avec ses rebondissements, ses explications de fin d’histoire, aussi… Du polar classique, mais du polar lui aussi social…

Laurent Astier: western et polar

Et Astier mélange ces deux styles narratifs dans une construction qui fait penser aux feuilletons de la seconde partie du dix-neuvième siècle. Les personnages, d’album en album, apparaissent, disparaissent, reviennent, meurent, les destins s’entrechoquent dans une sorte de mélodrame à la fois très sanglant et très social, toujours…

copyright rue de sèvres

Et c’est ce choix-là, de nous emmener dans une saga aux mille possibles, qui fait que cette série se révèle passionnante, de bout en bout, de livre en livre.

Laurent Astier: le feuilleton

Avec tous ces personnages, tous ces « styles », on pourrait penser que le lecteur a toutes les chances de se perdre en route.  

Pour être honnête, je dirais que le lecteur, en effet, a tout intérêt à (re)lire les cinq albums les uns à la suite des autres… Eugène Sue, en son temps, éditait un épisode toutes les semaines, ou presque… Ici, c’est un album par an ! Cela dit, chaque épisode étant une quête, une aventure d’assassinat de vengeance, on peut aussi les apprécier tels quels, mais il y aura un manque, c’est certain…

copyright Laurent Astier

Parce que l’intérêt aussi de cette série, qui mélange habilement fiction et Histoire, se situe dans le fait que tous les personnages ont leur importance, qu’ils participent tous pleinement au récit, à l’action. Le tout dans un scénario qui se base véritablement sur l’Histoire, la grande histoire américaine, avec ses présidents, ses hommes de pouvoir, ses racismes…

Laurent Astier: Histoire et fiction

Cela dit, une bande dessinée, c’est aussi, et surtout, du dessin…

Laurent Astier prend un vrai plaisir à jouer avec les plans, les perspectives, à nous dessiner de somptueux décors, à s’attarder aussi sur les visages, les expressions, allant presque jusqu’à la caricature, mais presque uniquement, pour souligner les émotions qui sous-tendent l’action.

Laurent Astier: le dessin

Son frère Stéphane, maître des couleurs, parvient avec talent, lui, à créer des ambiances qui, du feutré à la violence pure, font de chaque séquence de ce livre un petit « tout » extrêmement agréable à lire.

Laurent Astier: la couleur

Le western, c’est un genre littéraire qui peut réunir tous les autres, de la tragédie au mélo… Et Astier l’a bien compris, en une série classique qui mérite le détour… D’un classicisme, qui sous la plume de son auteur, ne manque nullement d’originalité !

Jacques et Josiane Schraûwen

La Venin : 5. Soleil de plomb (Auteur : Laurent Astier – couleur : Stéphane Astier – éditeur : Rue De Sèvres – janvier 2023 – 68 pages)